La Tribune Hebdomadaire

«!L’edtech est un enjeu de souveraine­té éducative!»

- PROPOS RECUEILLIS PAR PHILIPPE MABILLE

ENTRETIEN La Fondation Digital New Deal tire la sonnette d’alarme dans son nouveau rapport sur l’éducation*. La France est un nain dans ce secteur clé, phagocyté par les champions chinois et américains de l’edtech. Les pistes de Marie-Christine Levet pour mieux contre-attaquer.

LA TRIBUNE – Votre rapport révèle le risque de vassalité éducative qui va aller en s’aggravant si nous ne réagissons pas très rapidement. Pourquoi!?

MARIE!CHRISTINE LEVET – Aujourd’hui, les jeunes passent plus de temps devant un écran que dans les salles de classe": six sur dix considèren­t YouTube comme leur premier outil d’apprentiss­age. La question n’est pas de savoir si l’éducation sera digitale ou pas, mais comment et par qui elle sera conçue et produite. En 2018, la France a investi 215 millions d’euros dans les startups de l’edtech, principale­ment dans les secteurs de la formation profession­nelle et de la formation continue. Les investisse­ments dans le milieu scolaire – primaire, collège, lycée (K12) – ne représente­nt, quant à eux, que 7 % du total des investisse­ments engagés, soit 15 millions d’euros. La France se situe finalement loin derrière la Chine et les États-Unis, qui concentren­t à eux seuls 75 % des investisse­ments edtech mondiaux, tous secteurs confondus. Les écarts sont abyssaux. En 2018 également, la Chine a investi plus de 4,5 milliards de dollars dans le numérique éducatif (contre 2,4 milliards de dollars en 2017), dont plus de la moitié se concentre sur le K12. Dans le même temps, les États-Unis ont investi 1,9 milliard de dollars, dont plus de 600 millions à destinatio­n du K12. Nous sommes largement distancés et les licornes du secteur de l’edtech – ces sociétés valorisées au-dessus de 1 milliard – sont chinoises et américaine­s.

Est-ce une vraie menace!?

Aujourd’hui, les Gafam équipent 50 % des écoles du monde. Ils rentrent dans nos salles de classe en donnant accès gratuiteme­nt à leurs produits pour créer des usages qui les rendent indispensa­bles. Ces groupes mondiaux ont des objectifs commerciau­x, et leur priorité n’est pas la qualité des contenus, ni l’éthique des services qu’ils offrent ou la protection de leurs clients. En ne faisant rien, nous laissons la voie libre aux géants du numérique. Souhaitons-nous les voir prendre à l’école la même place qu’ils ont prise dans tous les autres pans de notre vie"? Souhaitons-nous que les données de nos enfants soient traitées à Sea$le ou à Shanghaï"? C’est notre singularit­é culturelle qui est menacée. C’est la transmissi­on de nos valeurs humanistes, d’indépendan­ce critique, de liberté créative et d’éthique qui courent un risque immédiat"; il en va de notre souveraine­té éducative.

Pourtant, le marché du soutien scolaire se porte bien…

En effet, la France est l’un des marchés du soutien scolaire les plus florissant­s, avec 2 milliards d’euros annuels dépensés par les familles. Nous sommes aussi l’un des pays les plus inégalitai­res de l’OCDE en matière d’éducation. Chaque année, notre école de la République laisse de côté 100"000 enfants qui décrochent du système scolaire"; chaque décrocheur a un coût pour la nation de 230"000 euros, sans compter les dégâts sociaux et humains induits. La France chute dans tous les classement­s

« Souhaitons-nous voir les géants du numérique prendre à l’école la place qu’ils ont prise dans tous les autres pans de notre vie!?"»

éducatifs, notamment concernant les mathématiq­ues. Les inégalités d’accès aux meilleures ressources éducatives entre les territoire­s et, plus encore, selon les conditions sociales, sont flagrantes. Elles deviennent insupporta­bles pour les parents, pour les professeur­s, pour les élèves. C’est d’autant plus navrant que nous disposons d’un des budgets d’éducation par élève les plus élevés de l’OCDE.

Qu’est-ce que le numérique peut apporter à l’école!?

Bien utilisé, le numérique éducatif, autrement appelé «!edtech!», permet de me"re à l’échelle l’innovation pédagogiqu­e, de faciliter l’individual­isation des apprentiss­ages et l’évaluation en temps réel des progrès pour une diminution de l’échec scolaire. C’est un excellent complément des apprentiss­ages traditionn­els. L’edtech offre un enseigneme­nt plus ludique, et donc plus engageant. Elle permet aux élèves de développer les compétence­s nécessaire­s pour vivre au ##$ e siècle, celles que l’OCDE loue dans ses rapports ou encore celles que Yuval Noah Harari aborde dans ses ouvrages, à savoir l’esprit critique, la créativité, la communicat­ion et la collaborat­ion. Les enseignant­s qui utilisent des outils de correction libèrent, par exemple, plusieurs jours de travail ingrats et répétitifs, au profit de l’échange intelligen­t et utile avec leurs élèves. Le numérique se révèle être un puissant outil au service du professeur. Cependant, sans un sérieux accompagne­ment par les enseignant­s, de nouveaux écarts peuvent se creuser car l’appropriat­ion d’usages numériques est fortement conditionn­ée par le milieu social. Les élèves doivent être formés à un usage intelligen­t et critique des nouvelles technologi­es pour éviter la création de nouvelles inégalités.

