La Banque de France va expérimenter une monnaie digitale
ENTRETIEN Face à la révolution numérique, le dirigeant de l’institution bancaire adapte ses recrutements et met à niveau la réglementation des risques. Opposé au projet Libra de Facebook, il lancera en mars un appel à projets pour expérimenter un moyen de
ARGENT François Villeroy de Galhau lancera un appel à projets en mars. Il décrypte le futur de la finance à l’ère numérique.
LA TRIBUNE – La finance est de plus en plus bousculée par les nouvelles technologies, d’Internet à l’intelligence artificielle, en passant par la blockchain et les cryptomonnaies. Selon vous, innovation et régulation sontelles compatibles"?
FRANÇOIS VILLEROY DE GALHAU – L’innovation a toujours existé en matière financière et c’est une bonne chose. Cela offre des opportunités supplémentaires pour les clients, qu’ils soient des particuliers ou des entreprises. Notre premier engagement, c’est d’être ouvert à l’innovation, de l’accompagner, et même d’en être nous-mêmes partie prenante pour renforcer l’efficacité du système financier. Mais nous sommes aussi garants de la stabilité financière, et donc des contributions des innovations à la sécurité du système financier. L’ouverture d’un côté et la sécurité de l’autre sont parfois présentées comme une contradiction potentielle. Dans la durée, je pense que les deux convergent, car une innovation qui diminuerait la sécurité des particuliers ou des entreprises serait peu crédible et peu durable. Plus il y a d’innovations, plus il doit y avoir un dialogue avec le secteur privé, que ce soit avec les fintech, les banques et les compagnies d’assurances établies, ou, demain, avec les big tech. Nous jouons pleinement notre rôle de superviseur, mais nous superviserons demain en intégrant ces innovations, chez nous comme chez les institutions supervisées.
Comment la Banque de France se transforme-t-elle de l’intérieur pour s’adapter à cette nouvelle donne technologique"?
Aujourd’hui, nous recrutons un certain nombre de profils – data scientists, des spécialistes de la cybersécurité et de l’intelligence artificielle – que nous ne recrutions pas il y a quinze"ans. Nous avons créé un lab en juin 2017, où nous avons mené une trentaine d’expérimentations parmi lesquelles le projet Madre [registre interbancaire décentralisé basé sur la blockchain, qui permet de délivrer instantanément les identifiants de créanciers Sepa. C’est la première blockchain mise en production par une banque centrale dans le monde, ndlr]. Aujourd’hui, la quasitotalité des établissements bancaires français y sont connectés et nous envisageons de l’élargir au fichier des implantations bancaires ce#e année. Nos portes sont également ouvertes à tous, y compris aux fintech, et nous allons organiser cette année, avec l’ACPR qui a créé un pôle fin
«!L’identification des!clients et la vérification de leur existence juridique et économique sont clés dans la lutte anti-blanchiment!»
tech [Autorité de contrôle prudentiel et de résolution, adossée à la Banque de France], un forum où elles seront conviées.
Le paysage bancaire se transforme avec le développement des néobanques, qui totalisent 3,5 millions de comptes actifs dans l’Hexagone. Selon vous, présentent-elles une menace"?
Fin 2018, l’ACPR a publié une enquête montrant que ces néobanques en France représentent un tiers des nouvelles ouvertures de compte. C’est très significatif. L’étude souligne également que leur enjeu principal réside dans la recherche de leur équilibre économique, au moins initial, ce qui s’explique notamment par les coûts d’acquisition des clientèles. Ces nouveaux acteurs ne constituent pas une menace pour la stabilité financière dès lors qu’ils respectent les mêmes règles que les autres. Un de
leurs effets est de stimuler encore davantage l’innovation dans les banques existantes. La quasi-totalité d’entre elles ont créé une filiale ou développé une offre entièrement mobile. Cemouvementacommencésur le marché des particuliers, mais on le voit potentiellement se déplacer sur le terrain des entreprises, et notamment des PME [la néobanque pour PME Qonto a levé 104 millions d’euros
en janvier dernier]. Parmi les principaux points de sensibilité, il y a la lu"e anti-blanchiment : en cela, l’identification des clients et la vérification de leur existence juridique et économique via le KYC [pour «#Know Your Customer#» ou
connaissance du client] sont clés. Fin décembre, nous avons contribué à simplifier les exigences auxquelles sont soumises les banques françaises pour l’entrée en relation en ligne, mais cela doit aller dans
les deux sens et il faut s’assurer que la lu"e anti-blanchiment est menée de façon aussi rigoureuse par l ’ e n s e mb l e des# acteurs bancaires qui s’adressent aux clients français.# #
Qu’en est-il des big tech"? Quels domaines sont les plus exposés à leur concurrence"?
