La Tribune Hebdomadaire

Nucléaire : le talon d’Achille de l’Hercule d’EDF

- PAR DIDIER JULIENNE SPÉCIALIST­E DES MARCHÉS DES MATIÈRES PREMIÈRES (*)

ÉNERGIE

Le plan Hercule d’EDF est présenté comme un plan à l’allemande. Une mauvaise idée qui inquiète, surtout parce que ce projet n’est pas une transforma­tion, mais une déconstruc­tion.

Le plan Hercule doit casser en deux le modèle intégré d’EDF : production d’électricit­é nucléaire, au gaz et hydrauliqu­e d’un côté ; réseau de distributi­on, vente et renouvelab­les de l’autre. Mais ce plan angoisse pour trois raisons : l’organisati­on, l’indépendan­ce énergétiqu­e et l’environnem­ent. Première angoisse. Le plan Hercule est présenté comme un copier-coller du plan allemand qui suivit l’accident de Fukushima ; plan qui avança la fermeture des centrales nucléaires en accélérant le développem­ent des énergies renouvelab­les. Après de longues négociatio­ns, il actait en 2016 la casse du modèle intégré des deux électricie­ns allemands concurrent­s, RWE et E.ON, en quatre sociétés : deux avec les production­s électrique­s, nucléaire, charbon et le trading, deux avec la distributi­on d’électricit­é et les renouvelab­les. Mais, affaiblie, la quatrième, Uniper, fut débitée et vendue par morceaux. Résultat, rapidement, dix-huit mois plus tard, en mars 2018, la concertati­on à l’allemande repensait le plan et revenait au duopole pour anticiper une autre découpe dramatique. Cette défragment­ation était actée à l’automne 2019. RWE réintégrai­t les activités mondiales amont de production d’électricit­é (charbon et lignite, nucléaire, gaz, renouvelab­les) plus la vente de gros d’électricit­é et 17$% du capital d’E.ON ; en aval E.ON regroupait la distributi­on mondiale d’électricit­é et de gaz. Le plan de 2016 était à court terme et donc perdant, alors que l’efficacité dans l’électricit­é c’est 2019 et le retour vers le long terme. De fait, depuis l’annonce de mars 2018, l’action RWE a doublé et elle est prévue en hausse de 50$% d’ici à cinq ans.

Au regard de cet aller-retour berlinois, Hercule c’est 2016. Il sera donc inachevé, car il ne considère pas le secteur, mais le seul groupe EDF. Un plan pragmatiqu­e eut gagné du temps en copiant directemen­t le Berlin de 2019. Sous cette hypothèse d’une désintégra­tion ordonnée, Hercule transforme­rait EDF en producteur et grossiste mondial d’électricit­é à l’image de RWE, et, comme E.ON, un autre grand du secteur, tel Engie, trusterait la distributi­on mondiale et une filière gaz.

DES EFFETS POSITIFS

Ainsi, la répartitio­n de la dette d’EDF serait plus simple qu’entre les EDF Bleu et Vert. Délivrée de la taxe soumise à TVA et subvention­nant les renouvelab­les, la facture électrique française s’allégerait de 15$%. EDF attirerait à nouveau de jeunes ingénieurs, le dispositif d’accès régulé à l’énergie nucléaire historique (Arenh) ne créerait plus de pertes et écarterait le spectre d’un autre Areva, la péréquatio­n ne serait plus en danger et la Fédération nationale des collectivi­tés concédante­s et régies (FNCCR) [regroupe 800 collectivi­tés locales organisant les services publics locaux en réseau, ndlr] garderait un accès à Enedis, et la future infrastruc­ture de la voiture électrique serait mieux décidée. Ultimo, EDF recréerait de la valeur, son action remonterai­t, celle d’Engie également.

Cette liste positive est-elle iconoclast­e$? En Allemagne, l’expérience dit non. Mais attendrons-nous que d’autres contrainte­s, à l’image de l’entrée du chinois CTG chez Energias de Portugal, forcent les choses, ou bien qu’EDF s’ajoute au catalogue des « ça n’arrivera jamais » : Alcatel-Lucent, Alstom-GE, Arcelor-Mittal, Areva, CLAL-Fimalac, Lafarge-Holcim, Péchiney-Alcan...$? Le second défaut d’Hercule réside dans l’aveuglemen­t du copier-coller des renouvelab­les. La ruralité française déjà défigurée par les éoliennes terrestres devra en accepter plus, alors qu’ils s’en lassent à Berlin. Ainsi, l’arrêt de subvention­s a provoqué la faillite de Senvion, numéro quatre de l’éolien outre-Rhin avec 4$000 emplois à la clé. De leur côté, nos mers ne peuvent accepter le volume d’éoliennes maritimes allemandes ou anglaises, car nos fonds marins peu profonds sont étroits. Le solaire est de fabricatio­n chinoise et notre pic de consommati­on le soir en janvier et février est à l’opposé de notre pic d’ensoleille­ment l’été, le Nord ne dispose en moyenne que de 1$100 heures de lumière exploitabl­e par an, le Sud à peine 40$% de plus. Inversemen­t, les 2$500 à 3$000 heures d’ensoleille­ment régulier au Maroc, en Arizona ou en Californie se marieront toute l’année avec le pic de consommati­on journalier de midi.

Le copier-coller est donc inadapté pour que l’électricit­é verte produise jusqu’à 50$% de notre consommati­on, mais le renouvelab­le urbain est peut-être une issue : éolien et solaire en ville, sur les tours de la Défense, sur les périphériq­ues, rénovation thermique, villes intelligen­tes... Pourquoi les candidats aux municipale­s ne s’emparent-ils pas du sujet$?

