La Tribune Hebdomadaire

« La féminisati­on de la finance n’est pas une option, c’est une nécessité ! »

L’ex-ministre des Finances et présidente du FMI, Christine Lagarde, prendra le 1er novembre la tête de la Banque centrale européenne.

- PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE CUNY

Christine Lagarde est la briseuse de plafonds de verre par excellence. Mère de deux enfants, l’avocate est devenue la première femme ministre de l’Économie et des Finances d’un pays du G8 en 2007, à l’aube d’une violente crise financière : elle laissera aussi son nom à une loi qui a assaini les pratiques du crédit à la consommati­on. En 2011, elle devient la première présidente du Fonds monétaire internatio­nal (FMI). À 63 ans, elle prendra le 1er novembre la tête de la Banque centrale européenne (BCE) à un moment où le Conseil des gouverneur­s ne compte que des hommes, les 19 gouverneur­s de banques centrales de la zone euro, le vice-président et les trois autres membres du directoire, du fait de la démission de l’Allemande Sabine Lautenschl­äger avant la fin de son mandat prévue en 2022, sur fond de désaccord avec les dernières décisions de politique monétaire de Mario Draghi. Cette militante de l’égalité femmes-hommes au franc-parler qui détonne dans ce milieu compassé livre ses conviction­s sur les moyens de faire progresser la mixité dans la finance.

LA TRIBUNE – Vous défendez de longue date la cause des femmes et de la diversité. Comment jugez-vous la place des femmes aujourd’hui dans le monde de la finance ?

CHRISTINE LAGARDE – Totalement insuffisan­te ! La finance reste un monde d’hommes, même si le FMI et demain la BCE sont dirigés par des femmes. Kristalina Georgieva et moimême faisons exception. Et c’est très dommage. Le prix Nobel d’économie vient d’être attribué, pour la deuxième fois en dix ans, à une femme notamment, Esther Duflo, pour ses travaux remarquabl­es sur les questions de pauvreté. Cela devrait permettre d’ouvrir les yeux et les esprits ! Il y a trop peu de femmes à des postes de responsabi­lité dans le monde économique et financier.

D’après une étude du FMI, seuls 2 % de la totalité des banques dans le monde sont dirigées par des femmes. C’est une aberration, alors qu’elles ont du talent, et que ce sont elles qui, le plus souvent, gèrent les finances de la famille, la cellule économique de base, car elles sont connues pour leur gestion prudente, rigoureuse, et leur vision à long terme. Dans les banques, la féminisati­on des instances dirigeante­s s’accompagne, d’ailleurs, très souvent d’une diminution des risques financiers.

Êtes-vous favorable à des quotas, sur le modèle de la loi Copé-Zimmermann, pour améliorer la diversité de genre dans les comités exécutifs ? Quel rôle les banques centrales et les institutio­ns financière­s publiques peuventell­es jouer ?

Je suis favorable aux quotas, bien sûr#! Je l’ai déjà dit plusieurs fois. Et je vous le redis volontiers : sans des quotas imposés par le haut, nous n’y arriverons pas. La loi CopéZimmer­man de 2011 en France visant 40 % de femmes dans les conseils d’administra­tion va dans le bon sens. La France est un pays pionnier en Europe dans ce domaine. Mais, en France comme ailleurs dans le monde, l’accent doit être mis sur la promotion des jeunes femmes dans les filières scientifiq­ues, où elles restent sous-représenté­es. Le chiffre stagne à 20 % à l’échelle internatio­nale. Dans ces filières, il faudrait imposer des quotas de femmes de 30 %. Chacun sait que ce sont les études scientifiq­ues qui conduisent à la finance, mais aussi aux métiers de la technologi­e, du digital à l’intelligen­ce artificiel­le, de la recherche médicale au secteur spatial. Les femmes ne peuvent pas rester à l’écart de ces métiers du futur, à haute valeur ajoutée, déterminan­ts pour notre avenir. Sur ce sujet, c’est aux pouvoirs publics d’agir. Ensuite, les entreprise­s publiques ou privées peuvent aussi s’imposer leurs propres quotas. La Banque centrale européenne, par exemple, s’est fixé, en 2013, comme objectif d’atteindre 35 % de femmes aux postes de direction fin 2019. Si elle y parvient, ce sera très bien. Le monde des banques centrales reste un monde d’hommes. Il faut le féminiser y compris au plus haut niveau de la BCE, celui du directoire et du Conseil des gouverneur­s. Le Parlement européen insiste sur la diversific­ation du directoire et il a raison. Les gouverneme­nts aussi devraient s’employer à nommer des femmes à la tête des banques centrales nationales.

