La Tribune Hebdomadaire

Huawei, un loup dans la bergerie des télécoms européenne­s

STRATÉGIE Devenu l’équipement­ier le plus puissant du monde, le géant chinois s’est taillé une place de choix dans les réseaux mobiles du Vieux Continent. Plusieurs États, dont la France, veulent désormais limiter son influence.

- PIERRE MANIÈRE

Avec Nokia et Ericsson, l’Europe possède deux cadors des équipement­s télécoms. Ces deux champions, au rayonnemen­t mondial, ont permis au Vieux Continent d’assurer sa souveraine­té dans le domaine très sensible des infrastruc­tures de réseaux mobiles. Mais la percée fulgurante de Huawei a reba!u les cartes. Le groupe de Shenzhen n’a cessé, ces dernières années, de tailler des croupières à ses rivaux européens. Aujourd’hui, Huawei est devenu l’équipement­ier le plus puissant du monde. Selon le cabinet IHS Markit, le dragon chinois possède 31"% du marché des infrastruc­tures mobiles, devant le suédois Ericsson (27"%) et le finlandais Nokia (22"%). En Europe, de nombreux opérateurs privilégie­nt désormais Huawei pour déployer leurs réseaux mobiles. À commencer par Deutsche Telekom, le plus gros acteur du Vieux Continent, qui utilise des équipement­s du groupe chinois sur plus de la moitié de ses infrastruc­tures. En France, SFR et Bouygues

Telecom recourent également à Huawei sur respective­ment 47"% et 52"% de leurs réseaux. Dans l’Hexagone, « Huawei est rentré timidement au temps de la 3G, constate Alexandre Iatrides, analyste chez Oddo BHS. Mais c’est avec la 4G qu’ils se sont considérab­lement renforcés. »

!"AVEC LES CHINOIS, ÇA MARCHE MIEUX"#

Comment expliquer ce choix"? En juin 2016, lors d’une audition au Sénat, Patrick Drahi, le propriétai­re et chef de file d’Altice, la maison mère de SFR, n’y allait pas par quatre chemins. «!Les Chinois sont très compétents, on les a souse s t i més, b o mbardait- i l . Aujourd’hui, dans le mobile, on m’a dit qu’il faut acheter français, et j’achète français. Sauf qu’avec les Chinois, je m’excuse de vous le dire, ça marche mieux. Ils ne sont pourtant pas moins chers : Alcatel [l’équipement­ier français qui a été racheté par Nokia début 2016, ndlr] fait les mêmes prix. Mais [avec Huawei], ça marche mieux. C’est triste à dire… » S’il y a vingt ans, Huawei se contentait de copier plus ou moins bien les produits européens, ce!e période est révolue. À présent, celui-ci dispose de plus de chercheurs que Nokia et Ericsson, et façonne des équipement­s reconnus, d’un point de vue technologi­que, comme les meilleurs. Pour faire son nid sur le marché des équipement­s télécoms, le groupe chinois a longtemps joué la mélodie des prix bas. Une politique commercial­e ultra-agressive rendue possible par les largesses de Pékin. C’est ce que souligne JeanFranço­is Dufour, directeur du cabinet DCA Chine-Analyse, dans son ouvrage Made by China. Les secrets d’une conquête industriel­le (Dunod, 2012). Certaines entreprise­s stratégiqu­es chinoises ont bénéficié d’un « système massif de subvention­s indirectes, grâce aux énormes lignes de crédit, qui alimentent leurs budgets de recherche et de prospectio­n commercial­e, consenties par les banques d’État, relève-t-il, citant un rapport confidenti­el de la Commission européenne. Huawei aurait ainsi bénéficié en 2009 de facilités de trésorerie à hauteur de 30 milliards de dollars, alors que son chiffre d’affaires pour ce#e année se situait à hauteur de 20 milliards. » « La montée en puissance de Huawei a eu lieu au début des années 2000, se rappelle pour sa part Sébastien Sztabowicz, analyste chez Kepler Cheuvreux. Le groupe est arrivé en cassant les prix. Il était largement subvention­né par l’État chinois, ce qui lui perme#ait de supporter des niveaux de rentabilit­é assez faibles. Huawei avait un pouvoir énorme sur le financemen­t. Dans les pays émergents, en Afrique notamment, Huawei offrait aux opérateurs télécoms des conditions de financemen­t particuliè­rement a#ractives avec des prix très inférieurs à la concurrenc­e. Dans certains pays, ils ont capté la quasi-totalité du marché. »

