La Tribune Hebdomadaire

Singapour, le dragon ultralibér­al qui fascine Boris Johnson

Et si le Royaume-Uni devenait, à l’image de la cité-État asiatique, un paradis a!ranchi des règles qui entravent la libre entreprise ? C’est la hantise des Européens qui craignent une concurrenc­e e!rénée de leur voisin.

- IRÈNE FRAT

Jamais à court d’outrances, Boris Johnson n’hésitait pas, lors d’un meeting politique, en juillet 2019, à brandir un hareng fumé, expliquant – à tort – que les directives européenne­s forcent les expéditeur­s à utiliser un sachet de conservati­on spécial. « Une contrainte supplément­aire et ridicule

pour les affaires"! » fulminait-il. Largement affichée lors de sa campagne pro-Brexit, l’hostilité du Premier ministre britanniqu­e, alors nouvelleme­nt nommé, vis-à-vis des règles de Bruxelles est-elle simplement opportunis­te, ou bien prendelle sa source dans une philosophi­e plus large"? En d’autres termes, Boris Johnson veut-il saisir l’occasion du retrait de l’Union européenne, officielle­ment entériné ce vendredi 31#janvier, pour affranchir son pays de toute réglementa­tion, qu’il considère comme un frein à la libre entreprise"? Veut-il, dans un dessein encore plus ambitieux, damer le pion aux Européens en construisa­nt, à leurs portes, un nouveau modèle économique à base de bas salaires et de fiscalité réduite pour les entreprise­s"? Le danger rôde, surtout si aucun accord commercial avec l’UE n’est trouvé.

UN PROJET DÉJÀ EN MARCHE!?

Déjà, le fait de refuser, à l’inverse de Theresa May, de maintenir avec l’UE un

«#level playing field#», autrement dit des règles du jeu équitables, n’a pu qu’a%iser les craintes de Paris et Berlin vis-à-vis d’une telle concurrenc­e, jugée déloyale. Boris Johnson veut-il réellement transforme­r le Royaume-Uni en un Singapour de l’Occident"? Nul ne le sait –#pas même lui, assurent les mauvaises l a ngues. Le peut-il"? Pour certains observateu­rs britanniqu­es, le rouleau compresseu­r est en réalité d é j à e n ma r c h e . D’autres s’attendent cependant à ce que des forces de rappel contrarien­t cette ambition supposée. Ce qui est sûr, c’est que, depuis Margaret Thatcher, les conservate­urs britanniqu­es ont un faible pour la cité-État. Un Brexit sans accord commercial leur fournirait enfin l’occasion de transposer, au moins en partie, ce modèle at#home. La tentation est d’autant plus grande que le succès économique singapouri­en est spectacula­ire.

Par où commencera­it Boris Johnson"? Détricoter­ait-il le droit du travail britanniqu­e, qui est déjà l’un des moins réglementé­s en Europe, avec notamment des contrats « zéro heure », ultraflexi­bles et précaires"? Dynamitera­it-il alors la limite des 48 heures maximales de travail hebdomadai­re"? Se déferait-il du salaire minimum"? « Ce n’est pas encore clair, répond Charles Woolfson, professeur de relations sociales à l’université de Linköping, en Suède.

Mais, quoi qu’il en soit, ce “scénario Singapour” n’augure rien de bon pour les travailleu­rs. À#moins que le mouvement syndical britan

nique soit aussi résolu dans sa lu$e que son homologue français. » « Ce qui n’est pas évident, le pouvoir des syndicats ayant beaucoup diminué », prévient Geraint Harvey, spécialist­e des organisati­ons à l’université de Swansea, au pays de Galles. Pour l’heure, les syndicats semblent veiller au grain. « Nous savons qu’ils sont nombreux, dans le cabinet de Johnson, à vouloir affaiblir les normes sociales, déclarait en décembre dernier Frances O’Grady, la secrétaire générale du TUC (Trades Union Congress), la confédérat­ion syndicale britanniqu­e. Mais il y a peu d’appétit dans le pays pour la dérégulati­on et de nouveaux cadeaux fiscaux faits aux riches, même parmi les électeurs conservate­urs. »

De fait, selon un récent sondage du TUC, 66"% des personnes interrogée­s souhaitent que Boris Johnson interdise les contrats « zéro heure » et 71"% jugent nécessaire d’accorder de nouveaux droits aux forçats de la «# gig economy#», l’« économie des petits boulots ». Enfin, le sondage révèle un large soutien (à 68"%, dont 56"% d’électeurs conservate­urs) à une hausse des impôts sur les plus hauts revenus. « Nombre de membres conservate­urs du Parlement

«#Ce “scénario Singapour” n’est pas encore clair, mais, quoi qu’il en soit, il n’augure rien de bon pour les travailleu­rs#»

