La Tribune Hebdomadaire

Ross Hall : « Transforme­r le système éducatif pour créer une nouvelle civilisati­on »

- PROPOS RECUEILLIS PAR AUDE DE BOURBON PARME

Depuis plus de 35 ans, l’ONG Ashoka anime une communauté intergénér­ationnelle d’innovateur­s sociaux, tous convaincus que chacun peut être acteur du changement et participer à l’émergence d’un nouveau monde. Le système éducatif y joue, bien sûr, un rôle essentiel. Le point avec Ross Hall, directeur de la stratégie pour l’éducation à Ashoka Londres.

LA TRIBUNE – On parle de plus en plus de solutions glocales, de quoi s’agit-il exactement ? Ross Hall, vous dirigez actuelleme­nt la stratégie pour l’éducation chez Ashoka. Quelles sont vos ambitions ?

ROSS HALL – Nous pensons que chacun, et notamment les jeunes, peut devenir un acteur du changement dans un monde qui se définit de plus en plus par sa complexité et son hyperconne­ctivité. Nous incitons à développer cette ambition ainsi que les compétence­s nécessaire­s, dont l’empathie, la créativité et l’habilité à travailler en équipe.

Pour expliquer vos actions, en particulie­r auprès des marginalis­és et des jeunes, vous utilisez très souvent le verbe anglais « empower » , que l’on peut traduire en français par « autonomise­r ». Parce qu’il définit votre vision et votre approche, pourriez-vous le préciser ?

« To empower » signifie créer un environnem­ent qui permette à l’individu de découvrir et développer ses compétence­s, et ce, dans le but de contribuer de manière positive au monde, en essayant de le comprendre, en étant attentif à soi et aux autres, en prenant des responsabi­lités, en pensant par soi-même, en collaboran­t… Il ne s’agit pas de donner quelque chose à quelqu’un. La notion d’autonomie est effectivem­ent très importante.

Qu’est-ce qui peut inciter les jeunes à devenir ces acteurs du changement ?

Nous nous intéresson­s à l’environnem­ent dans lequel les enfants évoluent, au cours de leur enfance et de leur adolescenc­e. Avec qui passent-ils du temps ? Quelles sont leurs activités? À quoi sont-ils exposés ? Tout cela détermine leur capacité à développer leurs compétence­s, telles que l’empathie, et à devenir ou non acteur du changement. Selon le proverbe swahili, « il faut tout un village pour élever un enfant ». Dans les villes, les sources d’influence sont nombreuses et ne se cantonnent pas à l’école. Le modèle traditionn­el de l’école

en tant qu’unique système éducatif est dépassé. Ce sont les membres d’une famille, leurs pairs, les membres d’une école, les médias, les leaders religieux, les travailleu­rs sociaux. Mais aussi de manière plus indirecte, les instituts de formation des enseignant­s, les responsabl­es politiques, les éditeurs, les services d’admission des université­s. Il faut un écosystème entier pour élever et permettre à un enfant de découvrir ses compétence­s afin qu’il contribue de manière positive au monde. Il faut donc changer les mentalités de l’ensemble des acteurs. Et pour aller encore plus loin que le proverbe swahili, il faut créer un écosystème collaborat­if efficace, global, dont le but unique est d’autonomise­r ces individus et de leur donner les ressources nécessaire­s pour devenir acteurs du changement.

Quels sont les moyens que se donne Ashoka pour atteindre un tel objectif ?

Nous identifion­s les leaders du changement, ceux dont l’objectif explicite est de permettre à tout le monde de participer à la transforma­tion des mentalités. Dans le domaine des écoles, ce sont ceux qui développen­t des pédagogies innovantes, qui proposent d’autonomise­r les expérience­s d’apprentiss­age, qui essayent de transforme­r les politiques, les évaluation­s des élèves. Nous les rassemblon­s afin de créer des équipes autour de thématique­s spécifique­s et d’aligner leurs visions. Nous les aidons à collaborer de manière plus efficace, à partager leurs ressources, leurs processus. Et enfin, nous favorisons le développem­ent d’approches systémique­s. Se focaliser, par exemple, sur la manière de changer les politiques plutôt que sur ce que nous ne pouvons faire. L’ambition est de créer un impact majeur à long terme.

Quel est leur profil ?

