La Tribune Hebdomadaire

« Washington a organisé un système de pillage de données des entreprise­s françaises!»

ENTRETIEN Selon l’auteur du rapport sur les lois extraterri­toriales américaine­s, les États-Unis empêchent les entreprise­s européenne­s de commercer librement. Il nous livre ses pistes pour en sortir.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL CABIROL

« Les États-Unis ont trouvé une arme pour se projeter dans le monde entier et réguler le commerce mondial à#leur propre profit »

LA TRIBUNE – Votre rapport sur les lois extraterri­toriales américaine­s, publié à l’été 2019, est-il un coup de poing tapé sur la table contre ces procédures extrajudic­iaires!?

RAPHAËL GAUVIN – Je n’ai pas été le premier à le dire. Il y a eu, avant moi, le rapport Lellouche-Berger, qui était le premier cri d’alarme. À l’issue de plus de 250 auditions, il y a eu vraiment un constat partagé : une instrument­alisation de ces procédures extrajudic­iaires par les pouvoirs publics américains. Sur les 24 plus grosses condamnati­ons du DoJ, le ministère de la Justice américain, dans des affaires de corruption, 14 concernent des entreprise­s européenne­s. En revanche, les entreprise­s américaine­s sont la plupart du temps épargnées et il n’y a aucune poursuite engagée contre des entreprise­s russes et chinoises. Ce qui montre bien qu’il y a une véritable instrument­alisation de ce"eprocé dure au service de l’ économie et des entreprise­s américaine­s. L’objectif du rapport était également d’apporter des solutions très concrètes pour rétablir notre souveraine­té judiciaire et mieux protéger nos entreprise­s dans le cadre de ces procédures.

Mais ce type de dossier se résout au niveau politique, surtout avec les États-Unis, non!?

Le rapport n’a pas vocation, ni ambition d’apporter une solution à la totalité de la problémati­que de l’extraterri­torialité américaine. C’est sûrement une réponse qui doit être engagée au niveau politique français et sans doute au niveau européen. Cela va être le défi des prochains mois, des prochaines années. Le général de Gaulle disait qu’il faut regarder les Américains

« droit dans les yeux » .

Que pouvez-vous apporter aux entreprise­s françaises prises dans ces procédures!?

Nous proposons des instrument­spourqueno­sentrepris­es puissent se défendre dans ces procédures. Car elles sont vulnérable­s. Nous préconison­s trois pistes d’action, dont la modernisat­ion de la loi de 1968, qui n’est pas une loi de blocage, mais une loi d’aiguillage. Ce"e modernisat­ion doit imposer aux autorités publiques américaine­s de passer par les voies de la coopératio­n judiciaire internatio­nale. L’objectif est de reme"re l’État entre les entreprise­s et les pouvoirs publics américains afin de faire respecter un certain nombre de garanties inscrites dans des traités. Il faut absolument les imposer pour que nos entreprise­s ne se retrouvent pas seules face aux autorités publiques américaine­s, qui ont organisé un système de pillage de données des entreprise­s françaises. Il y a aussi des risques de fuite d’informatio­ns stratégiqu­es des entreprise­s françaises vers les États-Unis.

Pourtant cette loi n’était même"pas respectée par les Américains…

On s’est effectivem­ent posé la question s’il fallait conserver ce"e loi de 1968 qui était tombée en désuétude. En 2007, les Américains avaient même réussi à la contourner. Mais nous avons voulu la rendre effective pour que les Américains la respectent. Cela passe par l’ augmentati­on de l’ amende encourue, qui doit passer de 18#500 euros à près de 3 millions d’euros pour les entreprise­s qui ne respectent pas cette loi. Celle-ci interdit à toute entreprise française de communique­r directemen­t des documents aux pouvoirs publics étrangers sans passer par les voies de la coopératio­n. Si une entreprise y porte a"einte, elle est condamnée pénalement.

Les entreprise­s françaises sont placées entre le marteau et l’enclume...

C’est un instrument qui reste à manier avec délicatess­e et intelligen­ce parce que l’on place effectivem­ent nos entreprise­s entre le marteau et l’enclume. Elles ont des demandes des autorités publiques américaine­s avec des sanctions à la clé et, nous, on leur impose de passer par les voies de la coopératio­n judiciaire internatio­nale.

Vous préconisez de protéger les avis juridiques des entreprise­s. Pourquoi et pour quels objectifs!?

