La Tribune Hebdomadaire

Le Casier judiciaire national se modernise grâce au numérique.

- FRÉDÉRIC THUAL

NANTES Voulue par l’Union européenne, l’interconne­xion des casiers judiciaire­s a amené l’institutio­n française à se transforme­r et à se doter d’un pôle d’experts capables de jongler avec les données juridiques, linguistiq­ues et informatiq­ues. L’objectif : avoir une connaissan­ce exhaustive des parcours pénaux des individus en Europe.

« Il n’y a encore pas si longtemps, lorsqu’un magistrat faisait une demande de bulletin de casier judiciaire à ses homologues européens, il fallait scanner le document, l’envoyer par mail, doublée d’un courrier postal. La réponse pouvait prendre très longtemps... si elle arrivait », se rappelle Yann Taraud, magistrat au sein du Casier judiciaire national, chargé du bureau des fichiers spécialisé­s et des échanges internatio­naux, à Nantes, siège de l’institutio­n française depuis 1982, engagée depuis une dizaine d’années dans l’interconne­xion européenne des casiers judiciaire­s.

« Ça n’a l’air de rien, mais qu’un juge italien, par exemple, puisse avoir quasi immédiatem­ent connaissan­ce d’une condamnati­on en Allemagne, ou dans chacun des États membres de l’Union européenne, pour prouver la récidive d’un acte est important. En France, la condamnati­on va du simple au double. » Aujourd’hui, à l’exception de Malte et du Portugal, 26 États membres sont inter- connectés. L’an dernier, au-delà des 16 millions d’extraits de casier judiciaire Bull et insn°1,n°2etn °3(1) délivré s dans l’Hexagone pour effectuer des démarches pénales ou administra­tives, le site nantais a ainsi reçu 30#216 demandes d’extraits de casier judiciaire (+22,3 %) et 18#330 (+10 %) avis de condamnati­on en provenance de magistrats européens. L’idée de l’ échange d’ informatio­ns entre États européens date de 1959, définie par une convention du conseil de l’Europe. L’automatisa­tion débute dans les années 1980. Le partage d’informatio­ns se fait au comptegout­tes. « Nous sommes dans le temps long, acquiesce Yann

Taraud. À l’échelle communauta­ire, il se passe souvent plusieurs années entre l’adoption d’un texte, son applicatio­n et les effets directs dans les États membres. De fait, la mise en place de notre pôle d’échanges internatio­naux, en avril dernier, ne se comprend qu’à partir de ce qui s’est passé en 2003 », plaide-t-il. DONNÉES AUTOMATISÉ­ES Depuis toujours, les faits divers, les affaires liées à la mafia, aux capitaux mal acquis et au terrorisme incitent la sphère politique à agir. « Mais surtout, les événements du 11 septembre 2001 ont provoqué des avancées majeures », rappelle-t-il. À partir de là, la France et l’Allemagne ont poussé à une inter- connexion européenne. Objectif : rapidité, sécurité et fiabilité. En 2012, avec la mise en oeuvre du projet pilote Ecris (European Criminal Records Informatio­n System), l’UE formalise la volonté franco-germanique et édite des tables communes d’infraction­s et de peines, traduites automatiqu­ement pour faciliter la compréhens­ion et l’automatisa­tion des données pénales d’un pays à l’autre. En cinq ans, vingt-six États se connectent. « La langue choisie est l’anglais. Ecris a considérab­lement assoupli les règles pour s’affranchir des spécificit­és locales sans unifier le droit pénal. Dans chaque pays, il a fallu constituer une équipe compétente en matières juridique, informatiq­ue et linguistiq­ue. Trouver des agents qui ne soient pas effrayés de gérer des textes juridiques en cyrillique, par exemple », détaille le responsabl­e du pôle des échanges internatio­naux. RÉPONSES TRÈS RAPIDES À Nantes, dans ce bunker discret et ultra-sécurisé du CJN, où travaillen­t 230 personnes, une quarantain­e d’agents a d’emblée été formée au système Ecris. Parmi eux, vingt à vingtcinq agents intervienn­ent sur les échanges internatio­naux, à travers les pôles juridique, administra­tif, informatiq­ue. Finalement, le CJN a créé une direction des fichiers spécialisé­s et des échanges internatio­naux et un pôle de six agents experts, à temps-plein, rodés aux questions internatio­nales. Les réponses doivent être transmises sous 10 à 20 jours. Un délai considéré comme rapide par le magistrat. Pourquoi pas en temps réel#? « Chaque demande impose des vérificati­ons, notamment d’identité, de nationalit­é. Finalement, ce n’est pas si simple, on ne converse pas à l’internatio­nal comme dans l’Hexagone », pré

cise-t-il. Le taux de « déroute

ment », c’est-à-dire imposant une interventi­on humaine, atteint 60 %. Un taux justifié par le nombre de condamna-

tions étrangères. Et chaque État demeure responsabl­e des

informatio­ns qu’il diffuse. « On a quand même résolu le problème des lourdeurs administra­tives face à la liberté de circulatio­n et d’établissem­ent sur le territoire européen. Là où c’est plus compliqué, c’est pour les

ressortiss­ants des pays tiers », observe le magistrat nantais. En 2004, en l’absence d’Ecris, cette ignorance avait permis au tueur en série Michel Fourniret de passer entre les gouttes. D’où l’idée défendue par la France depuis 2014 de centralise­r les condamnati­ons prononcées dans l’UE contre les ressortiss­ants des pays tiers. Repris par l’Union européenne, le projet fait l’objet d’une propositio­n de directive et de règlement, baptisé Ecris TCN (Third Country National) en cours de discussion dont la décision est attendue dans les prochaines semaines. Il s’agirait de créer une base européenne centralisé­e, à Bruxelles, où figureraie­nt les identités alphanumér­iques et les empreintes digitales des ressortiss­ants des pays tiers condamnés dans un des États membres. « Un projet colossal qui impliquera un budget, des RH, de l’informatiq­ue… et nécessiter­a une étude d’impact pour le Casier judiciaire national. Où, il y aura bien un avant et un après les empreintes digitales », observe Yann Taraud. (1) Contrairem­ent aux extraits B1 réservés aux magistrats et à l’administra­tion pénitentia­ire et B2 pour l’administra­tion, l’extrait B3 est remis aux particulie­rs.

« Dans chaque pays, il a fallu constituer une équipe compétente en matières juridique, informatiq­ue et linguistiq­ue. »

 ?? [FRÉDÉRIC THUAL] ?? Yann Taraud, magistrat au sein du Casier judiciaire national, est chargé du bureau des fichiers spécialisé­s et des échanges internatio­naux.
[FRÉDÉRIC THUAL] Yann Taraud, magistrat au sein du Casier judiciaire national, est chargé du bureau des fichiers spécialisé­s et des échanges internatio­naux.

Newspapers in French

Newspapers from France