Un des développem­ents les plus prometteur­s est l’arrivée de l’intelligen­ce artificiel­le dans l’éducation, dites-vous…

Les chercheurs en neuroscien­ces me"ent en avant l’utilité de l’intelligen­ce artificiel­le pour perme"re un apprentiss­age personnali­sé et adapté aux besoins de chaque élève. Lesétudesm­ontrentune­réductionp­ardeux du taux de décrochage dans les établissem­ents dont l’apprentiss­age est basé sur l’adaptive learning. Ces programmes, intégrant le numérique, perme"ent de cibler encore plus précisémen­t les élèves en difficulté tels que les dyslexique­s, les décrocheur­s ou encore les retards d’apprentiss­age. Les classement­s internatio­naux sont sans appel&: avec très peu de numérique ou au contraire beaucoup de numérique, les résultats sont inférieurs à la médiane. Néanmoins, ils sont supérieurs lorsqu’un équilibre raisonnabl­e, évalué et modéré est a"eint. Finalement, avec le numérique, on peut reproduire à une échelle massive ce que les professeur­s d’hier faisaient avec des classes plus petites. Avec l’utilisatio­n des data, on peut mesurer les progrès et les difficulté­s des élèves et ainsi créer des parcours d’apprentiss­age individual­isés. Le numérique ne va pas du tout remplacer le professeur, c’est un faux débat. Il va en revanche se me"re à son service pour l’aider à améliorer les résultats de ses élèves.

Dans quelle mesure la situation actuelle est-elle inquiétant­e!?

Sans stratégie de long terme, sans cadre spécifique, sans formation des enseignant­s digne de ce nom, sans budget de recherche, l’école ouvre ses portes en désordre aux équipement­iers, aux plateforme­s, aux outils logiciels d’acteurs privés étrangers, tout en ralentissa­nt le développem­ent des jeunes sociétés françaises de l’edtech. Dans son rapport intitulé Le service public numérique

pour l’éducation, la Cour des comptes dresse un constat sévère sur l’absence de lignes directrice­s au sein de l’Éducation nationale ou sur des investisse­ments publics mal fléchés dans des équipement­s très vite obsolètes. En effet, plus de 2 milliards d’euros ont été investis dans des plans d’équipement­s successifs, alors même que près de 97 % des élèves sont équipés à la maison. Malgré tout, la filière edtech française se bat, tant bien que mal, pour faire émerger des services de qualité, alors que ses pépites naissantes sous souvent sous-financées ou rachetées par des acteurs étrangers.

Comment créer une vraie filière de l’edtech en France!?

Selon une étude de la Banque des Territoire­s commandée à Deloi"e, le marché du numérique éducatif en France a"eignait péniblemen­t 89 millions d’euros en 2017, soit dix fois moins que nos voisins britanniqu­es. Les ressources numériques pédagogiqu­es sont les parents pauvres&: l’État dépense chaque année moins de 10 millions d’euros. Si l’on inclut les manuels scolaires numériques, les dépenses des collectivi­tés et celles des enseignant­s, on atteint 42 millions d’euros et, selon les profession­nels du secteur, au maximum 15 à 20 millions d’euros. À titre de comparaiso­n, depuis des décennies, le marché de l’édition scolaire – l’un des seuls marchés de l’édition à ne pas avoir été challengé par le tsunami numérique – représente annuelleme­nt plus de 300 millions d’euros. Notre école de la République n’a finalement pas encore vécu sa révolution digitale. Pour me"re en place une filière edtech française, je formule trois propositio­ns dans mon rapport&: la première, c’est de construire le socle. Tout d’abord, former les enseignant­s au numérique pour une pédagogie renouvelée et l’intégrer dans les programmes scolaires. Il s’agit aussi d’achever le raccordeme­nt en très haut débit des établissem­ents scolaires pour réduire les inégalités entre les territoire­s. La deuxième, c’est de déconcentr­er l’achat public au plus près des besoins des enseignant­s et de leur laisser choisir leurs ressources. Aujourd’hui, celui qui utilise n’est pas celui qui commande, ni celui qui prescrit. Il faut donner plus de poids aux territoire­s&! Les Régions innovent dans le numérique&: encourageo­ns-les à flécher des budgets vers les établissem­ents. Ce"e autonomie doit être assurée par un cadre de confiance fixé par le ministère. Enfin, il faut faire de l’éducation innovante une priorité d’investisse­ment de l’État et du prochain programme d’investisse­ment d’avenir (PIA), pour faire émerger des champions français capables de rivaliser avec les acteurs étrangers. À titre d’exemple, le PIA a financé un programme intégrant l’intelligen­ce artificiel­le à l’éducation de 12 millions d’euros, sur six projets pendant deux ans… Au même moment, le chinois TAL Education a dépensé, à lui seul, 150 millions en une année dans ce domaine. Il nous faut aller plus vite, c’est du futur de nos enfants dont il est question&! Il faut une prise de conscience de toute la puissance publique&: il s’agit d’une priorité pour notre souveraine­té nationale.!

*!«!Préserver notre souveraine­té éducative": soutenir l’edtech française!», sur thedigital­newdeal.org dès le 6 décembre.

«!L’edtech un excellent complément des apprentiss­ages traditionn­els. Elle o"re un enseigneme­nt plus ludique, et donc plus engageant!»

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#ISTOCK$ Les élèves doivent être formés à un usage intelligen­t des nouvelles technologi­es pour éviter l’émergence de nouvelles inégalités.

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