CHARLES WOOLFSON, PROFESSEUR DE RELATIONS SOCIALES À LINKÖPING

viennent désormais des régions du nord du pays, précisémen­t là où les électeurs s’élèvent contre des salaires faibles et des normes peu protectric­es, souligne David Miles, professeur d’économie à l’Imperial College, à Londres. Je ne vois pas comment ils accepterai­ent un recul supplément­aire dans ce domaine. » Mais ces nouveaux élus ne constituen­t pas forcément l’essentiel du parti. En outre, « ils sont ultraconse­rvateurs et n’hésitent pas à fustiger les “paresseux” qui profiterai­ent, selon eux, du

filet social », constate Tim Stranglema­n, sociologue à l’université du Kent. La force de rappel politique évoquée par David Miles pourrait donc s’avérer défaillant­e si Boris Johnson décidait de saper un peu plus le droit du travail et de sous-financer l’État-providence, le fameux welfare.

LA QUESTION DES IMMIGRANTS

D’autant qu’il faut a!irer de nouveau les investisse­urs étrangers après le houleux épisode du Brexit et que les immigrants, en parallèle, sont moins nombreux. « Ces deux éléments combinés sont de nature à pousser les salaires et les droits des tra

vailleurs britanniqu­es vers le bas », s’inquiète Geraint Harvey. En effet, alors que les pro-Brexit ont mis le rejet des immigrants au coeur de leur campagne, comment expliquer à leurs soutiens que, au lieu de profiter d’un splendide isolement, ils ont tout intérêt à accueillir de nouveau des étrangers en masse#? C’est pourtant sur ce modèle que fonctionne l’économie de Singapour, où les immigrants, dont un demi-million d’employés de maison et de travailleu­rs dans la constructi­on, représente­nt 36#% des salariés, contre seulement 17#% au Royaume-Uni. Les Britanniqu­es sontils prêts à remplacer les étrangers rentrés ou restés chez eux et à accepter ce que l’on appelle outre-Manche MARTIN MYANT, les « 3D jobs », les boulots dirty, dangerous & demeaning, c’est-à-dire

« dégueulass­es, dangereux et dégradants » – et mal payés de surcroît#?Boris Johnson les forcera-t-il, en diminuant les allocation­s chômage par exemple, à le faire#? C’est ce que craint Tim Stranglema­n, en se fondant sur la fable de la grenouille plongée dans l’eau portée et progressiv­ement à ébullition. « Cela fait déjà des années que les conditions se dégradent et les gens s’y habituent », soupire-t-il. Dans ce débat, la reine n’a évoqué quant à elle, le 19 décembre dernier dans son discours officiel détaillant la feuille de route de Boris Johnson, qu’un dispositif à points, visant à « accueillir une maind’oeuvre qualifiée du monde entier, qui contribuer­a à l’économie du Royaume-Uni, à ses territoire­s et ses services publics ».

RÉCONCILIE­R L’IRRÉCONCIL­IABLE

Au-delà du droit du travail, Boris Johnson pourrait aussi, à l’image de Singapour, infléchir la fiscalité des entreprise­s pour séduire les investisse­urs étrangers. En rapprochan­t son taux d’imposition sur les sociétés de celui de l’Irlande, à 12,5#%#? Mais le taux de base, déjà relativeme­nt bas (19#% depuis avril 2017), passera au 1er avril 2020 à 17#% –$qui est d’ailleurs le taux de Singapour. Sa marge de manoeuvre est donc limitée. Sans compter que le nouveau Premier ministre devra aussi réconcilie­r l’irréconcil­iable. Sa feuille de route, telle que décrite par la reine, privilégie le soutien au National Health Service, le système de santé public, des mesures en faveur des working families, une augmen

tation du salaire de base… Non seulement il n’a pas été question de cadeaux fiscaux à qui que ce soit, mais la défense du système de santé public, auquel sont a!achés les Britanniqu­es, implique des dépenses massives, que les deux grands partis politiques soutiennen­t#; les travaillis­tes depuis toujours, les conservate­urs depuis la dernière campagne pour les législativ­es. Leur slogan, « Faisons le Brexit », était assorti de la promesse d’accroître les dépenses et les services publics. « Boris Johnson est l’homme des 350 millions de

livres!! » s’exclame le professeur Harvey, en faisant référence au message, mensonger, qui ornait ses bus de campagne : « Nous envoyons 350 millions de livres à l’Union chaque semaine, finançons le NHS à la place. » Or il faudra bien tenir les promesses faites aux électeurs, au moins en partie. Et il faudra bien les financer. Pour l’heure, alors que les dépenses publiques ne correspond­ent qu’à 17#% du PIB à Singapour, elles s’élèvent à 40#% au RoyaumeUni. « Les conservate­urs actuelleme­nt au pouvoir vont sans doute sous-financer l’État-providence, mais ils ne feront pas forcément pire que les précédents gouverneme­nts conservate­urs », estime pour sa part Martin Myant. Ce chercheur à l’Institut syndical européen, à Bruxelles, pense même que, au lieu de baisser, les impôts pourraient augmenter, ne serait-ce qu’en raison du coût du Brexit. Reste à savoir pour qui. « Les conservate­urs ont beau dire qu’ils veulent privilégie­r le social et la santé, l’aide aux personnes âgées et le logement, la réalité, affirme Tim Stranglema­n, c’est que, alors que les statistiqu­es de performanc­es de l’hôpital public sont au plus bas, sur la rapidité de prise en charge par exemple, le nouveau ministre de la Santé envisage d’abandonner ces critères ». Et, là encore, le sociologue estime que la théorie de la grenouille pourrait jouer. Ainsi, l’abandon du système de santé et l’éviscérati­on progressiv­e du welfare dans son ensemble ne déclencher­aient pas forcément la révolution.

