Carlos Ghosn ou la fin du charisme autoritaire en entreprise
ANALYSE À la suite de la conférence de presse donnée par Carlos Ghosn à Beyrouth, au Liban, Élodie Mielczareck propose un décryptage de ce que révèle son intervention sur la posture du dirigeant d’entreprise d’aujourd’hui.
Ghosn like the wind », c’est la plaisanterie qui circule en ce moment sur les réseaux sociaux, à la suite de la conférence de presse tenue par l’ancien patron de Renault jeudi!8 janvier. Que peut-on retenir de ce"e intervention#? Y a-t-il des éléments pertinents à décrypter dans ses gestes et ses mots#? Oui. Ce"e dernière question doit même être abordée sous un angle plus large : celle du charisme. Une thématique cruciale pour les dirigeants d’entreprise qui se retrouvent sous la lumière médiatique. J’aimerais ici confronter deux points de vue, complémentaires, sur une définition possible du « charisme ». L’un propose une vision quasi « innée » de ce"e qualité, l’autre insiste davantage sur ses racines sociologiques.
UN ARCHÉTYPE D’HOMME PUISSANT
Mais avant, revenons sur l’étymologie grecque de ce terme, issu de « kharis », ce qui brille, ce qui réjouit. Dans un sens littéral, le charisme est en lien avec la tradition judéo-chrétienne, et renvoie à une forme de « grâce divine » accordée à un humain, le rendant ainsi « extraordinaire ». Le charisme, c’est une faveur accordée par les dieux. Ce don exceptionnel doit être « utilisé » à des fins altruistes, c’est-à-dire orienté vers le « bien commun », et non pour son destin égotique. Ensuite, impossible de ne pas évoquer la théorie wébérienne qui rend compte de trois principes de domination : la domination traditionnelle, où le pouvoir est légitimé par son rapport aux valeurs passées, à l’héritage culturel et ancestral des individus#; la domination rationnelle légale, où le pouvoir est fondé sur le respect de la loi, du règlement et des procédures formelles#; enfin, la domination charismatique, où le pouvoir est construit sur la personnalité et l’autorité du « chef ».
Ces apports sociologiques éclairent sur les ressorts du management et du leadership nécessairement présents dans une entreprise, ou autre lieu de rassemblement de communautés. Le charisme nous renvoie en partie à notre imaginaire collectif et à cet archétype de l’homme puissant, fort, voire providentiel. Une imagerie, telle que la cultivent un Donald Trump ou un Vladimir Poutine.
Dans un article de la Harvard Business Review (« Learning Charisma »), certains chercheurs affirment que le charisme, c’est comme tout, ça se travaille#! Ils ont mis en exergue certains indicateurs comme la capacité à être pédagogue (utilisation de métaphores et d’analogies), à créer du lien avec son auditoire (anecdotes et profondeur émotionnelle), à être structuré, à se dépasser (avoir des objectifs élevés, s’exprimeravecconviction).Unsavantmélange des ingrédients déjà énoncés par Aristote il y a plusieurs siècles : le pathos (dimension émotionnelle) ou l’importance de montrer de la passion#; le logos (dimension rationnelle) ou l’importance d’être logique et compréhensible#; et l’ethos (dimension personnelle) ou l’importance de faire preuve d’autorité. Nous pourrions ajouter la « praxis » ou l’importance de l’intégrité afin d’agir et de transformer le monde. Pour autant, le charisme saurait-il se réduire à une liste d’ingrédients que l’on pourrait « maîtriser »#? À cet égard, la théorie du positionnement grégaire, développée par Jacques Fradin, médecin et thérapeute cognitif et comportemmental, est intéressante. Logée dans les profondeurs de notre cerveau paléo-limbique, notre position instinctive et hiérarchique ne se décide pas. Selon lui, ces premiers pans de la personnalité se construisent durant les premiers mois de la vie (%usqu’à 4!mois). Vous avez un Trump ou un Poutine un peu trop encombrant dans votre équipe#? Ce n’est pas sur le levier de la personnalité qu’il vous faut agir. On est (on naît) conquérant, ou on ne l’est pas#!