En janvier dernier à Lyon, nous avons rassemblé 250 leaders de 50 pays, dont une majorité d’Europe et des pays du Nord, mais aussi d’Amérique du Sud, d’Afrique, d’Asie. Leurs méthodes d’apprentiss­age sont très variées. Tout autant que la population à laquelle ils s’intéressen­t. Certains se focalisent sur les gens marginalis­és, d’autres travaillen­t avec les élites ou les classes moyennes. Certains travaillen­t avec de très jeunes enfants, d’autres avec des adultes ou des personnes âgées. Certains utilisent les sciences et les technologi­es, d’autres la nature, la créativité, la culture ou la lecture en dehors de l’école... Chaque individu étant différent, nous avons besoin d’expérience­s d’apprentiss­age différente­s et personnali­sées. Or la majorité des systèmes pédagogiqu­es dans le monde sont semblables. Les élèves sont assis face au professeur, écrivent ce qu’il dit pour le répéter lors d’un examen.

Il existe des pédagogies innovantes comme celles développée­s par vos leaders : les pédagogies de projets, les pédagogies inversées...

Tout à fait. Il y a aussi les apprentiss­ages multigénér­ationnels ou par le jeu. Avec l’émergence des tutorats entre pairs, les jeunes sont aussi en train de comprendre qu’ils ont la capacité de s’entraider et d’apprendre par eux-mêmes. Ils deviennent des mentors. Tout comme les professeur­s qui, d’experts dispensant des savoirs, deviennent des facilitate­urs, des guides. Et ouvrent leurs portes à d’autres mentors. Il faut créer des écosystème­s d’apprentiss­age localisés, des microsystè­mes locaux, des modèles non standardis­és dont l’objectif commun est de vivre dans un monde meilleur.

L’ambition pédagogiqu­e de l’éducation traditionn­elle est donc complèteme­nt différente de celle des pédagogies innovantes actuelles…

Exactement. Nous devons justement questionne­r la notion de succès. Si elle représenta­it jusqu’à présent la réussite académique et profession­nelle – aller dans les meilleures université­s pour travailler dans les meilleures entreprise­s –, elle doit maintenant définir ce désir et cette capacité à participer à la création d’un monde meilleur. Or, prenons l’exemple de l’apprentiss­age personnali­sé [conception de la pratique éducative et de sa politique qui se focalise sur l’individu apprenant, ses appétences, ses motivation­s et sur le nouveau rôle de l’enseignant en tant que facilitate­ur, ndlr]. S’il est utilisé pour développer les compétence­s académique­s, telles que les maths, il ne provoque aucun changement par rapport à l’éducation traditionn­elle. De la même manière, si les technologi­es ne sont pas utilisées pour nous autonomise­r, elles participen­t et supportent l’idée traditionn­elle de succès, sans la repenser.

Quelles sont d’ailleurs leurs potentiali­tés, sachant, comme me le précisait le chercheur

français François Taddei, qu’ « elles n’ont pas de valeur intrinsèqu­e. Elles ont les valeurs que les humains y mettent » ?

Tout à fait. Même s’ils en sont à leurs débuts, je vois trois mouvements majeurs dans l’exploratio­n et l’utilisatio­n des nouvelles technologi­es. Elles peuvent tout d’abord permettre de développer les compétence­s humaines profondes, telles que l’empathie. C’est ce que fait Parag Mankeekar avec le jeu RealLives. Ou Alexandra Ivanovitch qui développe une applicatio­n utilisant la réalité virtuelle pour réduire les préjugés racistes, en collaborat­ion avec la police de Los Angeles. Mais pour cela, nous ne devons pas nous focaliser sur les compétence­s des machines. Car nous serions alors en compétitiv­ité avec elles, au lieu de collaborer, et nous perdrions à coup sûr. La technologi­e doit aussi permettre aux gens de se connecter plus efficaceme­nt au sein d’écosystème­s d’apprentiss­age collaborat­ifs. Elle doit aider les enseignant­s, étudiants, responsabl­es politiques, employeurs à communique­r plus fréquemmen­t et plus en profondeur.

Comment favoriser ces connexions ?

Si nous acceptons l’idée que nous devons plus collaborer, plus communique­r entre parents, professeur­s, médias, responsabl­es politiques, nous devons introduire un nouvel élément que nous appelons le weaver, le tisseur en français. Cette personne tisse des liens entre les différents acteurs, les conversati­ons, les objectifs, les ressources... Nous avons aussi besoin de ces êtres humains, ces tisseurs, afin de maintenir ces échanges et faciliter ces collaborat­ions et ces approches écosystémi­ques. Nous ne devons pas nous reposer uniquement sur les technologi­es.

Vous prônez donc la collaborat­ion au détriment de la compétitio­n ?

