La Tribune Hebdomadaire

Les « big pharma » contre le cancer : qui veut gagner des milliards ?

PHARMACIE De rachats en rachats émergent des méga-biotechs. Une course à l’innovation pour terrasser un jour le méchant « crabe ». À quel prix pour les patients et les systèmes de santé ?

- FLORENCE PINAUD

FUSIONS Un géant du traitement contre le cancer va naître avec le rachat de Celgene par BristolMye­rs-Squib, annoncé en début d’année. Les grandes manoeuvres s’accélèrent dans l’industrie qui crée des méga-biotechs à coups de milliards.

MÉDICAMENT­S Une course à l’innovation est en marche pour terrasser un jour le méchant « crabe ». Mais à quel prix pour les patients et les systèmes de santé publics ?

BLOCKBUSTE­R Le modèle économique des « big pharmas » a évolué. Il se focalise non pas sur l’investisse­ment dans la R&D mais sur la recherche de médicament­s vedettes qui ciblent un large public, et délaisse les études sur les maladies plus rares.

En janvier 2019, Bristol-Myers Squibb (BMS) a dépensé 74 milliards de dollars pour acquérir Celgene et son blockbus

ter (médicament vedette) Revlimid©, une molécule contre le myélome multiple (cancer des globules blancs). Au même moment, l’américain Eli Lilly a dépensé 8 milliards de dollars pour Loxo Oncology, tandis que GSK veut racheter Tesaro pour 5,1 milliards de dollars. Cette valse des milliards vient ponctuer une année d’opérations financière­s dans les big

pharma. En janvier 2018, Sanofi s’était adjugé le spécialist­e des traitement­s contre l’hémophilie Bioverativ pour 11,6 milliards de dollars puis avait dépensé 3,9 milliards pour le belge Ablynx. En mai, le suisse Novartis avait mis la main sur AveXis, qui développe des traitement­s contre des maladies rares, pour 8,7 milliards. Celgene, que vient donc de racheter BMS, avait de son côté déboursé 9 milliards pour acquérir Juno Therapeuti­cs, spécialist­e du traitement des leucémies. Ces grandes manoeuvres s’expliquent par la course à l’innovation qui domine le secteur des biotechs. Depuis deux ans, les nouveaux traitement­s contre les cancers mal soignés font partie des investisse­ments les plus prometteur­s pour les géants de la pharmacie. Comme ils s’adressent à des pathologie­s sans solution efficaces comme le mélanome (cancer de la peau), ce sont des traitement­s innovants, sans concurrent­s sérieux. Du coup, les grands laboratoir­es sont à l’affût des meilleures molécules sur le marché, et sont prêts à mettre la main à la poche sans lésiner. L’an dernier, Sanofi s’est ainsi fait doubler par Pfizer pour acquérir la biotech américaine Medivation, après avoir raté la pépite suisse Actelion en 2017. Plutôt en retard sur le cancer, le groupe français vient néanmoins d’annoncer la révision de son partenaria­t en immuno-oncologie avec le groupe américain Regeneron pour se concentrer sur deux anticorps, Cemiplimab© et Isatuximab©, qui vient d’atteindre son critère d’évaluation principal pour le cancer de la moëlle osseuse. Janssen s’attaque aussi à une forme aiguë de ce type de cancer avec la technologi­e des CAR-T cells, qui rééduque le système immunitair­e (immunothér­apie). « Nous développon­s notamment un candidat contre le myélome multiple réputé incurable, précise Frédéric Lavie, direc- teur médical France. Il devrait entrer en phase II [test sur des patients, ndlr] cette année et nous espérons bien en bénéficier avec des centres investigat­eurs basés en France. » Dans la course aux traitement­s à fort potentiel, les laboratoir­es de taille intermédia­ire ne sont pas en reste. L’an dernier, Servier s’est offert le portefeuil­le oncologiqu­e de l’irlandais Shire pour 2,4 milliards de dollars avec la cession des traitement­s contre la leucémie lymphoblas­tique aiguë (cancer du sang) et le cancer du pancréas. En 2017, Ipsen avait aussi dépensé 575 millions de dollars pour racheter, à l’américain Merrimack, Onivyde©, un traitement contre le cancer du pancréas.

RENOUVELER LES PORTEFEUIL­LES

Cette course à l’innovation répond à l’attente des marchés financiers. Le rachat de pépites ou de candidats prometteur­s fait toujours partie des moteurs de croissance préférés des grands labos. Ensuite, il est clair que la plupart d’entre eux doivent impérative­ment renouveler leurs portefeuil­les. Ceux-ci sont en effet menacés par l’expiration des brevets de leurs block

busters concurrenc­és par les génériques et les premiers bio-similaires soutenus par les États, soucieux de faire baisser les prix des médicament­s. En outre, dans la mesure où les progrès de l’immunothér­apie permettent de soigner des cancers réputés incurables, les traitement­s innovants n’ o nt pas de v r a i s concurrent­s sur les prix desquels ils devraient s’aligner. Enfin, la réforme fiscale américaine ayant fait baisser le taux d’imposition des sociétés, les laboratoir­es d’outre-Atlantique disposent d’importante­s liquidités, ce qui fait monter le prix des biotechs. Dans les stratégies de rachat, les énormes fusions-acquisitio­ns n’apparaisse­nt cependant plus comme des priorités. La plupart des grands labos préfèrent se centrer sur quelques aires thérapeuti­ques, quitte à céder leurs activités secondaire­s. Ils misent sur des acquisitio­ns ciblées avec des traitement­s innovants#: comme le montre l’étude menée par le cabinet EY, leurs cibles sont plutôt de petite ou moyenne taille, avec des valorisati­ons à moins de 10 milliards de dollars. En France, par exemple, Innate Pharma intéresse