DES FORMULATIONS DISTANCIÉES
Dès lors, les quelques minutes précédant la prise de parole de Carlos Ghosn sont éloquentes : entouré par les caméras, il interroge le « staff » présent pour savoir s’il peut démarrer. Cet échange informel en dit long sur sa posture : Carlos Ghosn apparaît sûr de lui, combatif et conquérant à l’extrême. Sa gestuelle parle tout autant : menton relevé, gestes en hauteur, mains sur les hanches et index accusateur. Il incarne le pouvoir et la fermeté. En un mot : charismatique.
La stratégie discursive est limpide : ne pas entrer dans le champ de l’émotionnel, mais rester dans le champ de la procédure et des faits en ne verbalisant jamais ses émotions ni son ressenti (« I am not here to victimize myself », « facts and evidences »). Les premières minutes sont quasi celle d’un procès-verbal avec une temporalité détaillée (durée de détention, jour d’arrestation, etc.). Même les formulations plus émotionnelles sont distanciées avec un usage particulier de l’infinitif (« to break me », « to break my spirit », « it is impossible to express »). Les émotions ne sont jamais verbalisées (« the feeling of ») . Les seules incarnations fortes sont : celles des remerciements (« I want to thank »)!; la formulation qui restera « I did not escape justice, I fled injustice »!; enfin, celles en lien avec la « persecution ».
Ce mot répété à de nombreuses reprises confère davantage d’humanité à Carlos Ghosn (« I felt like I was not human anymore », « I was a hostage of a country »). En définitive, le discours se sépare en deux. En deuxième partie, on peut observer une agitation et une colère plus présente : formes de stress et d’agressivité. Ce mot « persecution », associé à une gestuelle plus agitée –!dirons-nous « passionnée »#?!–, construit un imaginaire de l’injustice et renoue avec une partie des origines religieuses du terme « charisme ». Carlos Ghosn, figure christique#?
LES LIMITES DU LEADERSHIP ! À LA PAPA "
Carlos Ghosn a donc été charismatique. La tactique de positionnement est judicieuse : favoriser le « pourquoi », et non le « comment ». Carlos Ghosn réussit formellement l’exercice : il crée du lien avec l’auditoire en usant d’interpellations directes (« You will discover the truth »), il est structuré et logique (chiffres, argumentaire…), il fait preuve d’autorité. Dans la seconde partie de son discours, il est « passionné », en tous les cas « révolté ». Quid de l’intégrité#?
Quelques incongruences viennent parasiter le discours : ce qui est dit (verbal) n’est pas toujours congruent avec ce qui est montré (non-verbal). Par exemple, l’émotion de gratitude (« I would like to express my profound gratitude ») est totalement absente, de même que l’expression de peine à propos de sa famille (« They all indure an unimaginable pain »). Il ne s’agit pas ici d’un jugement moral. Sans doute que l’émotion de colère est justifiée (ou pas, ce n’est pas la question). Simplement, l’incapacité à se projeter dans les émotions des autres et à la communiquer de manière congruente enferme dans une incarnation autoritaire du pouvoir.
En effet, le charisme renvoie avant toute chose à un rapport de domination. Contrairement à ce qu’en disent les instituts de sondage et le fantasme de l’homme fort a"endu en politique, il faut s’interroger sur les résultats long-termistes de ce type de rapport de domination. Donald Trump est-il un bon négociateur#? Dans le court terme, oui. Mais il « casse » la relation, donc les retombées fructueuses sur le long terme sont pauvres. À n’en pas douter, le ou la dirigeant(e) charismatique de demain sera empathique et authentique, c’est-àdire capable d’extérioriser les émotions vécues par les autres sans les travestir. De quoi compléter la typologie de l’économiste et sociaologue Max Weber avec ce"e catégorie : la domination stratégique, où le pouvoir sera légitimité par la capacité à créer des coalitions et des partenariats pour fédérer autour de valeurs communément partagées et vécues.
Une sorte de charisme inversé qui impliquera de solides compétences diplomatiques pour gérer les émotions et desiderata de chacun au sein de différentes communautés tribales (voir Le Temps des tribus du sociologue Michel Maffesoli). D’une certaine manière, c’est une définition possible d’une autre révolution en cours : l’holacratie, ou la responsabilisation de chacun dans l’entreprise et dans la société.!
«#Le ou la dirigeant(e) charismatique de demain sera empathique et authentique, c’est-à-dire capable d’extérioriser les émotions vécues par les autres sans les travestir »