Laurent Alexandre : « Le périlleux rodage d’Homo deus »
L’intelligence artificielle, qui va bouleverser notre monde, est une bombe à fragmentation pour la démocratie libérale. Elle organise un vertigineux changement de civilisation en permettant le déchiffrage de nos cerveaux, le séquençage ADN et les modifications génétiques, la sélection embryonnaire et donc le « bébé à la carte » : cela bouleverse les consciences, choque les croyances et explose les clivages politiques traditionnels. Elle nous confronte à la relativité de notre morale; une voiture autonome doit-elle plutôt écraser deux enfants ou trois vieillards? Répondre nous oblige à expliciter nos valeurs morales et politiques qui sont tout sauf universelles. Elle transforme le monde des médias et autorise des formes radicalement nouvelles de manipulations des électeurs : le jeu et les équilibres politiques en sont compliqués. Elle permet aux géants du numérique, à leurs clients et aux services de renseignement de comprendre, d’influencer et de manipuler nos cerveaux : cela remet en cause les notions de libre arbitre, de liberté, d’autonomie et d’identité, et ouvre la porte au totalitarisme neurotechnologique. Elle modifie nos comportements par l’intermédiaire des applications des plateformes, et entre en concurrence avec la loi du Parlemen, retirant au passage aux politiciens leur principal outil pour agir sur le monde. Elle accélère l’histoire en générant un étourdissant feu d’artifice technologique : les lents, archaïques et laborieux mécanismes de production du consensus politique et de la loi sont bien incapables de suivre et de réguler tous ces chocs simultanés. Elle remet en cause tous les ancrages et références tra- ditionnels : dépassées par la violence et la rapidité des changements, les classes populaires s’ouvrent à toutes les aventures politiques même les plus baroques. Elle confère à ses propriétaires – les patrons des géants du numérique – un pouvoir politique croissant : cela produit un coup d’État invisible. Elle fait l’objet d’une guerre technologique sans merci : les hiérarchies entre individus, entreprises, métropoles et pays changent à une vitesse folle, ce qui crée quelques gagnants et beaucoup de perdants. Elle donne un immense avantage aux individus dotés d’une forte intelligence conceptuelle à même de manager le monde complexe qu’elle construit : cela alimente le rejet des élites, le complotisme et la contestation des experts. Elle génère mécaniquement des inégalités croissantes et des monopoles en concentrant la richesse autour des géants du numérique : cela attise le populisme. Elle ne permet pas encore de diminuer les inégalités intellectuelles grâce à la personnalisation de l’éducation : cela entraîne des
Le régime chinois orwellien de surveillance sociale devient le meilleur terreau de l’IA
différences insupportables puisque nous entrons dans une économie de la connaissance qui a de moins en moins besoin de gens moins doués. Elle n’est pas comprise par les systèmes éducatifs qui précipitent les enfants vers les métiers les plus menacés par son développement, ce qui nous promet bien des « gilets jaunes ». Elle se bâtit sur le premier territoire privatisé – le cyberespace – qui appartient aux géants du numérique : cela réduit la souveraineté des États démocratiques. Elle se fabrique quasi exclusivement à partir de données comportementales personnelles : les géants du numérique sont favorisés, mais davantage encore le régime chinois orwellien de surveillance sociale qui devient son meilleur terreau. Elle est modelée par les maîtres et concepteurs des plateformes de big data dont beaucoup sont, de notoriété publique, atteints d’un autisme Asperger : le décalage entre la vision du monde qu’elle véhicule et les structures sociales est politiquement explosif. Elle est la première création humaine que l’humanité ne comprend pas : cela limite singulièrement notre capacité à la dompter même si, pour l’heure, elle ne dispose d’aucune conscience artificielle. Elle apporte, pour la première fois dans l’histoire moderne, un avantage économique et organisationnel aux régimes autoritaires : cela sape l’exemplarité du modèle occidental de démocratie libérale. Elle conférera un tel avantage militaire au pays leader que son encadrement par le droit international semble irréaliste : nous allons vers une cyberguerre froide sino-américaine.
DÉMOCRATIE EN DANGER
Elle tétanise les autorités antimonopoles qui ne savent pas réglementer les services gratuits qu’elle génère – moteurs de recherche, réseaux sociaux, Webmail… : l’ouverture à la concurrence des marchés numériques est bloquée. Elle ne pourrait être régulée que par des politiciens brillants, mais la vague populiste qui l’accompagne conduit l’opinion à réclamer au contraire une baisse des salaires des ministres et hauts fonctionnaires. Les géants du numérique peuvent donc récupérer les meilleurs talents, la défense de la démocratie est affaiblie. Ces transformations de notre modèle civilisationnel et capitalistique nourrissent une instabilité politique et sociale qui fragilise la démocratie. Les crises politiques comme les crises financières sont déclenchées par des facteurs anodins qui interagissent de façon imprévisible : 1929 et 2008 en sont deux exemples éclatants. La crise mondiale de la démocratie est en grande partie liée à la convergence des multiples conséquences de notre entrée dans un monde remodelé par l’intelligence artificielle. Technologie et démocratie deviennent contradictoires, faute d’une classe politique adaptée aux enjeux. Nous sommes dans une course de vitesse pour sauver la démocratie, hackée par la technologie.
Le Dr Laurent Alexandre, fondateur de Doctissimo, auteur de La Mort de la mort et de La Guerre
des intelligences, est président de DNA Vision (et actionnaire minoritaire de La Tribune).