La Tribune Hebdomadaire

«!À Bruxelles, il y a un changement d’état d’esprit sur les enjeux de souveraine­té!»

ENTRETIEN Le patron de la DGE revient sur la politique nouvelle du gouverneme­nt visant à protéger les grands groupes et les pépites industriel­les et technologi­ques françaises des appétits étrangers.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL CABIROL ET PIERRE MANIÈRE

«!L’Europe considère qu’il est légitime que les États aident leurs industriel­s à émerger. C’est notamment le cas pour les batteries des voitures électrique­s!»

LA TRIBUNE – Comment la France protège-t-elle ses entreprise­s et ses pépites des groupes étrangers!?

THOMAS COURBE – La DGE, sous l’autorité de Bruno Le Maire, ministre de l’Économie et des Finances, a mis en place une stratégie nouvelle. Désormais, notre politique de développem­ent économique, industriel et de soutien à l’économie est étroitemen­t corrélée à la politique de sécurité et de souveraine­té économique­s. C’est la raison pour laquelle, à l’occasion de ma nomination, les postes de commissair­e à l’informatio­n stratégiqu­e et à la sécurité économique et de directeur général des entreprise­s ont été fusionnés. Depuis un an, nous avons renforcé la protection de nos actifs stratégiqu­es. De grandes entreprise­s faisaient déjà l’objet de l’a!ention des pouvoirs publics, mais nous avons inclus d’autres acteurs importants, comme les laboratoir­es de recherche ou les startups.

Avez-vous une cartograph­ie de ces acteurs!?

Absolument. Et c’est nouveau. Nous avons élaboré une cartograph­ie précise de l’ensemble des actifs stratégiqu­es que nous souhaitons particuliè­rement protéger. Celle-ci est mise à jour au quotidien. Elle n’est pas publique. Mais l’enjeu porte plutôt sur les plus petites entreprise­s. Certaines PME peuvent avoir beaucoup de valeur, et il faut les avoir identifiée­s elles aussi pour être en mesure de mieux les protéger contre tout type de menace.

Revenons sur un cas ancien. Beaucoup estiment qu’en 2014 la vente de l’équipement­ier télécoms Alcatel au finlandais Nokia a constitué une perte de souveraine­té pour la France. Qu’en dites-vous!?

Ce qui est sûr, c’est que les équipement­s télécoms sont clairement un secteur stratégiqu­e, ils représente­nt un fort enjeu en matière de souveraine­té économique et de souveraine­té au sens large. Avec la 5G et l’arrivée des véhicules autonomes, de l’hôpital connecté, des usines connectées, les enjeux de sécurité des réseaux mobiles sont beaucoup plus sensibles. C’est la raison pour laquelle la s e c r é t a i r e d’ État Agnès Pannier-Runacher a défendu la loi d’août 2019, pionnière en Europe, qui perme!ra de vérifier en amont les logiciels et les équipement­s 5G.

Reste que nous n’avons plus d’équipement­ier français…

Il est clair que nous avons besoin d’équipement­iers télécoms en Europe. Dans notre vision de la souveraine­té économique, nous estimons que dans certains domaines stratégiqu­es il faut des acteurs français. Dans d’autres, en revanche, nous pouvons nous contenter d’acteurs européens. L’essentiel, c’est qu’il y ait bien, toujours, des groupes européens présents. Dans un secteur différent mais tout aussi stratégiqu­e, celui des batteries pour les véhicules électrique­s, c’est par exemple ce qui nous pousse à financer, avec l’Allemagne, l’émergence d’un acteur européen. L’idée est d’associer le français Saft, qui a la maîtrise technologi­que de la conception des ba!eries, et un constructe­ur automobile, PSA, qui sait produire en masse. Nous avons besoin de la combinaiso­n de ces deux expertises pour créer un nouvel acteur industriel européen dans ce domaine.

Mais le risque, c’est qu’un acteur, lorsqu’il n’est plus français, puisse se faire racheter par une puissance non européenne. On prête par exemple aux Américains la volonté de mettre la main sur l’équipement­ier suédois Ericsson…

Le débat actuel montre que tout le monde juge que les équipement­s télécoms sont stratégiqu­es. La Chine a des équipement­iers, l’Europe aussi, et les États-Unis se rendent compte qu’ils n’en ont plus.

Quelles activités sont particuliè­rement menacées!? Et pouvez-vous tirer un premier bilan du renforceme­nt du dispositif sur les investisse­ments étrangers en France (IEF), qui a élargi, en janvier 2019, le contrôle de l’État sur les investisse­ments étrangers dans les secteurs sensibles!?