Les big tech posent les mêmes questions que les fintech, mais avec des défis supplémentaires, qui tiennent à leur taille. Aujourd’hui, dans les pays avancés, elles sont relativement marginales dans le domaine financier. Mais nous pouvons au moins citer deux grands domaines, où les big tech peuvent devenir des concurrents assez importants pour les banques existantes : le cloud et les paiements. Pour ces dernières, un certain nombre d’offres sur le marché [comme Apple Pay, Google Pay, Alipay, WeChat Pay] se développent déjà sous la forme de partenariats. Mais ces entreprises peuvent être tentées d’avoir un rôle de leader, car les barrières à l’entrée sont relativement faibles : il y a moins d’exigences en capital et les agréments sont plus faciles à obtenir. Qui plus est, l’activité de paiements présente deux débouchés intéressants : la collecte des données et le contact client, qui est beaucoup plus fréquent que dans une activité bancaire traditionnelle. Avec les activités de paiement, les big tech sont en interface avec le client plusieurs fois par jour, tandis qu’une banque traditionnelle centrée sur du dépôt et du crédit, c’est au mieux plusieurs fois par mois$! Les big tech iront-elles un jour sur l’activité bancaire ellemême$? C’est une question ouverte. Certains observateurs estiment qu’elles pourraient déjà demander une licence bancaire, qui est beaucoup plus exigeante en matière de capital et de réglementation. Sur ce point, le partenariat entre Apple et Goldman Sachs est un cas encore assez isolé.
Comment faire face aux risques spécifiques que posent les big!tech"?
Pour faire face aux challenges de taille que posent ces acteurs, la coopération internationale doit s’étendre à au moins trois champs, qui sont au coeur des modèles big tech. Le premier champ, c’est la protection des données. Le deuxième est celui de la concurrence, car nous savons que ces big tech dominent souvent par un effet de réseau et de taille, qui peut aussi poser des problèmes de stabilité financière. Si nous nous retrouvons avec un acteur privé financier dominant, cela peut représenter un risque systémique. Le troisième sujet, enfin, est celui de la cybersécurité.
Or, sur ces trois domaines, la coopération internationale est beaucoup moins développée que sur la régulation financière traditionnelle. En la matière, il n’existe pas l’équivalent du
Conseil de stabilité financière, ni des accords de Bâle. Lors de la présidence française du G7, nous avons voulu me"re l’accent sur cet aspect avec le ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire, en organisant des conférences thématiques. C’est un début, mais c’est un sujet qu’il va falloir développer, notamment avec les autorités américaines.
La présentation du projet de cryptomonnaie Libra de Facebook a provoqué une levée de boucliers unanime de la part des gouvernements et des régulateurs. Cette initiative est-elle condamnée"?
Le principe dans la régulation financière, c’est : même activité, mêmes règles. Or le projet Libra soulevait notamment des questions en termes de lutte anti-blanchiment dans la mesure où, si l’on en comprend bien ces usages, certaines transactions pourraient être faites de manière anonyme. Le livre blanc présentant le projet Libra consacrait 73#pages à la technologie, trois pages aux usages et… seulement une page au respect des réglementations. Le déséquilibre est frappant. Autre chose serait la prétention de créer une monnaie mondiale privée, ce qui poserait d’évidentes questions de souveraineté. Personne ne peut sérieusement penser qu’une monnaie privée puisse présenter les mêmes caractéristiques de bien commun qu’une monnaie garantie par des autorités publiques, notamment celle de reconnaissance universelle qui est difficile à associer à une entité privée, fut-elle internationale. C’est un vrai sujet de fonctionnement démocratique. Dans l’histoire, toutes les monnaies d’initiative purement privée se sont, pour rappel, toujours mal terminées.
Fin 2019, plus de 80"% des banques centrales dans le monde étudiaient la création d’une monnaie digitale de banque centrale, contre 70"% en 2018. Cette forte mobilisation est-elle une réponse au projet Libra"?
Si le projet Libra sert d’accélérateur, c’est d’abord sur le secteur des paiements transfrontaliers. Car, parmi ses finalités, il y avait l’idée qu’elle puisse servir d’outil pour les
« remittances » [transferts d’argent internationaux des migrants ou diasporas].
Actuellement, ces transferts sont trop chers et trop longs. Y apporter une réponse efficace est une des priorités de la présidence actuelle du G20 et du Conseil de stabilité financière. Le sujet est complexe, technique et touche aussi à la lutte antiblanchiment.
Pourquoi alors la grande majorité des banques centrales planchent-elles sur une monnaie digitale"? Quelles pourraient en être les applications"?
Ces réflexions préexistaient au projet Libra et aucune banque centrale n’émet de monnaie digitale pour le moment. Deux applications sont théoriquement possibles. La première serait destinée aux particuliers comme en Suède. C’est un pays qui voit décroître extrêmement vite l’usage des espèces, billets et pièces, mais qui souhaite continuer à offrir à ses citoyens l’accès à ce"e monnaie émise par la banque centrale. Lorsque vous payez avec un billet en euros, vous avez en face de vous la garantie et la solidité du bilan de la Banque centrale européenne et de la Banque de France. À première vue, ce n’est qu’une différence mineure, mais lors des crises financières, notamment en Grèce en 2015, on a vu des particuliers faire cet arbitrage et vider leur compte bancaire pour retirer de la monnaie banque centrale sous forme de billets. On pourrait imaginer que ce"e monnaie de banque centrale prenne un jour une forme digitale$; elle pourrait être distribuée via les banques. Une seconde application, qui
«!Le cloud et les paiements sont les deux domaines où les big tech peuvent devenir de sérieux concurrents pour les banques existantes!»