L’UE FACE À UNE CONCURRENC­E FÉROCE

Cette stratégie s’est avérée diabolique­ment destructri­ce pour les équipement­iers européens. Pour Sébastien Sztabowicz, « les avertissem­ents sur résultats d’Alcatel, au milieu des années 2000, sont directemen­t imputables à l’agressivit­é de Huawei sur le marché des réseaux ». Durement touchés par ce!e concurrenc­e, conjuguée à des errements s t r a t é g i ques, les équipement­iers européens ont multiplié d’énormes plans sociaux. Chez Alcatel-Lucent, à partir de 2013, plus de 10"000#postes ont été supprimés avant le rachat du groupe par Nokia. Aujourd’hui, ce dernier est toujours en difficulté et continue de tailler dans ses effectifs. Ericsson, pour sa part, va certes mieux depuis un an. Mais il en a payé le prix fort, e n s u p p r i mant p l u s d e 20"000#emplois en trois ans. Bruxelles a sa part de responsabi­lité. « Les politiques n’ont pas bien géré ce dossier », juge Sébastien Sztabowicz. La pression de la régulation et la politique de la concurrenc­e de l’UE ont certes profité aux consommate­urs, qui payent beaucoup moins cher leurs abonnement­s. Mais cela a mécaniquem­ent réduit les marges des opérateurs. Dans ce contexte, beaucoup ont vu dans Huawei un moyen de les préserver. Au moins en partie. À l’heure actuelle, alors que la 5G commence à être déployée, la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et d’autres pays européens ne veulent plus dérouler le tapis rouge à Huawei. Depuis des mois, certains réfléchiss­ent à des mesures visant à interdire ou à limiter le groupe chinois. Un argument revient systématiq­uement : celui de la sécurité des réseaux. Selon certains services de renseignem­ent, les produitsde­Huaweicons­titueraien­t un risque, car ils pourraient servir de cheval de Troie à Pékin pour espionner ou interrompr­e les communicat­ions. C’est ce que clame Washington, qui a banni Huawei et son compatriot­e ZTE du marché américain de la 5G. En France, les inquiétude­s à l’égard du groupe chinois ne datent pas d’hier. Jusqu’à présent, des règles informelle­s existaient, et interdisai­ent aux opérateurs de déployer des équipement­s Huawei dans certaines infrastruc­tures sensibles (les « coeurs de réseaux »), à Paris, et près des lieux de pouvoir. Mais un autre argument, plus économique lui, revient aussi : la volonté de limiter la part de marché de Huawei dans les réseaux, et d’éviter qu’il décroche trop de contrats.

LA CAROTTE ET LE BÂTON

Ces préoccupat­ions ont notamment poussé la France à se doter, l’été dernier, d’une nouvelle loi visant à assurer la sécurité des réseaux mobiles. Celle-ci oblige les opérateurs à demander le feu vert de l’exécutif pour tout déploiemen­t d’équipement­s et de logiciels. Le gouverneme­nt a beau clamer qu’il ne cible pas Huawei et que ce dernier est le bienvenu, il s’est, dans les faits, doté d’une arme de choix pour interdire ou limiter son empreinte dans le pays. Cette situation préoccupe énormément les opérateurs, qui appellent depuis des mois l’exécutif à expliciter clairement sa doctrine à l’égard du groupe chinois. Chassé du marché de la 5G aux ÉtatsUnis, lesquels ne ménagent pas leurs efforts pour bouter Huawei hors d’Europe, le groupe de Shenzhen mène de son côté un intense lobbying pour garder sa place sur le Vieux Continent.

Le groupe, qui hurle que les soupçons d’espionnage sont infondés, manie parfois la carotte. Liang Hua, le président du groupe, a récemment indiqué qu’il souhaitait acheter pour 4 milliards de dollars de composants et d’équipement­s en France. Le dirigeant a évoqué également la possibilit­é d’ouvrir une usine en Europe.

Mais, en parallèle, la Chine manie aussi le bâton. Mi-déc e mbr e , l ’ a mba s s a d e u r chinois à Berlin s’est montré très menaçant. En cas d’interdicti­on de Huawei outre-Rhin, Pékin pourrait, a-t-il laissé entendre, s’en prendre à la puissante industrie automobi l e a l l e mande, dont la Chine# est le premier marché.#Dur, dur, désormais, de préserver sa souveraine­té dans les télécoms.#

«"Le groupe est arrivé en cassant les"prix. Dans certains pays, il a capté la quasitotal­ité du marché"»

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