« Il existe plein de petites structures qui survivent grâce aux nombreuses aides et subvention­s » FRÉDÉRIC THOMAS, ASSOCIÉ KPMG 2,2Mds $ ENVIRON : LE COÛT MOYEN DE DÉVELOPPEM­ENT D’UN MÉDICAMENT, SELON UNE ÉTUDE DELOITTE DE 2018.

74 Mds $ LE PRIX PAYÉ PAR BRISTOLMYE­RS SQUIBB (BMS) POUR ACHETER CELGENE ET SON REVLIMID © 350 000 € LE PRIX D’UN TRAITEMENT YESCARTA © DE GILEAD POUR TRAITER LES LYMPHOMES B (CANCER DU SANG)

les grands labos par ses compétence­s en immunothér­apie. La biotech basée à Marseille a déjà passé des accords avec BMS, AstraZenec­a et Sanofi. Mais Innate Pharma développe aussi

certaines solutions en propre. « Quand la molécule va traiter des cancers fréquents, nous nouons des partenaria­ts avec des grands pharmas qui disposent des moyens de développem­ent clinique et de commercial­isation nécessaire­s,

précise son CEO, Mondher Mahjoubi. Mais si le futur traitement concerne un cancer orphelin ou une maladie rare, nous avons la volonté de le mener nous-mêmes au marché, comme actuelleme­nt avec notre programme dans les lymphomes T cutanés. » ÉPARPILLEM­ENT Dans la course aux pépites, la France se félicite toujours du grand nombre de startups dont elle dispose, mais toutes n’arrivent pas au niveau d’Innate Pharma. Selon Frédéric Thomas, associé KPMG chargé de l’Observatoi­re des investisse­ments productifs pharmaceut­iques et biotechnol­ogiques, cet éparpillem­ent nuit même à la lisibilité. « Il existe plein de petites structures qui survivent grâce aux nombreuses aides et subvention­s et nous avons du mal à repérer les startups qui vont émerger sérieuseme­nt. Comme elles survivent, ces structures n’embauchent pas le manager orienté business indispensa­ble à un vrai développem­ent. Et au bout de quelques années, elles sont déjà dépassées par leurs concurrent­s. » Parmi les prédateurs, chacun développe sa stratégie pour mettre la main sur tout ou partie d’un portefeuil­le. « Pour trouver de futurs blockbuste­rs, les grands labos cherchent des molécules qui soigneront des maladies mal traitées ou sans solution, souligne Patrick Biecheler, senior partner et responsabl­e global de la Practice science de la vie chez Roland Berger. Les aires thérapeuti­ques de croissance restent les mêmes!: oncologie-immunologi­e, système nerveux central, cardio-métaboliqu­e avec diabète et hypertensi­on. Les efforts se concentren­t ainsi sur les cancers, les maladies auto-immunes et les maladies rares. » Pour rapporter le milliard de dollars de ventes qui signe la qualificat­ion de blockbuste­r, une molécule devra soit concerner un très grand nombre de patients, soit être vendue cher. C‘est le cas du nouveau Yescarta© de Gilead pour traiter des lymphomes B (cancer du sang) difficiles à soigner. Son prix temporaire a été fixé à 350#000 € par traitement... Selon les experts, les grands labos misent moins aujourd’hui sur leurs propres services R&D pour doper leur croissance. Leur grande taille et leurs formalités rendent les équipes moins réactives que celles des petites structures. Le numéro deux des labos français, Ipsen (5#700 salariés et plus de 2 milliards de CA en 2018), garde une taille lui permettant d’avoir une R&D assez souple. « En oncologie, nous nous spécialiso­ns dans les cancers à tumeurs solides, notamment avec la Somatuline©, numéro 1 ou numéro 2 sur tous les marchés pour traiter un cancer neuroendoc­rinien, précise Aymeric Le Chatelier, CFO. Nous disposons de plus d’un milliard d’euros cette année pour de futures acquisitio­ns et privilégio­ns nos trois aires thérapeuti­ques!: oncologie, neuroscien­ces et maladies rares. Mais nous renforçons également notre R&D, notamment autour de nouvelles génération­s de toxines et de nouvelles molécules radio-pharmaceut­iques ciblées. » Il reste que, au fil des opérations, le prix commence à devenir un frein dans la course aux

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[SIPA] Les grands labos misent aujourd’hui moins sur leurs propres services R&D pour doper leur croissance.

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