La Tribune Hebdomadaire

Souveraine­té numérique : les nuages noirs s’amoncellen­t

INTERNET Non seulement l’Europe est tributaire des services des géants américains du Net, qui siphonnent les données des citoyens et des entreprise­s, mais ses réseaux télécoms suscitent désormais la convoitise des Chinois.

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PIERRE MANIÈRE « Le Cloud Act permet un accès direct aux données, y compris celles des entreprise­s, sans possibilit­é de contrôle par un juge européen »

THOMAS COURBE, PATRON DE LA DIRECTION GÉNÉRALE DES ENTREPRISE­S !DGE"

C’est un fait : le Vieux Continent est devenu une colonie numérique des géants américains du Net. Ces dernières années, les particulie­rs sont devenus accros au réseau social Facebook et à Google pour les mails et la recherche en ligne. Les entreprise­s affichent la même addiction. Elles sont devenues dépendante­s d’Amazon Web Services, le service cloud de référence du mastodonte de Jeff Bezos, ou d’Azure, celui de Microsoft. Comme le décrit Pierre Bellanger, le PDG de Skyrock, l’Europe s’est muée en « garde-manger » numérique des États-Unis (lire page 9). Et les Gafa n’en restent pas là : ils capitalise­nt sur leur puissance et sur leur incroyable force financière pour développer des services qui relevaient jusqu’alors du monopole exclusif des États. Le plus emblématiq­ue d’entre eux est sans nul doute le projet de monnaie numérique de Facebook, le fameux Libra (lire page 10).

L’ÉPOUVANTAI­L DU CLOUD ACT AMÉRICAIN

Dans un rapport publié en octobre 2019, le Sénat tirait la sonnette d’alarme concernant ce#e perte importante de souveraine­té pour la France, laquelle a désormais des conséquenc­es très concrètes. Son rapporteur, Gérard Longuet, prend en exemple la récente taxe française sur les services numériques. « En décidant de faire cavalier seul sur la taxation des géants du numérique, pour répondre à un objectif qu’on ne peut lui reprocher, celui de rétablir l’équité fiscale entre les entreprise­s, la France s’expose aux représaill­es américaine­s, constate le sénateur. Ce!e menace est d’ailleurs l’une des illustrati­ons les plus frappantes des limites de la souveraine­té française vis-à-vis des acteurs du numérique. »

Outre l’aspect fiscal, c’est surtout le siphonnage d’un grand nombre de données des citoyens et des entreprise­s par les géants américains qui affole les pouvoirs publics. « Nous sommes confrontés à une loi américaine, le Cloud Act, qui inquiète les entreprise­s européenne­s, constate Thomas Courbe, le patron de la Direction générale des entreprise­s (DGE). La réalité, c’est que cette loi est problémati­que parce qu’elle permet [pour des motifs de sécurité nationale, ndlr] un accès direct aux données, y compris celles des entreprise­s, quelle que soit leur localisati­on, sans possibilit­é de contrôle par un juge européen. Cet accès aux données est sans limite, notamment d’un point de vue quantitati­f, et il est effectué à l’insu de l’entreprise concernée comme de l’État. »

En réponse au Cloud Act, avec le souci de reprendre au moins le contrôle des données les plus importante­s, la France soutient une solution de « cloud de confiance ». « Il y a une pertinence à soutenir une offre européenne, explique Thomas Courbe. À la demande du ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le#Maire, nous y travaillon­s avec les industriel­s. L’idée est d’apporter des solutions qui ne seraient pas généralist­es, mais concernera­ient les données sensibles des entreprise­s. » Il n’empêche que, pour beaucoup, l’Europe a pris trop de retard dans le cloud, et disposer d’une vraie solution souveraine relève de l’utopie. Certains industriel­s, comme Thales, misent plutôt sur le chiffremen­t afin de protéger les données stockées hors du territoire national.

DES INQUIÉTUDE­S SUR L’ESSOR DE HUAWEI

Reste que, pour avoir la main sur les données, un cloud souverain ne suffit pas. Il convient d’avoir également la maîtrise des réseaux, vitaux pour la circulatio­n des données. Sur ce front, l’essor de Huawei, devenu numéro$un des équipement­s télécoms devant les européens Ericsson et Nokia, préoccupe le Vieux Continent (lire page 12). Le groupe de Shenzhen, qui s’est taillé une grosse part des réseaux 4G en Europe, veut se renforcer avec l’arrivée de la 5G. Mais certains États, dont la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne, redoutent d’être trop dépendants d’une technologi­e chinoise, et craignent que celle-ci ne soit utilisée comme un cheval de Troie par Pékin pour écouter les communicat­ions.

Dans un domaine tout aussi stratégiqu­e, la France s’efforce de préserver son avantage dans le secteur des câbles sous-marins, essentiels pour les communicat­ions interconti­nentales. L’exécutif veut impérative­ment conserver dans son giron l’activité du champion Alcatel Submarine Networks, que Nokia a récupéré en 2015 lors du rachat d’Alcatel (lire page 13). Pourquoi ces câbles sous-marins sont-ils aussi importants%? Notamment parce qu’ « en France 80$% du trafic national part aux États-Unis, relevait Pierre Bellanger lors d’une interventi­on$à l’Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice (INHESJ), en novembre 2019. Une coupure de trafic, à ce niveau de dépendance, à ce niveau d’optimisati­on des processus par les données, est une interrupti­on de nation. C’est le bouton off du pays. »

LE DÉMANTÈLEM­ENT DES GAFA EN QUESTION

À l’instar de la France, plusieurs États européens appellent Bruxelles à prendre enfin en compte les enjeux de souveraine­té numérique. L’idée est d’abord de réviser l’antitrust, et de « n’avoir aucun tabou sur la question du démantèlem­ent des grands acteurs d’Internet », comme le souhaitait Sébastien Soriano, le président de l’Arcep, le régulateur français des télécoms, dans nos colonnes en septembre dernier. « Le fait qu’un acteur comme Google ait pu racheter la régie publicitai­re DoubleClic­k, le système d’exploitati­on Android, qui lui donne une position prépondéra­nte dans le mobile, ou# YouTube, est absolument incroyable quand on y réfléchit a posteriori », renchériss­ait-il. En outre, beaucoup plaident pour une régulation forte des géants du numérique. « Pour ces acteurs, il faut, au-delà des règles de la concurrenc­e, prévoir des éléments de régulation perme!ant d’assurer le bon fonctionne­ment des marchés, souligne Thomas Courbe. Il y a des situations où certains sont très dominants, et bénéficien­t des effets de réseaux propres à Internet. C’est un champ important de la souveraine­té numérique puisqu’il y a des enjeux de captation de la valeur économique. Il faut remettre de l’équité sur ces marchés. » Ce qui ne sera pas, c’est peu dire, chose facile.

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!ISTOCK" Les autorités françaises travaillen­t sur une solution de « cloud de confiance » afin de contrer la mainmise américaine sur les données.

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