La Tribune Hebdomadaire

«!Le numérique ne peut pas être réservé à une aristocrat­ie!»

EXCLUSIF Résorber la fracture digitale, diversifie­r et féminiser l’écosystème, promouvoir auprès de l’UE une régulation spécifique aux géants du secteur… Le secrétaire d’État au Numérique nous dévoile ses chantiers prioritair­es.

- PROPOS RECUEILLIS PAR SYLVAIN ROLLAND ET ANAÏS CHÉRIF

LA TRIBUNE – Emmanuel Macron a promis la dématérial­isation de 100 % des démarches administra­tives à l’horizon 2022. Mais 13 millions de Français, soit 20 % de la population, sont toujours éloignés du numérique, et ce chi"re ne baisse pas. Pourrez-vous tenir cette promesse#?

CÉDRIC O – La fracture numérique est un problème global, pas uniquement français. Ce!e proportion de 20 % de la population est similaire dans les autres pays occidentau­x car la révolution numérique vient toujours ajouter d’autres fractures aux fractures existantes, et laisse certaines personnes de côté. Depuis plusieurs années, certaines administra­tions ont pu être tentées de dématérial­iser l es démarches administra­tives «"à marche forcée"». Ce!e approche n’est pas la bonne et nous souhaitons surtout me!re l’accent sur l’accessibil­ité et la simplicité des démarches. L’objectif est de perme!re à tous les Français, même les plus éloignés du numérique, de bénéficier de la même qualité de service. Dans un monde de plus en plus digital, la capacité à embarquer l’ensemble des citoyens est décisive si on veut continuer à faire société. Il ne faut pas oublier que certains Français ne seront jamais capables de faire leurs démarches administra­tives sur Internet, à cause de leur âge, de leur parcours de vie ou d’un handicap. Certains ne savent pas allumer un ordinateur, d’autres savent communique­r via WhatsApp ou Messenger mais pas remplir un formulaire en ligne. Les inaptitude­s au numérique sont très diverses et on ne peut pas les ignorer.

Comment réduire la fracture, alors#?

Il faut repenser le parcours de la dématérial­isation. Cela commence par le fait de former au numérique tous ceux qui peuvent l’être, et qui représente­nt au moins la moitié de ces 13 millions de Français. Pour l’autre moitié, il faut absolument garder les services publics par téléphone et faire en sorte qu’il y ait des structures d’aide sur l’ensemble du territoire, afin que d’autres réalisent les démarches à la place de ces Français é l o i g n é s d u n u mér i q u e . L e s 2000"«"maisons France Services"» prévues d’ici à 2022, soit une par canton, apporteron­t ce maillage territoria­l. Il s’agit d’un guichet unique de services (CAF, Assurance maladie, Assurance vieillesse, La Poste, Pôle emploi, Mutualité sociale agricole...) qui fait l’objet d’un investisse­ment de 200 millions d’euros. Il faut aussi réorganise­r les 5#000"lieux existants de médiation numérique. Enfin, la réduction de la fracture numérique passe par la simplifica­tion des démarches. Cela n’est pas sans lien avec l’effort que nous portons sur le «"dites-le nous une fois"». Il arrive souvent qu’une administra­tion demande un document –"carte d’identité, avis d’imposition, carte Vitale…"– qu’une autre administra­tion possède déjà. Non seulement c’est absurde, mais chacune de ces demandes est une barrière pour ceux qui ne sont pas à l’aise avec l’informatiq­ue. Il faut donc jouer sur tous les leviers#: la présence physique, l’assistance par téléphone, la simplicité d’utilisatio­n, la formation de ceux qui peuvent l’être.

Vous avez annoncé à Bayonne la semaine dernière l’extension du Pass numérique, le lancement d’Aidants Connect, et à Lyon cette semaine une initiative contre l’illectroni­sme. Quelle est la cohérence globale#?

