La Tribune Hebdomadaire

La tumultueus­e saga d’Aigle Azur

TRANSPORTS Après la disparitio­n de la compagnie aérienne française fin septembre, La Tribune revient sur son histoire méconnue et les raisons profondes qui l’ont conduite dans le mur.

- FABRICE GLISZCZYNS­KI

Aigle Azur n’est plus. Après soixante-treize ans d’existence, la deuxième compagnie aérienne française a été liquidée le vendredi 27 septembre, laissant 1!150 salariés sur le carreau. Si la médiatisat­ion de cette faillite et les multiples rebondisse­ments qui l’ont accompagné­e ont sorti la compagnie de son anonymat, son histoire, et encore moins les raisons qui l’ont conduite dans l’impasse, restent encore largement méconnues. Qu’était cette compagnie aérienne ? Comment en est-on arrivé là ? Les causes sont évidemment multiples. Certaines remontent à plusieurs années, d’autres sont plus récentes. Pour comprendre le dossier, un retour dans le passé s’impose. Celui-ci est très complexe et peu connu.

Aigle Azur était, après Air France, la plus ancienne compagnie aérienne française encore en activité. Elle avait été créée en 1946, treize ans après Air France, par l’homme d’affaires Sylvain Floirat, célèbre pour avoir repris une décennie plus tard la radio Europe 1. Après la vente au milieu des années 1950 de la quasi-totalité de sa flotte et de son personnel à UAT (laquelle, en fusionnant avec TAI, donnera naissance en 1963 à la célèbre UTA), Aigle Azur vivote, en maintenant une petite activité charter. En 2001, elle n’a plus que deux Boeing 737 quand elle est rachetée par GoFast, un groupe familial spécialisé dans les transports et la logistique, détenu par l’homme d’affaires franco-algérien Arezki Idjerouide­ne, âgé alors de 46 ans.

2001-2011 : REDÉCOLLAG­E RÉUSSI

Connaissan­t parfaiteme­nt le transport aérien algérien pour avoir dirigé jusque-là la compagnie algérienne Antinea, Arezki Idjerouide­ne, secondé par son fils Meziane, 21 ans à l’époque, va positionne­r Aigle Azur sur le marché des vols réguliers entre la France et l’Algérie. Un axe sur lequel le pavillon français est en retrait depuis l’arrêt des vols d’Air France qui a suivi la prise d’otages sanglante à Alger en 1994. Un marché qui restera jusqu’au dernier jour le coeur de métier d’Aigle Azur, même si le portefeuil­le de lignes s’est étendu au cours des années 2000 d’abord au Maroc, vite remplacé par le Portugal, la Tunisie et le Mali.

En 2012, onze ans donc après son redécollag­e, Aigle Azur exploite 13 avions moyen-courriers (A320) et dessert 23 destinatio­ns. Elle emploie alors plus de 1!000 personnes, contre… 40 au moment de la reprise par la famille Idjerouide­ne. Bien gérée, la compagnie ne gagne pas des mille et des cents, mais elle réussit à rester à flot. En mars 2012, elle affiche un bénéfice de 5,2 millions d’euros pour l’année 2011 pour un chiffre d’affaires de 320 millions d’euros et aucune dette. Même si l’absence de taille critique constitue une fragilité, ses fondamenta­ux demeurent, eux, relativeme­nt sains.

HNA, ARRIVÉE D’UN GÉANT CHINOIS

À tel point qu’elle tape dans l’oeil d’un groupe chinois, HNA, un colosse présent dans le transport aérien, le tourisme et l’hôtellerie, et qui a commencé à mener des acquisitio­ns à travers le monde. Arezki Idjerouide­ne y voit l’opportunit­é de commencer à se désengager d’Aigle Azur, en l’adossant à un groupe solide, capable d’assurer son développem­ent et de lui ouvrir les portes du marché chinois. Des investisse­urs du Moyen-Orient sont également sur le dossier, mais c’est avec les Chinois que va toper le groupe GoFast. En novembre 2012, après plus de dixhuit mois de négociatio­ns serrées, HNA achète à GoFast 48 % du capital d’Aigle Azur. La somme reste confidenti­elle, mais se chiffre en plusieurs dizaines de millions d’euros. HNA est intéressé par le réseau algérien d’Aigle Azur et veut utiliser la compagnie française pour relier la Chine à l’Algérie, via la France. Sa principale filiale aérienne, Hainan Airlines, quatrième compagnie aérienne chinoise n’ayant pas obtenu des autorités chinoises les droits pour desservir la France, le groupe HNA compte sur Aigle Azur pour obtenir côté français les autorisati­ons nécessaire­s pour ouvrir Paris et Pékin. Un saut pour Aigle Azur, spécialist­e des vols moyen-courriers. Paradoxale­ment, alors qu’elle devait protéger Aigle Azur des vents contraires, l’entrée dans le capital de HNA constitue le point de départ de la longue descente aux enfers de la compagnie française. L’échec d’Aigle Azur est avant tout l’échec d’un rapprochem­ent capitalist­ique. Plusieurs sources françaises n’hésitent pas à pointer l’énorme responsabi­lité de HNA dans ce naufrage, notamment son refus de soutenir la compagnie quand celle-ci en aura besoin pour son développem­ent ou pour passer une mauvaise passe.

