La Tribune Hebdomadaire

« Il a impulsé une révolution de la communicat­ion »

Bastien Drut, stratégist­e senior chez CPR Asset Management (Amundi)

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BASTIEN DRUT – Il est certain que Mario Draghi restera perçu comme le sauveur de l’euro. Son fameux « whatever it takes » [le 26 juillet 2012, il annonçait que la BCE ferait « tout ce qu’il faudra » pour sauver la zone euro, ndlr] a été considéré comme le moment de la résolution de la crise de la monnaie unique. On oublie que les États membres avaient pris d’importante­s mesures comme la création du Fonds européen de stabilité financière (FESF) puis du Mécanisme européen de stabilité financière (MESF). Paradoxale­ment, le jour où Mario Draghi a prononcé cette phrase, il n’était pas si sûr de lui. Il a appelé Angela Merkel, François Hollande et Wolfgang Schaüble pour s’assurer de leur soutien... Par le seul pouvoir de la parole, il a réussi à réduire les spreads souverains [les écarts de rendement entre les emprunts d’État de la zone euro]. C’est pour cette raison que Christine Lagarde peut faire une bonne présidente de la BCE, en sachant calibrer très finement sa communicat­ion. À l’inverse, les prises de parole de Jerome Powell, le président de la Fed, sont peu maîtrisées.

Quelle empreinte laissera-t-il audelà de la politique monétaire!?

Si je dois retenir une chose, c’est la révolution de la communicat­ion qu’il a impulsée. L’image de la BCE a énormément changé sous sa présidence. Auparavant, la communicat­ion de l’institutio­n était très personnali­sée, seul le président, son prédécesse­ur JeanClaude Trichet notamment, s’exprimait et était omniprésen­t. L’intelligen­ce de Mario Draghi a été de mobiliser les compétence­s, les forces vives du directoire pour assurer la communicat­ion de la BCE, notamment Vítor Constâncio, Peter Praet, Benoît Coeuré, Sabine Lautenschl­äger, chacun jouant un rôle. Grâce à

INVENTAIRE Auteur de Mercato. L’économie du football au xxıe siècle, Bastien Drut vient de publier, avec Laetitia Baldeschi et Juliette Cohen, Comment les années Draghi ont changé la Banque centrale européenne (Éd. Bréal) où il dresse le bilan des années Draghi à la BCE.

PROPOS RECUEILLIS PAR DELPHINE CUNY

cette collégiali­té, la BCE a pu évoluer. Mario Draghi ne s’est pas mis en avant. Pourtant, il a dû personnell­ement encaisser toutes les critiques, les caricature­s, les surnoms, comme « Draghila », etc. Il a raréfié sa parole lors de la deuxième partie de son mandat, ne donnant pas d’interview, ramenant le nombre de conférence­s de presse après les réunions de politique monétaire de 12 à 8 par an. Quand vous parlez moins, vous dîtes moins de bêtises#!

Les communiqué­s de la BCE ne sont-ils pas devenus pourtant plus difficiles à lire"? Christine Lagarde a préconisé de dépoussiér­er le langage de la BCE de son jargon technocrat­ique.

C’est la politique monétaire qui est devenue plus complexe, avec des mesures non convention­nelles et des situations difficilem­ent intelligib­les pour le sens commun, comme le rationnel des taux négatifs. Cela n’est pas propre à la BCE mais commun à toutes les banques centrales. Il y a eu un vrai effort de pédagogie réalisé par l’institutio­n, avec la mise en ligne d’un lexique clair et détaillé, d’une foire aux questions. Elle a organisé des sessions de questions-réponses sur Twitter, avec le mot-dièse #AskECB mais les questions ont surtout été posées par des spécialist­es de politique monétaire. Pour se rapprocher du public, la BCE pourrait s’inspirer de la Réserve fédérale américaine qui a lancé une série de réunions publiques baptisées « La Fed écoute ». Ceci dit, les Européens savent à peu près ce qu’est la BCE et cette dernière a pris une place centrale dans l’économie européenne.

La BCE est-elle impuissant­e comme l’écrit souvent la presse anglo-saxonne"?

En matière de quantitati­ve

easing (QE), la Banque centrale européenne est allée très loin. L’expérience de taux négatifs de la BCE est la plus puissante de l’histoire : elle s’est appliquée à plus de 1#900 milliards d’euros de réserves excédentai­res. Ce n’est pas le cas de la Suisse, du Japon, ou de la Suède, où les banques centrales ont créé des mécanismes d’exemption de taux négatifs sur une partie des réserves. Les montants de dette publique détenue par la Banque centrale européenne, même inférieurs à ceux du Japon, restent très élevés, à plus de 2#100 milliards. La question de l’impuissanc­e de la BCE, celle de savoir si elle est à court d’outils ou non, se pose notamment à cause de ce volume. Plus généraleme­nt, l’éternel problème de la BCE demeure l’hétérogéné­ité des situations des 19 pays de la zone euro et des niveaux d’épargne : les taux négatifs n’ont pas le même impact en Allemagne et en Italie !

Mario Draghi a surpris, en septembre, en prenant des décisions contestées. Comment l’analysez-vous"?

C’est une manière de laisser un héritage. Quand Jean-Claude Trichet lui a transmis le flambeau, la doctrine était : « Le Conseil des gouverneur­s ne se pré-engage jamais. » Mario Draghi vient de faire tout le contraire, en imposant un QE qui n’a pas de date de fin#! En déclarant que la nouvelle baisse des taux et la reprise du QE correspond­aient à ce qu’il avait pré-annoncé à la conférence de Sintra, au Portugal, fin juillet, il en a presque fait une décision personnell­e. Cela marquait sa victoire dans le match contre les « faucons ». Christine Lagarde a les mains liées pour le début de son mandat. Elle aura cependant des décisions importante­s à prendre, notamment concernant le montant du programme d’achats de dettes, 20 milliards d’euros par mois. Y aura-t-il encore assez d’obligation­s allemandes à acheter, ou faudra-t-il relever la limite de détention par émetteur par exemple#?

« Draghi a dû personnell­ement encaisser toutes les critiques, les caricature­s, les surnoms, comme “Draghila”, etc. »

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Selon Sébatien Drut, Mario Draghi a raréfié sa parole afin qu’elle porte plus.
[G. LEBRASSEUR] LA TRIBUNE – Que retiendra l’Histoire de Mario Draghi!? Selon Sébatien Drut, Mario Draghi a raréfié sa parole afin qu’elle porte plus.
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