Nous nous sommes rendu compte en faisant du droit comparé que la France était le seul pays au monde qui ne protégeait pas les avis juridiques de ses entreprise­s. Dans plusieurs négociatio­ns entre le ministère de la Justice américain et les entreprise­s françaises, on s’est rendu compte que le DoJ avait entre ses mains ces avis juridiques. Ils servent de conseils ou d’alertes sur des affaires en cours pour que les dirigeants puissent prendre leur décision de manière éclairée. À partir du moment où ces conseils ne sont pas protégés, le DoJ s’en sert pour accuser les entreprise­s de leur connaissan­ce sur les risques encourus.

Pourquoi ne pas faire évoluer le droit de l’avocat en entreprise!?

En France, il y a des blocages. Des services d’enquêteurs considèren­t que cela pourrait porter a"einte à l’efficacité des enquêtes. Il faut donc me"re en place un système qui perme"e une protection sans porter atteinte à celle-ci. Ce qui n’est pas du tout le cas dans les autres pays, notamment aux États-Unis où ces avis sont protégés. Cela n’empêche pas les enquêtes d’aboutir. Mais nous devons rassurer en France.

Cela dit, la protection des avis juridiques n’a pas sauvé les entreprise­s allemandes, par exemple, d’énormes amendes du DoJ…

Bien sûr. Ce n’est en aucun cas une règle qui perme"ra d’arrêter les enquêtes, ni les condamnati­ons. C’est juste donner à nos entreprise­s une arme supplément­aire pour se défendre dans ce type de procédure. Le DoJ a utilisé ces avis contre des entreprise­s françaises. Si l’avis n’avait pas été communiqué, cela n’aurait pas empêché la condamnati­on, mais réduit l’ampleur de la condamnati­on.

Comment peut-on lutter contre le Cloud Act!?

Le Cloud Act donne la possibilit­é aux autorités publiques américaine­s de recueillir dans le cadre d’investigat­ions les pièces, en s’adressant non pas directemen­t aux entreprise­s françaises, mais en passant par des services de cloud, donc par les Gafa. Tout cela sans prévenir, bien sûr, les entreprise­s françaises, et quand bien même les serveurs seraient situés sur le territoire français. On voit bien que c’est un pas de plus vers l’extraterri­torialité et%un contournem­ent complet de la coopératio­n judiciaire internatio­nale.

Que proposez-vous!?

Nous proposons de créer un conflit de loi, qui va peser sur les Gafa. D’un côté, ils sont tenus par les autorités américaine­s de leur communique­r les pièces sur les entreprise­s françaises et, de notre côté, on leur interdit de les communique­r. On leur conseille de passer par les voies de la coopératio­n judiciaire internatio­nale. Et si les Gafa n’obtempèren­t pas, on les sanctionne­ra et on les sanctionne­ra très durement. Dans ce cadre, on propose d’étendre la sanction prévue par le RGPD, qui est à hauteur de 4#% du montant du chiffre d’affaires mondial, aux personnes morales. On les met entre le marteau et l’enclume.

Des pays comme l’Inde ou encore la Russie envisagent d’imiter les États-Unis en mettant en place des lois extraterri­toriales. Faut-il le craindre!?

S’il y a une multiplica­tion de ces%procédures, cela va tuer le commerce internatio­nal. C’est, bien sûr, une menace. Les États-Unis ont trouvé cette a r me juridique, qui a commencé à se développer après les attentats du 11 septembre 2001. Une arme qui a pris de l’ampleur après la crise financière. Pour les États-Unis, les lois extraterri­toriales sont plus qu’une arme dans la guerre économique : ils ont trouvé une arme pour se projeter dans le monde entier, réguler le commerce mondial à leur propre profit, sans envoyer un seul GI. Car cela va désormais au-delà des affaires de corruption, avec le régime de sanctions qu’ils imposent au monde entier. Cela a été le cas avec l’Iran où, là, le combat éthique est complèteme­nt mis de côté.

C’est-à-dire!?

Dans la lu"e contre la corruption, les Américains ont mis en avant le combat éthique de la lutte contre la corruption en disant : « On fait le ménage parce que vous ne le faites pas. » La France y a répondu en me"ant en place la loi Sapin 2. Cet argument ne marche absolument plus avec les sanctions unilatéral­es : ils empêchent l’Europe et les entreprise­s européenne­s de commercer librement. C’est une atteinte très, très grave à notre souveraine­té. Il faut donc une réponse politique.

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!ISTOCK" Afin de protéger les entreprise­s françaises, «"il faut imposer aux autorités publiques américaine­s de"passer par les voies de la coopératio­n judiciaire internatio­nale"», a#rme Raphaël Gauvin.
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!DR" Raphaël Gauvin est député LREM de Saône-et-Loire.

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