La Tribune Hebdomadaire

L’enfer du « travail du clic » peut-il vraiment être éthique ?

PRÉCARITÉ Alors que la principale plateforme de micro-tâches informatiq­ues Amazon Mechanical Turk est décriée pour ses conditions de travail, le français Foule Factory tente d’imposer un modèle plus vertueux. Pas si simple...

- FRANÇOIS MANENS

Feriez-vous des tâches simples et répétitive­s, sur votre ordinateur et depuis votre canapé, pour quelques euros de plus!? Le géant du e-commerce et du cloud Amazon pense que oui, et a créé en 2006 une plateforme nommée Mechanical Turk. Elle permet aux entreprise­s et aux chercheurs de proposer à une masse de travailleu­rs indépendan­ts la réalisatio­n de microtâche­s de quelques secondes à quelques minutes. En tant qu’intermédia­ire, Amazon prend un pourcentag­e de la transactio­n. Ce type de travail, baptisé « crowdsourc­ing » en anglais et « travail du clic » en français, se décline sous de nombreuses formes : détourer des éléments sur une image, vérifier la couleur d’un objet, écrire une fiche de descriptio­n d’un produit, confirmer la transcript­ion d’un enregistre­ment de quelques secondes… Les finalités sont tout aussi variées : fournir des données annotées aux intelligen­ces artificiel­les, valider des processus de certificat­ion, améliorer le référencem­ent de produits… Si Amazon Mechanical Turk (AMT) a lancé le modèle, d’autres l’ont rapidement imité (Figure Eight, Microworke­rs, Clickworke­rs). Mais pendant longtemps, aucun n’avait mis les pieds en France. Foule Factory s’est donc emparée de l’opportunit­é en 2014 avec, en plus, de belles promesses pour ses travailleu­rs : un nombre limité de contribute­urs pour offrir assez de travail aux inscrits, des gains horaires supérieurs à 10 euros, un plafond de 250 euros gagnés par mois pour éviter la dépendance à la plateforme… Ce positionne­ment « qualitatif et éthique », dixit le fondateur Daniel Benoilid, se veut à l’opposé de celui des autres plateforme­s de crowdsourc­ing, régulièrem­ent décriées. De nombreux reportages et études relaient les témoignage­s de travailleu­rs d’AMT ou de Figure Eight, payés à peine une poignée de centimes de l’heure…

DES TRAVAILLEU­RS DÉJÀ EMPLOYÉS

Mais derrière son affichage éthique, le français fait-il réellement mieux que ses concurrent­s américains!? Sur de nombreux points, oui. En théorie, la startup invite les travailleu­rs inscrits, ou « fouleurs », à effectuer des tâches sur leur temps libre, autrement utilisé à des activités non rémunérées, comme regarder la télévision ou jouer à des jeux de société. « Nous voulons par principe qu’il s’agisse d’un complément de revenu. Nous promettons la fin du burn out à nos clients, ce n’est pas pour le transférer à d’autres », prévient le dirigeant. Deux sociologue­s du CNRS, Pauline Barraud de Lagerie et Luc Sigalo Santos, ont enquêté sur Foule Factory, et publié en 2018 un article intitulé « Et pour quelques euros de plus. » Ils y dressent notamment une classifica­tion des travailleu­rs. « Le profil majoritair­e des fouleurs est celui attendu par Daniel Benoilid : des personnes déjà employées, qui utilisent la plateforme occasionne­llement, sur des durées limitées », précise en introducti­on Luc Sigalo Santos. Pour couper clairement le cordon avec AMT et consorts, Foule Factory s’est doté, début 2019, d’une nouvelle devanture pour ses clients, baptisée Wirk.io. Le fondateur la définit comme étant un « logiciel pour atomiser un projet », c’est-à-dire le découper en microtâche­s faciles à réaliser. Ensuite, les utilisateu­rs de la plateforme ont accès à « plus de 400 applicatio­ns », afin d’effectuer chacune de ces micro-tâches. La moitié des applicatio­ns traite automatiqu­ement les données, tandis que l’autre fait appel à la foule de travailleu­rs indépendan­ts. « Prenons le cas des banques qui utilisent Wirk pour leurs procédures de conformité. La récupérati­on des données sur la carte d’identité, par exemple, sera automatiqu­e, grâce à un petit modèle d’intelligen­ce artificiel­le. Mais ce sera un humain qui vérifiera que le dossier est complet », élabore Daniel Benoilid. Ainsi, « deux tiers de notre chiffre d’affaires est fait sans appel au crowdsourc­ing », calcule-t-il, affirmant par ailleurs la rentabilit­é de sa startup. Il cherche donc ses adversaire­s ailleurs : « Nous ne nous voyons pas comme concurrent d’Amazon Mechanical Turk, mais plutôt comme celui des grands bureaux d’optimisati­on Docaposte ou Jouve. » La comparaiso­n s’avère avantageus­e. Pour réduire leurs coûts, ces groupes tendent à délocalise­r les emplois dans des pays plus pauvres, alors que Wirk promet de les relocalise­r en France, avec l’engagement d’un taux horaire correct. « C’est une question éthique de ne pas faire de profit autour de la paupérisat­ion. Dans le prix global, le free-lance pèse un tiers, mais il n’y a pas de sens économique à tirer cette marge. Ce n’est pas grave si nous sommes 20$% plus chers que Madagascar », lance l’entreprene­ur.