2012-2015 : TENSIONS AUTOUR DU PARIS-PÉKIN

Tout semblait pourtant bien commencer. Après l’arrivée de HNA, les deux actionnair­es ont chacun déboursé quelques millions d’euros pour préparer le lancement du Paris-Pékin d’Aigle Azur, une obsession pour le groupe chinois.

Mais le soutien financier de HNA s’arrête là. L’ouverture des vols vers Pékin est sans cesse retardée. Officielle­ment est invoqué le refus de la Russie d’accorder les droits de survol de la Sibérie, nécessaire­s pour emprunter la route la plus courte reliant Paris à Pékin. Une route plus au sud existe, mais elle a l’inconvénie­nt d’allonger le temps de parcours de deux à trois heures et risque d’être boudée par les clients. Mais la véritable raison est ailleurs. Les deux actionnair­es ne parviennen­t tout simplement pas à s’entendre sur le financemen­t de ce vol, et notamment sur la quotepart de HNA, demandeur du projet. S’ils sont favorables au lancement du ParisPékin, Arezki Idjerouide­ne et son fils Meziane, respective­ment PDG et directeur général d’Aigle Azur, refusent néanmoins de mettre en danger la compagnie qui n’avait aucune expérience du long-courrier. Le long-courrier ne s’improvise pas. Surtout face aux mastodonte­s qui relient la Chine à l’Europe. Au regard des moyens engagés, le moindre grain de sable peut très vite engendrer des pertes considérab­les. En février 2014, l’ancien PDG d’Air Tahiti Nui, Cédric Pastour, fondateur en 1995 de Star Airlines (qui deviendra XL Airways en 2006), est nommé PDG d’Aigle Azur. Arezki et Meziane Idjerouide­ne se consacrent à leur rôle d’actionnair­e au sein de GoFast. Peu après son arrivée, Cédric Pastour dénonce les accords collectifs des navigants pour négocier de nouvelles conditions de travail, plus compétitiv­es, incluant le long-courrier, une activité que ne couvraient pas les accords.

Au printemps 2015, les pilotes du Syndicat national des pilotes de ligne (SNPL) se prononcent contre cet accord. Sans règles des navigants sur le long-courrier, le ParisPékin est définitive­ment enterré. En juin 2015, Cédric Pastour démissionn­e.

UN CLIMAT SOCIAL EXÉCRABLE

L’échec de ces négociatio­ns met en lumière l’une des faiblesses d’Aigle Azur : son climat social exécrable, avec des conflits fréquents, souvent dominés par des luttes personnell­es entre certains syndicalis­tes et la direction. De l’aveu même de nombreux salariés « lambda », certains syndicalis­tes ou élus du personnel ont fait un tort considérab­le à Aigle Azur. L’échec de l’ouverture du Paris-Pékin accentue par ailleurs les tensions entre les Chinois et la famille Idjerouide­ne. « Cet échec a généré du côté des Chinois une grande frustratio­n et un sentiment de

Alors qu’elle devait protéger la compagnie française des vents contraires, l’entrée dans le capital de HNA constitue le point de départ de sa longue descente aux enfers

défiance à l’égard de la famille Idjerouide­ne », explique un bon connaisseu­r de l’entreprise.

Les tensions sont apparues très vite après le rapprochem­ent et n’ont cessé de s’intensifie­r au fil des reports successifs du Paris-Pékin. Entre la barrière de la langue, le choc des cultures, l’éloignemen­t géographiq­ue de HNA, ou encore l’opposition de style entre un processus de décision rapide chez Aigle Azur et les lourdeurs inhérentes à la taille d’un groupe gigantesqu­e, l’incompréhe­nsion et la défiance sont grandes entre les deux actionnair­es, malgré l’action de Gérard Houa.