Le Pass numérique est le dispositif de chèques formation sur lequel nous nous appuyons pour financer des formations au numérique pour tous et sur tout le territoire. Nous sommes déjà en train de le déployer dans 47"collectivi­tés, avec un investisse­ment qui passe de 10 à 30 millions d’euros, afin de couvrir l’ensemble du territoire. Il est par ailleurs nécessaire d’outiller les aidants, qui doivent aujourd’hui trop souvent recourir au système D. C’est pourquoi nous avons lancé l’expériment­ation d’un nouveau service public numérique, « Aidants Connect », pour leur permettre de réaliser des démarches administra­tives en ligne pour le compte d’une personne qui ne peut les faire seule. Ces différente­s initiative­s sont les pièces d’un même puzzle. L’État met en place depuis un an et demi une véritable politique publique d’inclusion numérique. C’est ce qui a motivé la création de la mission Société numérique, qui coordonne l’action. Résorber la fracture numérique nécessite une alliance entre tous les acteurs#: l’État, les collectivi­tés locales, les entreprise­s et les associatio­ns de terrain. Il faut la construire et c’est toute la difficulté, car bien qu’il existe 5#000" structures de médiation numérique, aucune n’est opérée par l’État. Chacune dispose de sa méthodolog­ie et d’un savoir-faire disparate. La mise en place d’une politique qui crée les synergies est donc indispensa­ble. Mais cela prend du temps. Notre logique est celle de l’État-plateforme qui structure, coordonne et finance les acteurs existants, et qui crée les ponts qui manquent. Tout le monde doit savoir qui fait quoi, qui est où, monter en compétence avec des objectifs communs. Ce travail est en cours d’achèvement. L’objectif est de toucher entre 6 et 7 millions de personnes, soit la moitié des 13 millions de personnes isolées du numérique.

Que faire pour démocratis­er l’accès aux métiers du numérique en les ouvrant à toutes les catégories de la population#? Le paradoxe actuel est que de nombreux emplois restent non pourvus alors que les études montrent une sous-représenta­tion des femmes et de la diversité sociale et culturelle dans ces métiers d’avenir...

Nous devons former et reformer plus de personnes, c’est indispensa­ble. On estime qu’il manque 80#000"emplois actuelleme­nt dans les métiers du numérique, 200#000 à l’horizon 2022, et 900#000 au niveau européen. La reformatio­n des personnes dont les métiers sont touchés ou menacés à cause du numérique est au coeur du Pacte productif porté par Bruno Le Maire. La crise des talents est le premier obstacle à la croissance des start-up, et aussi un défi pour la transforma­tion des grandes entreprise­s. Le deuxième problème, et c’est un enjeu majeur pour la French Tech, est de réussir à attirer davantage de talents de l’étranger. Les écosystème­s d’innovation qui s’imposeront sont

«!L’objectif est de permettre à tous les Français, même les plus éloignés du numérique, de bénéficier de la même qualité de service!»

«!Résorber la fracture numérique nécessite une alliance entre tous!: l’État, les collectivi­tés locales, les entreprise­s et les associatio­ns de terrain!»

ceux qui attireront les meilleurs talents du monde entier. La force de la Silicon Valley ou de Londres, c’est leur a!ractivité. C’est pour cela que nous avons inventé le French Tech Visa, élargi en début d’année, ou que nous avons ouvert les BSPCE [bons de souscripti­on de parts de créateur d’en

treprise, ndlr] aux entreprene­urs étrangers. Notre volonté est de faire de Paris la première place de talents dans la tech au niveau européen. Enfin, il y a un très gros problème de diversité de l’écosystème. La French Tech est trop refermée sur elle-même. Le profil type est trop souvent un homme blanc francilien de 40"ans qui sort de HEC ou de Polytechni­que. Cela pose un double problème de performanc­e et de soutenabil­ité. De performanc­e car toutes les études montrent que les écosystème­s les plus divers enregistre­nt de meilleures performanc­es économique­s. De soutenabil­ité car la tech ne peut pas être réservée à une aristocrat­ie. Une partie de la colère ou du ressentime­nt que la tech a pu faire naître dans l’opinion ces dernières années, vient de ce sentiment d’inaccessib­ilité.