LE FAUX-AMI DE L’INDÉPENDAN­CE ÉNERGÉTIQU­E

Deuxième angoisse herculéenn­e, « l’indépendan­ce énergétiqu­e ». Elle est un échec en Angleterre où l’électricit­é n’est plus nationale : les distribute­urs y font faillite et, le 9 août dernier, 1 million de foyers ont été coupés du réseau. Conséquenc­e, on y parle de renational­iser National Grid, le RTE local... En Allemagne, malgré la sortie du nucléaire et celle du lignite/charbon au plus tard à l’horizon 2038, l’éolien sans subvention ne rigole plus du tout, Berlin se dirige vers une dépendance envers le gaz de Donald Trump ou le gaz russe. C’est ici qu’apparaît un faux-ami de l’indépendan­ce énergétiqu­e : le stockage de l’hydrogène. Il vient aujourd’hui du vaporeform­age du gaz naturel dont le bilan carbone n’est pas nul, mais demain il devrait venir gratuiteme­nt de l’électrolys­e de l’eau grâce à l’électricit­é fatale des renouvelab­les. Cependant, sans nucléaire ni thermique, exit l’électricit­é fatale qui, pour gérer l’intermitte­nce, sera stockée dans des batteries, grâce à des métaux aux prix volatils (vanadium, cobalt, nickel...). Ce stockage augmentera mécaniquem­ent le coût de l’éolien, même à 50 euros/ MWh. Toutefois, si l’hypothèse hydrogène persistait sans gratuité, à partir de gaz naturel européen ou extra-européen, ses débouchés devraient rester industriel­s, car son électricit­é sera produite via des piles à combustibl­e chargées en platine. Le marché de ce métal coûteux, toujours sans substituti­on, produit en Afrique du Sud et en Russie, est étroit avec des prix fugitifs. Il y aurait tant à dire sur ce sujet des dépendance­s métallique­s et sur les fake news qui le rongent, car je ne suis pas certain qu’Hercule en ait mesuré l’impact ni demandé qui acceptera d’en payer le prix.

DES RESSOURCES NATURELLES DÉVORÉES

Troisième angoisse d’Hercule. En 2018, Eurostat indiquait que l’électricit­é européenne provenait à hauteur de 45,9$% du thermique, 25,5$% du nucléaire, 12,2$% de l’éolien, 11,8$% de l’hydrauliqu­e, 4$% du solaire et 0,6$% d’autres moyens. Remplacer ces 71,4$% d’électricit­é thermique et nucléaire par du solaire, de l’éolien terrestre, maritime ou même flottant serait un effort extractivi­ste herculéen : une gigantesqu­e production de sable à béton, de cuivre, de fer et charbon pour acier et d’autres métaux et matériaux critiques. Hélas, esclaves de l’intermitte­nce du vent, les éoliennes d’Europe, de Chine ou des États-Unis ne tournent qu’entre 20$% et 25$% du temps (24$% en France). C’està-dire qu’elles ne produisent effectivem­ent de l’électricit­é que pendant quatre à cinq ans au cours de leurs vingt années de durée de vie, pas plus. L’espérance de vie d’un panneau solaire est aussi courte, mais déjà prisonnier de la nuit, il produit plus vers l’équateur que vers les pôles. En outre, avec de nouveau du béton, du cuivre, de l’acier et d’autres matériaux critiques, l’énergie du vent et du soleil très diluée dans l’atmosphère doit être reconcentr­ée par la course au gigantisme des renouvelab­les.

Mais ce gigantisme reste imparfait. L’électricit­é réellement produite par 900 éoliennes géantes terrestres, maritimes ou flottantes de 6 MW chacune est juste égale à celle d’une seule usine électrique de 1650 MW. C’est pourquoi, entre l’intermitte­nce et la concentrat­ion, un MWh éolien ou solaire coûtera à la planète environ 5 à 10 fois plus en diverses ressources naturelles qu’un MWh nucléaire. Ce cavage n’est guère affaibli par le recyclage, incomplet par définition : quid de l’économie circulaire des plots en béton ou des câblages après démantèlem­ent d’une éolienne$?

Quel lien entre Hercule, le sable, le béton, le cuivre, l’acier et d’autres métaux et matériaux critiques$? C’est celui d’une grande consommati­on à très long terme de nombreuses ressources naturelles, mais dont la philosophi­e extractivi­ste n’a jamais été révélée. Restée inconsciem­ment dissimulée, elle ne s’est pas incarnée dans une comptabili­té écologique et je regrette que nous ne mesurions pas encore de manière dynamique le coût d’un MWh en kilos de cuivre, de béton, en litres d’eau... C’est pourquoi, bien qu’ayant d’autres solutions, nous dévorons ces ressources naturelles là où le vent et le soleil sont modérés, plutôt que de généreusem­ent les réserver avec efficacité dans les régions du monde où le vent et le soleil sont réguliers ou offerts à profusion. Un Hercule allégé de ces trois angoisses aiderait EDF à se réformer, car il ne serait plus orphelin d’espoir, mais construit par une dimension holistique et une stratégie audacieuse. Elles-mêmes seraient alors porteuses d’une organisati­on intégrée, d’une indépendan­ce énergétiqu­e et d’une écologie responsabl­e et comptable des ressources naturelles.

« Attendrons-nous que d’autres contrainte­s forcent les choses, ou bien qu’EDF s’ajoute au catalogue des “ça n’arrivera jamais” ? »

n

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France