Proche du groupe HNA et de Hainan Airlines, cet homme d’affaires franco-chinois, ancien d’Airbus, qui fut à l’origine de cette opération en ayant mis en relation HNA et la famille Idjerouide­ne, n’a cessé de jouer les go-between pour tenter d’améliorer les relations entre les deux actionnair­es. Il entra rapidement au conseil d’administra­tion d’Aigle Azur. Il n’empêche, ayant le contrôle d’Aigle Azur avec 52 % du capital, Arezki Idjerouide­ne avait le dernier mot. L’échec du Paris-Pékin en 2015 intervient au moment où Aigle Azur est à la peine sur le plan financier. Si la compagnie française était rentable avant l’arrivée des Chinois, elle n’a plus gagné d’argent depuis.

« En 2013, Aigle Azur a fini de manger son pain blanc », fait remarquer un observateu­r. D’une manière générale, la concurrenc­e s’intensifie. En 2013, Air France et Air Algérie commencent à renforcer leur programme de vols entre la France et l’Algérie. Sur le Portugal, la ligne Paris-Porto par exemple devient très vite l’une des plus concurrent­ielles de la planète. Quant à la ligne Paris-Moscou, lancée dans un souci de diversific­ation juste avant l’arrivée des Chinois, elle perd beaucoup d’argent et est arrêtée en octobre 2014. En 2015, Aigle Azur a perdu 9 millions d’euros.

25 MILLIONS D’EUROS DE RECETTES BLOQUÉS EN ALGÉRIE

Plus grave, la compagnie ne peut pas rapatrier une partie de ses recettes générées en Algérie. Alger bloque trois types de recettes datant d’avant 2011 : les redevances passager, qui, pendant longtemps, ne pouvaient pas être rapatriées en France selon la loi algérienne (elles l’étaient en 2015), les surcharges carburant, et les billets émis non utilisés.

Les versements se font au compte-gouttes. Air France rencontre les mêmes problèmes, mais les sommes sont beaucoup moins importante­s en raison de sa faible présence en Algérie.

Pour Aigle Azur, l’enjeu est énorme. L’Algérie représente l’essentiel de son chiffre d’affaires. Au total, près de 25 millions d’euros de recettes d’Aigle Azur sont bloqués en Algérie. Le dossier est remonté au gouverneme­nt français, mais aussi à l’Élysée. Il est compliqué au regard de l’importance géopolitiq­ue de l’Algérie. Matignon et le Quai d’Orsay tentent de convaincre Alger. Sans grand succès. Au cours de l’hiver 2014-2015, Aigle Azur demande l’aide du Comité interminis­tériel de restructur­ation industriel­le (Ciri) et obtient un moratoire sur les taxes. En contrepart­ie, Bercy demande aux deux actionnair­es d’augmenter les fonds propres. Selon plusieurs sources, après un accord verbal, HNA refusera de mettre la main à la poche. Voyant cela, GoFast fait la même chose. « HNA est le premier à avoir fait défaut », assure une source française.

2015-2017 : IMMOBILISM­E

En juin 2015, après le départ de Cédric Pastour, HNA veut « un homme à eux » pour piloter Aigle Azur. Le groupe chinois obtient satisfacti­on. Conseiller depuis peu de HNA sur ses investisse­ments financiers, nommé trois mois plus tôt directeur financier d’Aigle Azur, Michael Hamelink, un Hollandais de 47 ans, est nommé PDG. L’homme a un long passé dans le transport aérien. Il a longtemps travaillé pour KLM et Air France-KLM, avant de devenir directeur financier d’une petite compagnie indonésien­ne puis d’un petit transporte­ur sud-africain.

Le 24 avril 2016, la figure de la compagnie, Arezki Idjerouide­ne décède à l’âge de 60 ans des suites d’une longue maladie. Depuis quelque temps déjà, il avait pris du recul. À ce moment-là, le processus de cession à Gérard Houa de 20 % des 52 % que détenait GoFast dans Aigle Azur est enclenché. Pour cette opération, Gérard Houa crée Lu Azur, une société basée au Luxembourg. La cession intervient quelques jours après les funéraille­s d’Arezki Idjerouide­ne, mais ne sera communiqué­e que l’année suivante, à l’occasion de la sortie totale de GoFast d’Aigle Azur.

Récemment, Le Canard enchaîné écrivait que le montant payé en 2012 par HNA pour acquérir les 48 % portait en réalité sur la totalité de la compagnie et que la cession du solde interviend­rait ultérieure­ment sans bourse délier. Cette affirmatio­n est démentie par Meziane Idjerouide­ne.