Il existe de nombreuses micro-initiative­s mais elles restent sans impact global puisque le plafond de verre pour les femmes et la diversité sociale et culturelle reste tout aussi fort, voire s’amplifie, depuis dix ans. Que peut faire la puissance publique"?

Il n’y a pas de solution magique qui fasse que du jour au lendemain la part de femmes dans les métiers de la tech double, mais l’exemple allemand montre qu’une action constante sur le long terme peut réellement faire bouger les lignes. Le premier élément central est l’éducation. Avec Jean-Michel Blanquer, nous agissons sur la sensibilis­ation des professeur­s à tous les niveaux, notamment avec la généralisa­tion des cours de Sciences numériques et technologi­e en seconde. Le deuxième levier est de faire en sorte que des petites filles et des petits garçons se proje!ent dans des role models féminins. Des initiative­s comme Sista, portée par un collectif de femmes entreprene­ures, peuvent faire évoluer les choses. Parfois, il faut de la coercition, comme on l’a fait pour que les femmes soient mieux représenté­es dans les conseils d’administra­tion. Mais sur un sujet aussi complexe, il faut travailler sur l’ensemble de la chaîne#: les parents, la sensibilis­ation des professeur­s, la formation tout au long de la vie, l’incitation aux entreprise­s.

Et la diversité sociale et culturelle"?

La promotion de la diversité est le premier budget de la mission French Tech. Nous investisso­ns 15 millions d’euros sur 2020-2021 dans le programme French Tech Tremplin, qui vise à donner à des personnes socialemen­t défavorisé­es les armes de l’entreprene­ur d’aujourd’hui, c’est-à-dire les choses qui s’apprennent en dehors de l’école, comme le réseau et les codes sociaux. Je sens une vraie réceptivit­é de la part des entreprise­s de la French Tech et des grands groupes, qui sont souvent soucieux de leur impact sociétal.

Les start-up françaises ont levé en 2019 un record de 5 milliards d’euros, et 2020 commence en fanfare avec déjà 1 milliard d’euros levés dont quatre méga-levées de plus de 100 millions d’euros, soit autant que toute l’année dernière. Le verrou du financemen­t est-il en train de sauter"?

Les choses progressen­t, mais nous sommes encore très loin de la cible en matière de financemen­t et de croissance de l’écosystème. Nous avons levé 5 milliards d’euros l’an dernier, mais les Allemands sont à 6 milliards, les Israéliens à 8,5 milliards, les Anglais à 11 milliards et les Américains à 100 milliards. Cela révèle l’ampleur du chemin à parcourir, ne serait-ce que pour devenir premier au niveau européen. Il ne faut donc pas relâcher les efforts. Nous avons besoin de champions de la tech car ces entreprise­s tireront la croissance de demain, les emplois, et créeront la souveraine­té européenne de l’Europe. Aujourd’hui, une trentaine de start-up françaises sont valorisées entre 500 millions et 1 milliard d’euros, donc 25"licornes d’ici 2025 est un objectif largement a!eignable. Parmi elles, certaines se feront racheter, d’autres mourront et quelques-unes deviendron­t des champions européens. Mais nous devons aller au-delà des licornes. Nous avons surtout besoin d’entreprise­s qui valent 15 à 20 milliards d’euros, de leaders au niveau internatio­nal. Il y a environ 500"licornes dans le monde mais la plupart sont chinoises ou américaine­s, c’est un vrai problème."

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"JOËL SAGET/AFP# Conviction de Cédric O!: «!Nous avons besoin de champions de la tech car ils tireront la croissance de demain.!»
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"MICHEL STOUPAK/NURPHOTO# Cédric O lors d’une visite à l’école des ingénieurs informatiq­ues Epita en septembre 2019.

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