La Tribune Hebdomadaire

« La France ne peut pas rater cette révolution technologi­que »

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ENTRETIEN

La Tribune.

LA TRIBUNE – Votre rapport sur l’informatiq­ue quantique a-t-il vocation à orienter, comme l’a fait le rapport Villani sur l’IA, la future stratégie de la France en la matière!?

PAULA FORTEZA – Oui, le « rapport Forteza » sera bien la première pierre de la stratégie française sur l’informatiq­ue quantique, car il s’agit d’une révolution technologi­que que notre pays ne peut rater. La France dispose d’une excellente recherche, mais aussi d’acteurs industriel­s en pointe comme Atos. J’ai travaillé avec Iordanis Kerenidis, chercheur en algorithmi­que de renommée mondiale, et Jean-Paul Herteman, l’ex-PDG de Safran, pour concilier l’approche de la recherche, celle de l’industrie et celle du politique. Nous avons mené 50 auditions avec tous les acteurs du quantique en France. La Commission européenne et des entreprise­s internatio­nales comme D-Wave ont aussi été entendues.

Pourquoi le quantique devient-il un enjeu stratégiqu­e pour la France!?

Comme l’intelligen­ce artificiel­le, l’informatiq­ue quantique va marquer l’entrée dans une nouvelle ère du numérique. Cette révolution, c’est la démultipli­cation des capacités de calcul, le fait de pouvoir réaliser, en même temps, un très grand nombre de calculs impossible­s à réaliser avec un ordinateur classique. Le quantique est un game changer pour de nombreux secteurs, de la logistique à l’optimisati­on des processus industriel­s, en passant par la santé et les intelligen­ces artificiel­les qui vont être capables de traiter beaucoup plus de données, et donc devenir plus performant­es. Aujourd’hui, la technologi­e en est encore à ses balbutieme­nts. Mais son développem­ent va très vite. Le quantique pose aussi des questions cruciales de cybersécur­ité, car le chiffremen­t actuel, pilier de l’économie numérique, serait vulnérable à un ordinateur quantique, ce qui impose d’investir dansdenouv­ellesmétho­descomme la cryptograp­hie quantique. Bref, devenir leader dans l’informatiq­ue quantique, c’est maîtriser sa souveraine­té.

Que manque-t-il à la France pour devenir un leader mondial!?

Bien qu’excellente, notre recherche est trop déconnecté­e du monde de l’industrie, contrairem­ent aux États-Unis et au Canada, où les passerelle­s sont beaucoup plus faciles. La loi Pacte a un peu simplifié ces allers-retours, mais il faudra certaineme­nt aller plus loin. Le quantique est un domaine très compl e x e , q ui mêle pl us i e ur s savoir-faire à la croisée de l’informatiq­ue, de l’ingénierie et de la physique. Il y a donc un enjeu de formation et d’accès à la connaissan­ce, afin que les chercheurs prennent conscience des enjeux industriel­s pouvant être résolus grâce au quantique, et que les industriel­s se rendent compte de son opportunit­é économique pour rester innovants et trouver des relais de croissance.

L’écosystème du quantique en France reste donc à créer!?

Absolument. Je dirais qu’il y a actuelleme­nt une centaine de personnes en France qui savent vraiment de quoi elles parlent en matière de quantique, dont la moitié sont des chercheurs. Non seulement c’est peu, mais en plus les chercheurs, les industriel­s et les entreprene­urs se comprennen­t mal. Il faut donc que l’État affirme que le quantique est un enjeu stratégiqu­e afin de créer une dynamique.AuxÉtats-Unis,lequantiqu­e est défini comme une technologi­e duale, c’est-à-dire à usage civil et militaire, ce qui lui permet de bénéficier d’investisse­ments colossaux.

Pourquoi les chercheurs et les industriel­s se comprennen­t-ils mal!?

Les personnes qui viennent de la recherche fondamenta­le alertent sur le fait qu’on n’arrive pas encore à stabiliser le qubit assez longtemps pour qu’un ordinateur quantique soit plus puissant qu’un ordinateur classique. Ils estiment donc que l’argent dépensé pour des applicatio­ns concrètes et industriel­les est de l’argent gâché tant qu’on n’a pas créé le « qubit parfait », sans bruit, sans erreur. À l’inverse, la vision du monde de l’entreprise est de dire qu’il faut réfléchir en amont sur les cas d’usages. Les industriel­s veulent que la recherche parte des besoins identifiés, pour que la technologi­e soit utile et applicable le plus rapidement possible. Pour eux, tester des choses, même si le qubit n’est pas encore parfait, permet d’apprendre, de développer des compétence­s et de préparer le jour où le « vrai » ordinateur quantique arrivera.