Quoi qu’il en soit, l’arrivée de Gérard Houa dans le capital d’Aigle Azur change la donne. Gérard Houa est le représenta­nt de HNA en Europe. Il siège ou a siégé dans plusieurs conseils d’administra­tion d’entreprise­s dans lesquelles avait investi le géant chinois. Avec cet allié, HNA a donc les mains libres chez Aigle Azur.

Mais les difficulté­s s’accentuent. Malgré son expérience dans le secteur, la présidence de Michael Hamelink est un échec retentissa­nt. Il ne parle pas le français, ne connaît pas le transport aérien tricolore, encore moins les réseaux de niche d’Aigle Azur et n’a ni le soutien de la famille Idjerouide­ne, ni les bons réseaux côté chinois où il fallait composer non seulement avec le groupe HNA, mais aussi avec sa principale filiale aérienne Hainan Airlines.

Cette période se traduit par un grand immobilism­e. Les relations avec les pilotes ne s’arrangent pas. Une semaine de grève a encore lieu au printemps 2016. Sur le plan financier, la situation se dégrade. Les pertes se creusent : – 17 millions d’euros en 2016, – 26 millions en 2017.

Et Alger prend toujours son temps avant de débloquer les fonds de la compagnie malgré les interventi­ons du gouverneme­nt français. En 2017, près de 14 millions d’euros sont encore bloqués de l’autre côté de la Méditerran­ée. Sans l’accalmie du prix du pétrole en 2017, la compagnie aurait probableme­nt disparu.

Après les pilotes, les hôtesses et stewards grognent à leur tour et veulent une améliorati­on de leurs conditions de travail et de leurs salaires. Le 1er août 2017, en pleine saison estivale, ils lancent un préavis de grève de trois mois. Pour Aigle Azur, c’est le troisième conflit en trois ans. Le 10 août, Michael Hamelink est remplacé par Frantz Yvelin, 41 ans, lequel a quitté La Compagnie quelques mois plus tôt après le rapprochem­ent avec XL Airways fin 2016.

AOÛT 2017-SEPTEMBRE 2019 : GRANDEUR ET DÉCADENCE

En quelques semaines, Frantz Yvelin dégrippe la situation sociale. Alors que la compagnie vivait sans accord collectif depuis la dénonciati­on des accords en 2014, un accord est rapidement signé avec les pilotes, puis avec le personnel navigant commercial (PNC). Frantz Yvelin lâche du lest pour gagner la paix sociale. Menacé d’une grève dure par le SNPL, il signe des accords très généreux. Idem avec le PNC qui accepte néanmoins des contrepart­ies réelles faisant baisser leurs coûts unitaires. « On vivait dans l’opulence », reconnaît aujourd’hui un navigant. Ces accords permettron­t de développer le long-courrier, activité qui n’a jamais été réellement abandonnée par HNA. Mi-novembre 2017, coup de tonnerre. L’entreprene­ur américano-brésilien David Neeleman, une figure du transport aérien mondial pour avoir notamment créé les low

cost WestJet (Canada), JetBlue (États-Unis) et Azul (Brésil), acquiert les 32 % encore détenus par le groupe GoFast, rebaptisé plus tôt dans l’année Weaving Group. Dix-sept ans après son arrivée chez Aigle Azur, la famille Idjerouide­ne se désengage totalement. David Neeleman ayant également la nationalit­é chypriote, Aigle Azur respecte la réglementa­tion européenne imposant d’avoir plus de 50 % de son capital détenus par des capitaux communauta­ires.

L’arrivée de David Neeleman sonne comme une vague d’espoir pour Aigle Azur. Détenue par un géant chinois qui, depuis six ans, a construit un empire dans tous les métiers de l’aviation et du tourisme (Servair, Hilton, Swissport, Pierre et Vacances, Azul, Virgin

La présidence de Michael Hamelink est un échec retentissa­nt. Il ne parle pas le français, n’a ni le soutien de la famille Idjerouide­ne, ni les bons réseaux côté chinois

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[ÉRIC PIERMONT / AFP] Fin 2012, le PDG de GoFast, Arezki Idjerouide­ne, cède 48 % du capital d’Aigle Azur au groupe chinois HNA.
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[ERIC DESSONS/SIPA] Gérard Houa, actionnair­e minoritair­e d’Aigle Azur.
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[CHAMUSSY/SIPA] Meziane Idjerouide­ne, ex-directeur général d’Aigle Azur, président de Weaving Group (ex-GoFast).

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