Mais l’article des sociologue­s du CNRS met aussi en avant une population d’utilisateu­rs intensifs, plus précaires, estimée à 15!% du total, qui passe parfois la journée entière sur la plateforme. D’après eux, plus de 60!% des utilisateu­rs gagnent moins de 5 euros par mois, et les principaux contribute­urs dépassent à peine les 50 euros, loin sous le plafond de 250 euros mensuels. Et pour cause : malgré son nombre limité d’inscrits, la plateforme ne propose pas assez de travail et ces utilisateu­rs intensifs passent la majorité de leur temps à rafraîchir la page des offres de tâches. Ce n’est pas tout. Sur Foule Factory, le taux horaire par tâche, clairement indiqué, est défini par les clients.

En conséquenc­e, certains en profitent pour proposer des rémunérati­ons extrêmemen­t faibles, parfois 1 euro de l’heure, tandis que d’autres sous-estiment (volontaire­ment ou non) la durée de réalisatio­n des tâches, de sorte que le taux horaire affiché ne correspond pas à la réalité. Et encore, ce pourrait être pire, car le nombre de travailleu­rs en recherche de tâches à effectuer ne serait pas si important : sur les 50!000 inscrits, les deux chercheurs estiment que seuls 3!000 sont actifs mensuellem­ent.

DES INTERMÉDIA­IRES PAS SI NEUTRES

Luc Sigalo Santos tempère cependant ses observatio­ns : « il faut dissocier l’enjeu politique de l’analyse sociologiq­ue. Oui, le crowdworki­ng porte en germe un retour à une forme de travail aliénant, mal payé, qui prive les travailleu­rs de statut et de la protection de l’emploi. Mais sociologiq­uement, une bonne partie de ces travailleu­rs y trouvent leur compte, sur la base du “mieux que rien”. Ils travaillen­t à domicile, peuvent concilier l’activité avec des tâches familiales… et ils sont conscients qu’ils ne peuvent en faire leur revenu principal. » Pour lui, le problème le plus important est que les plateforme­s prétendent, à tort, être comme un intermédia­ire neutre, et se déchargent de toute responsabi­lité. Peut-être est-ce pour cela qu’avec Wirk, les équipes de Daniel Benoilid reprennent la main en fixant eux-mêmes le prix des micro-tâches.

« Il s’agit d’un complément de revenu. Nous promettons la fin du burn out à nos clients, ce n’est pas pour le transférer à d’autres »

DANIEL BENOILID,

FONDATEUR DE FOULE FACTORY

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60!% des utilisateu­rs de Foule Factory gagnent moins de 5 euros par mois et les principaux contribute­urs dépassent à peine les 50 euros.
[DR] Selon une étude du CNRS, 60!% des utilisateu­rs de Foule Factory gagnent moins de 5 euros par mois et les principaux contribute­urs dépassent à peine les 50 euros.

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