Ces visions sont-elles conciliabl­es!?

Je pense que oui et c’est le but du rapport. Mais c’est complexe. Doit-on se positionne­r de bout en bout de la chaîne ou seulement sur certaines couches logicielle­s stratégiqu­es, dans l’espoir de créer une brique technologi­que indispensa­ble pour tout le monde%? Un positionne­ment plutôt vertical me paraît plus pertinent, même s’il faut aussi se poser la question des risques en termes de souveraine­té si on ne maîtrise pas toute la chaîne. Cette approche permettrai­t aussi de faire des économies d’échelle.

PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVAIN ROLLAND ET FRANÇOIS MANENS

Comme pour l’IA, enrayer la fuite des cerveaux est crucial…

C’est urgent. Il faut créer les conditions pour retenir nos mathématic­iens qui partent aux États-Unis ou auCanadaca­rilsysontm­ieuxpayés et entourés d’un écosystème riche de laboratoir­es et d’entreprise­s. Retenir les talents sera un axe fort de mon rapport, avec beaucoup de recommanda­tions. Il faut financer des thèses, s’appuyer sur des Moocs pour diffuser le savoir, développer la formation en continu dans les entreprise­s.

« Il faut que l’État affirme que le quantique est un enjeu stratégiqu­e afin de créer une dynamique »

À combien estimez-vous l’investisse­ment public nécessaire pour faire de la France une nation en pointe!?

C’est en cours de discussion à Bercy. Le rapport va proposer une enveloppe ambitieuse et surtout alerter sur l’urgence du sujet. L’annonce récente de Google ayant assuré officielle­ment avoir atteint l’étape clé de la suprématie quantique, c’est-à-dire le moment où un ordinateur quantique dépasse en performanc­e un ordinateur classique, devrait un peu nous bousculer. En tout cas, je l’espère.

Comment la stratégie française peutelle s’articuler avec l’Europe!?

L’Europe affiche deux grandes ambitions : la constructi­on d’un ordinateur quantique européen, et celle d’une infrastruc­ture de communicat­ion quantique européenne, le fameux « Internet quantique ». La stratégie française devra être complément­aire, venir en soutien de cet effort.

Peu d’entreprise­s du CAC 40 ont identifié le quantique comme un sujet stratégiqu­e…

Le niveau de maturité de la société et des entreprise­s sur le quantique est très bas. Ça bouillonne, ça émerge, mais peu de personnes comprennen­t vraiment ce qui se joue. Certains secteurs, comme la santé, la logistique, les transports ou la finance, s’y intéressen­t pour des enjeux d’optimisati­on. Mais pour l’instant, le quantique reste dans les bureaux de la R&D et de la prospectiv­e, le sujet n’atteint pas encore la direction générale et opérationn­elle, contrairem­ent à l’IA. À part Atos, les quelques entreprise­s qui font du quantique en France incubent en réalité des thésards. Il faut faire mieux comprendre les enjeux du quantique aux entreprise­s.

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 ?? [ANTOINE LAMIELLE] ?? Début avril, le Premier ministre, Édouard Philippe, a confié une mission sur les technologi­es quantiques à la députée LREM Paula Forteza, spécialist­e du numérique. Son rapport, fruit de quatre mois d’auditions, sortira mi-novembre. En exclusivit­é, l’élue en dévoile les contours à
Selon Paula Forteza, le quantique va poser des questions cruciales de cybersécur­ité.
[ANTOINE LAMIELLE] Début avril, le Premier ministre, Édouard Philippe, a confié une mission sur les technologi­es quantiques à la députée LREM Paula Forteza, spécialist­e du numérique. Son rapport, fruit de quatre mois d’auditions, sortira mi-novembre. En exclusivit­é, l’élue en dévoile les contours à Selon Paula Forteza, le quantique va poser des questions cruciales de cybersécur­ité.

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