Vous avez préconisé « un leadership plus féminin » comme l’un des ingrédient­s importants de la réforme du secteur financier, estimant que « si Lehman avait été Sisters au lieu de Brothers, le monde serait peutêtre différent aujourd’hui ». En quoi des femmes dirigeante­s auraientel­les éventuelle­ment pu empêcher la crise ? Considérez-vous que les femmes ont un rapport différent à l’argent et au risque ?

Il existe des études académique­s très sérieuses, basées notamment sur la psychologi­e cognitive, publiées dans des revues comme The Quarterly Journal of Economics de Harvard. Les femmes, c’est prouvé, prennent moins de risques financiers. Elles apportent de la stabilité. Le FMI a également publié des études sur ce sujet. Les femmes apportent aussi une diversité de points de vue, ce qui réduit le risque de pensée unique. Donc je suis convaincue que, avec plus de femmes à des postes de responsabi­lité dans la finance, on aurait évité des prises de risques excessives, qui ont abouti à la crise financière la plus terrible de l’aprèsguerr­e, dont on peine à panser les plaies, onze ans après la faillite de la banque américaine L eh man Brothers. Donc, oui, avec « Lehman Sisters », on se serait sans doute mieux portés !

Partagerie­z-vous une ou deux anecdotes personnell­es illustrant le sexisme ordinaire auquel vous avez été confrontée dans votre carrière ?

« Les gouverneme­nts aussi devraient s’employer à nommer des femmes à la tête des banques centrales nationales »

Au début de ma carrière, lorsque j’ai voulu entrer dans un grand cabinet d’avocats d’affaires à Paris, j’avais demandé si je pourrais, un jour, être

« associée ». Et on m’a répondu : « C’est exclu. Vous êtes une femme… »

Autant dire que j’ai tourné les talons ; je suis allée dans un cabinet américain, Baker & McKenzie, dont l’associée gérante à Paris était une femme… Autre anecdote : au cours d’une conférence, avec des associés masculins, j’ai été traitée de « péron

nelle » et écartée d’un dossier sur l’énergie que je maîtrisais pourtant parfaiteme­nt sur le plan juridique. Il y en a eu d’autres évidemment. Il y a très peu de femmes associées dans les cabinets d’avocats, encore aujourd’hui.

Quel message souhaiteri­ez-vous adresser aux états-majors des grandes institutio­ns financière­s en vue de faire progresser la mixité au plus haut niveau ?

La féminisati­on de la finance n’est pas une option, c’est une nécessité. Il en va de la stabilité du secteur financier et de nos économies en général. À l’échelle de l’OCDE, les femmes n’occupent que 20 % des sièges des conseils d’administra­tion des plus grandes entreprise­s cotées en Bourse. C’est encore très insuffisan­t. Les institutio­ns financière­s doivent donner l ’ e xemple, e t promouvoir la féminisati­on de l’économie en général, car c’est bon pour la croissance mondiale. L’OCDE avait estimé en 2012 que si la participat­ion des femmes au marché du travail était semblable à celle des hommes, le gain de croissance pour le PIB serait de 12 % d’ici à 2030. L’Europe est bien placée pour la participat­ion des femmes au travail ; les pays nordiques et les pays baltes, l’Allemagne et la France. Mais nous sommes loin de l’objectif fixé par la Commission européenne d’un taux d’emploi des femmes de 75 % en 2020. L’effort à faire ne concerne pas uniquement le monde de la finance.

Comment remédier à la discrimina­tion subie par les femmes en matière d’inclusion financière!?

Dans le monde, 1,7 milliard de personnes n’ont pas d’accès aux services bancaires, et un milliard sont des femmes. C’est un frein considérab­le à leur insertion dans la vie profession­nelle, un frein à la croissance. Il y a eu des progrès. En Amérique latine, en Afrique, en Inde, le microcrédi­t et le paiement par téléphone portable ont permis à des millions de femmes d’accéder aux services financiers. Mais pour cela il faut garantir l’accès à Internet dans les villages, et la maîtrise des outils. L’éducation est donc la question clé. Il faut donc des politiques publiques efficaces, favorables à l’innovation, mais aussi une réglementa­tion qui évite le développem­ent de solutions relevant de la finance de l’ombre [non régulée, ndlr], où les risques pour les clients ne sont pas maîtrisés.

« Les femmes, c’est prouvé, prennent moins de risques financiers. Elles apportent aussi une diversité de points de vue"»

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[CHINE NOUVELLE/SIPA] Selon Christine Lagarde, la stabilité économique dépend de l’accès des femmes aux postes de responsabi­lité.

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