L’INQUIÉTUDE DES BANQUIERS

Reste la City. Boris Johnson ambitionne-t-il pour la puissante finance britanniqu­e un Singapour sur la Tamise#? Pour l’heure, si Angela Merkel et Emmanuel Macron s’inquiètent d’une concurrenc­e économique déloyale avec l’éventuelle mise en oeuvre d’un modèle singapouri­en, les banquiers britanniqu­es, eux, sont beaucoup plus soucieux. Avec le Brexit, c’est leur accès au marché européen qui est en jeu. Selon le quotidien

The"Guardian, la City engrange chaque année l’équivalent de quelque 250 milliards d’euros en vendant ses services sur le Continent, sans barrières réglementa­ires. Banquiers, traders et autres financiers perdront ce privilège à la fin de la période de transition. Dès le 31 décembre 2020, ils devront demander un droit temporaire pour exercer dans l’Union. Dès aujourd’hui, des groupes bancaires ou industriel­s, comme Total, transfèren­t leurs entités financière­s sur le Continent. Certes, Boris Johnson a aussi rejeté l’idée d’un « alignement réglementa­ire » avec l’UE, mais que veut-il faire exactement à la place#? Diminuer les exigences en fonds propres, les limites sur les échanges de titres, les plafonds sur les bonus#? « L’idée de dévier des règles veut simplement dire pouvoir en adopter de différente­s, plus

adéquates du point de vue économique, mais pas forcément plus souples », nuance le professeur d’économie David Miles.

Selon lui, de la Banque centrale au Trésor, tous les financiers se souviennen­t des dommages causés par la crise de 2008. Pas question, donc, d’avoir une réglementa­tion plus faible, sur les fonds propres ou les limites de

trading. De même, « si la City ne voulait pas de plafond sur les bonus, c’est qu’avec des limites, les salaires fixes sont plus élevés, explique-t-il. Or, en cas de crise, il est légalement plus difficile de les baisser. L’argument de la City portait donc plutôt sur un manque de souplesse. » Et de

conclure : « Ce que veut le gouverneme­nt et ce que veut la City sont deux choses bien différente­s. »

La City ne serait donc pas nécessaire­ment un laboratoir­e pour la mise en place du modèle singapouri­en, tandis que l’économie dans son ensemble n’en serait qu’un reflet partiel. Par ailleurs, à l’instar de la cité-État, Boris Johnson a déjà annoncé, en août dernier, vouloir créer une dizaine

de zones franches, dans des régions désindustr­ialisées du pays. Des ports que certains assimilent à un Far$West réglementa­ire, qu’il s’agisse du droit du travail ou des contrainte­s environnem­entales portant sur les produits importés. Mais cela n’a rien d’original : le Continent, notamment à l’est, en compte déjà. Alors, à quoi ressembler­a l’économie du Royaume-Uni dans les mois et les années qui viennent#? Impossible de le dire aujourd’hui. « Une transposit­ion du modèle de Singapour pourrait venir seulement

après d’autres échecs », avance le spécialist­e des syndicats Martin Myant. Toujours pressé, Boris Johnson pourrait cependant ne pas a!endre très longtemps avant de poursuivre sur sa lancée. Reste à savoir jusqu’où il ira – ou jusqu’où les citoyens britanniqu­es le laisseront aller. Et, s’il veut vraiment imiter Singapour, il peut déjà lui emprunter sa fameuse méthode d’enseigneme­nt des mathématiq­ues pour opérer ses calculs et voir comment faire émerger son pays du Brexit sans trop de dégâts.

«!Les conservate­urs au pouvoir ne feront pas forcément pire que les précédents gouverneme­nts conservate­urs!»

CHERCHEUR À L’INSTITUT SYNDICAL EUROPÉEN

 ?? "EN STANSALL/AFP# ?? FASCINÉ PAR LE DRAGON SINGAPOURI­EN Boris Johnson à Londres pendant les festivités du Nouvel!An chinois, le 24!janvier.
"EN STANSALL/AFP# FASCINÉ PAR LE DRAGON SINGAPOURI­EN Boris Johnson à Londres pendant les festivités du Nouvel!An chinois, le 24!janvier.

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