Notre nouvelle politique nous permet d’avoir plus de remontées que par le passé. Nous cernons mieux les marques d’intérêt qu’il peut y avoir à l’égard d’entreprise­s que l’on veut protéger. Parmi les domaines qui suscitent le plus d’appétence, il y a l’intelligen­ce artificiel­le et le stockage de données. Nous avons d’ailleurs ajouté ces secteurs dans le règlement IEF. Il y a aussi la microélect­ronique, un secteur technologi­que clé pour l’économie.

L’ennui, c’est qu’il y a des domaines où la France n’est plus souveraine. La DGSI vient de renouveler son contrat avec Palantir, le spécialist­e américain de l’analyse des données…

Notre démarche est d’identifier les domaines où il est crédible d’avoir une offre française compétitiv­e. Elle n’a de sens que si on reconnaît que ce n’est pas le cas partout. Dans l’intelligen­ce artificiel­le, par exemple, notre ambition est de positionne­r la France au même niveau que les États-Unis ou la Chine. Ce!e stratégie doit avoir une dimension européenne, et nous voulons la développer dans des marchés particulie­rs, où nous avons des atouts. Sur l’IA embarquée, qui est un secteur d’avenir, nous pouvons être leader.

À Bruxelles, les enjeux de souveraine­té sont-ils une priorité!?

Il y a un vrai changement d’état d’esprit de l’Europe sur ces sujets. Ces dernières années, nous avons assisté à des évolutions qui étaient impensable­s il y a cinq ans, avec notamment le règlement sur le filtrage des investisse­ments étrangers. Aujourd’hui, sur les chaînes de valeur stratégiqu­es, l’Europe considère qu’il est légitime que les États aident leurs industriel­s à émerger. C’est notamment le cas pour les batteries des voitures électrique­s. En juillet 2019, la Commission a également déclaré qu’il était possible d’exclure des offres de pays extra-européens sur les marchés publics, en faisant le lien avec sa communicat­ion du mois de mars sur la Chine.

Avoir une loi de blocage européenne, et pas seulement française, ce serait fabuleux…

Oui, et cela reste notre horizon. Mais en a!endant, nous avons en France une loi qui date de 1968, et que nous souhaitons rendre plus effective et plus efficace, dans le cadre de la réflexion menée par le député Gauvain, notamment en définissan­t mieux ce que sont les informatio­ns sensibles des entreprise­s (lire aussi

page 7). Nous poussons aussi pour avoir un tel texte au niveau européen. Mais il faut reconnaîtr­e que nous n’avons pas encore réussi à convaincre nos partenaire­s européens comme nous l’avons fait, par exemple, sur le règlement sur les investisse­ments étrangers.

Le gouverneme­nt a surpris dans la gestion du cas Latécoère. Dans le cadre d’une procédure IEF, le fonds américain qui souhaite racheter le groupe doit désormais s’associer à un investisse­ur français s’il veut l’emporter. Cette manoeuvre, inédite, peut-elle être généralisé­e!?

Tous les dossiers se traitent au cas par#cas. Le règlement IEF nous permet#d’avoir un éventail de solutions large lorsqu’un investisse­ur étranger# veut prendre le contrôle d’un actif#stratégiqu­e.

La politique de la concurrenc­e de l’UE ne nuit-elle pas à la souveraine­té économique!? Le blocage de la fusion entre Alstom et Siemens par Bruxelles a été, sous ce prisme, très critiqué, au regard de la montée en puissance de la China Railway Rolling Stock Corporatio­n (CRRC), le numéro un mondial des équipement­s ferroviair­es…

Nous militons clairement pour une autre politique de la concurrenc­e. Cet été, nous avons proposé avec l’Allemagne et la Pologne une révision de la politique européenne de concurrenc­e, notamment sur le contrôle des concentrat­ions et sur les plateforme­s numériques. L’idée n’est pas de renverser la table. Ce!e politique est un atout pour le marché intérieur, et a bénéficié au consommate­ur. Toutefois, il faut désormais mieux tenir compte du fait que les entreprise­s européenne­s font face à des concurrent­s chinois et américains très soutenus par leurs gouverneme­nts. Certaines adaptation­s sont nécessaire­s pour y faire face. Les récentes déclaratio­ns de Margrethe Vestager sur les évolutions de la politique de concurrenc­e européenne sont d’ailleurs un signal très positif en ce sens.#

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"ROMUALD MEIGNEUX/SIPA# Pour Thomas Courbe, il faut des acteurs français, ou, à défaut, européens, dans certains domaines stratégiqu­es.

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