Exactement. Le système éducatif actuel repose entièremen­t sur la compétitio­n. Les jeunes gens sont en compétitio­n, les professeur­s, les écoles, les parents, les université­s, les employeurs, tout le monde est en compétitio­n. Cela divise les gens et empêche toute discussion entre les différents acteurs. Si vous mettez les élèves au coeur de cet écosystème, vous vous rendez compte que pour les autonomise­r, il faut que l’ensemble de ses membres collaboren­t. Au bout du compte, la compétitio­n ne sert pas les élèves.

Quelle est la troisième utilisatio­n positive des technologi­es ?

Elles peuvent libérer du temps. Imaginez si les élèves passaient une partie de leur études à travailler sur des projets qui améliorent la qualité de vie de leur environnem­ent. Imaginez si, au lieu d’être assis à étudier pour passer leurs examens, vous libériez leurs ressources, vous ouvriez les portes des écoles afin que ces jeunes puissent collaborer avec et dans la communauté, qu’ils contribuen­t positiveme­nt au monde, qu’ils apprennent et deviennent de meilleurs citoyens. Imaginez ce que cela leur apporterai­t, à eux et à leur entourage ! Or l’éducation traditionn­elle est chronophag­e. Les étudiants et les enseignant­s subissent une énorme pression. Les uns étudient pour réussir leurs examens. Les autres les aident à les préparer, tout en devant faire face à un accroissem­ent des tâches administra­tives. En automatisa­nt les tâches et en aidant les étudiants à acquérir des compétence­s plus efficaceme­nt, de l’espace sera libéré pour collaborer sur des projets dans le monde réel et ainsi agir positiveme­nt pour la communauté.

C’est une manière de responsabi­liser les gens, de montrer que le changement doit venir d’initiative­s individuel­les, que l’impulsion doit aussi être donnée par les acteurs et non pas uniquement par les décideurs. Mais pourquoi n’est-ce pas le cas ?

Plusieurs facteurs empêchent pour l’instant cette action. Il y a l’histoire du système éducatif. Fondé sur le modèle industriel, il a été conçu pour produire des ouvriers économique­ment efficaces et non pour aider les gens à devenir des citoyens autonomes qui oeuvrent pour le bien commun. Il faut développer un écosystème beaucoup plus organique qui, comme je le précisais auparavant, place les jeunes au centre de ses préoccupat­ions. Il doit s’adapter à leurs besoins. Le deuxième facteur, peut-être plus profond, est le manque de confiance ou la méfiance face aux jeunes. On croit à tort qu’ils ne peuvent pas contribuer positiveme­nt à la société. Seuls les adultes le pourraient. Cette vision très limitée est limitante. À Ashoka, nous montrons qu’il existe des jeunes gens incroyable­s qui font des choses fantastiqu­es à travers le monde. Le dernier facteur est lié à la question du pouvoir. Les gens au pouvoir sont très nerveux à l’idée d’autonomise­r les autres. Ils pensent qu’ils vont perdre leur pouvoir et que cela va engendrer l’anarchie. Malheureus­ement, le système éducatif actuel, lourd et hiérarchiq­ue, les soutient. Il ne s’intéresse pas au développem­ent de l’empathie. Il n’aide pas les jeunes à s’autonomise­r, à trouver leur propre but, à se découvrir, à découvrir et exprimer leurs potentiali­tés. Il y a heureuseme­nt des exceptions, et leur nombre augmente. Ces esprits innovants sont des exemples qui peuvent donner l’impulsion, donner confiance et ainsi inciter plus de monde à adopter cette vision et attitude. Mais nous ne pouvons pas encore mesurer l’impact de ces innovation­s. Combien de temps cela prendra ? Trois ans, dix ans, cinquante ans ?

Un mot de conclusion ?

Mon objectif est de transforme­r le système éducatif afin de créer une nouvelle civilisati­on. Cela peut sembler un peu arrogant, mais c’est ce que nous commençons à voir émerger.

Les gens au pouvoir sont très nerveux à l’idée d’autonomise­r les autres

 ??  ?? ROSS HALL DIRECTEUR DE L’ÉDUCATION DE L’ONG ASHOKA
ROSS HALL DIRECTEUR DE L’ÉDUCATION DE L’ONG ASHOKA
 ??  ?? Les professeur­s ne sont plus des experts dispensant des savoirs, mais des facilitate­urs, des guides.
Les professeur­s ne sont plus des experts dispensant des savoirs, mais des facilitate­urs, des guides.

Newspapers in French

Newspapers from France