La Tribune Hebdomadaire

Washington lorgne Nokia et Ericsson, géants européens de la 5G

SOUVERAINE­TÉ Les États-Unis, qui n’ont plus d’équipement­iers télécoms, voient dans un éventuel rachat des fleurons européens du secteur l’opportunit­é de ne plus dépendre de technologi­es étrangères.

- PIERRE MANIÈRE !

Voilà qui a le mérite d’être clair. Cela fait des années que l’on prête auxÉtats-Unislavolo­nté de lancer, un jour, un raid sur l’un des champions européens des équipement­s télécoms, à savoir le finlandais Nokia et le suédois Ericsson. Ce dernier, par exemple, est souvent cité comme une cible de choix pour l’américain Cisco, un cador des infrastruc­tures de réseaux. Mais le 6 février, le gouverneme­nt du pays de l’Oncle Sam a mis les pieds dans le plat. Le ministre américain de la Justice, Bill Barr, a publiqueme­nt proposé, lors d’un colloque, que les ÉtatsUnis « prennent le contrôle » de Nokia ou d’Ericsson, « soit directemen­t, soit à travers un consortium d’entreprise­s privées américaine­s et alliées » .

À l’en croire, ce!e manoeuvre perme!rait de donner à l’un des équipement­iers européens une assise financière suffisante pour damer le pion à Huawei, aujourd’hui leader technologi­que dans la 5G, la prochaine génération de communicat­ion mobile. « L’inquiétude principale par rapport à Nokia et Ericsson, c’est qu’ils n’ont ni la taille de Huawei, ni le soutien d’un pays puissant avec un vaste marché comme la Chine », a insisté Bill Barr. Son discours intervient alors que le Royaume-Uni, allié traditionn­el des Américains, et l’Europe viennent d’autoriser Huawei à participer, avec d’importante­s limitation­s, au déploiemen­t de la#5G. Ces décisions ont suscité l’ire#de Washington, qui a banni l’équipement­ier chinois de ses réseaux mobiles, arguant qu’il pourrait servir à Pékin de cheval de Troie pour espionner les communicat­ions.

UN SAVOIR!FAIRE INDUSTRIEL CRUCIAL

L’interventi­on de Bill Barr s’inscrit aussi dans un contexte où, avec l’arrivée de la 5G, ses promesses de véhicules autonomes, d’hôpitaux et d’usines connectés, les enjeux de sécurité des réseaux mobiles sont beaucoup plus sensibles. Dans ce contexte, disposer d’un équipement­ier national est jugé essentiel pour une partie de l’administra­tion américaine. Problème : les États-Unis n’en possèdent plus. « Tout le monde juge que les équipement­iers télécoms sont stratégiqu­es, indiquait Thomas Courbe, le directeur général des entreprise­s, dans nos colonnes le mois dernier (voir La Tribune n°!316). La Chine a des équipement­iers [Huawei et ZTE, ndlr], et les États-Unis se rendent compte qu’ils n’en ont plus. » On peut, en clair, penser que sous couvert de renforcer Nokia ou Ericsson en prenant leur contrôle, Washington cherche à récupérer un savoirfair­e industriel crucial. Lequel leur perme!rait de ne plus dépendre de technologi­es étrangères. Ce!e préoccupat­ion est au coeur des réflexions de la Maison Blanche. Selon le Wall Street Journal, l’exécutif travaille sur un projet avec Microso$, Dell et AT&T, visant à développer des logiciels américains dédiés à la 5G. « L’idée générale est de confier l’ensemble de l’architectu­re 5G des États-Unis principale­ment à des entreprise­s américaine­s », précise Larry Kudlow, conseiller économique de la Maison Blanche, au quotidien financier. Il souligne que le projet pourrait inclure Nokia et Ericsson. Mais si les logiciels sont importants pour faire fonctionne­r les réseaux 5G, et remplacero­nt à terme de nombreux équipement­s, leur seule maîtrise n’est pas suffisante pour être totalement souverain dans le mobile. D’où, une fois encore, l’avantage de posséder aussi un équipement­ier maison.

UNE QUESTION DE SOUVERAINE­TÉ

Cet appétit américain vis-à-vis de#Nokia et d’Ericsson préoccupe la France et l’Europe pour les mêmes motifs de souveraine­té et#de sécurité nationale. C’est pourquoi le gouverneme­nt français affirme que sa récente loi sur la# sécurité des réseaux 5G ne vise#pas seulement Huawei, mais l’ensemble des équipement­iers télécoms. Autrement dit : si#ce texte a vocation, a#minima, à limiter le groupe chinois pour des raisons sécuritair­es, il offre les moyens, demain, d’agir avec la même fermeté à#l’égard d’un Nokia ou d’un Ericsson en cas de passage sous pavillon étranger. Et en particulie­r américain.

Le mardi 4 février, Agnès PannierRun­acher, la secrétaire d’État auprès du ministre de l’Économie et des Finances, s’est montrée très explicite à ce sujet, lors d’un débat à l’Institut Montaigne sur « L’Europe et la 5G ». Elle a d’abord rappelé que ce!e technologi­e n’était pas « sans susciter des risques et des craintes » : « Le premier de ces risques concerne la sécurité de nos réseaux. C’est évidemment un enjeu prioritair­e pour le gouverneme­nt. [...] C’est un enjeu pour les opérateurs [...], une question économique, mais c’est aussi une question de souveraine­té et de sécurité nationale. Pour les individus, c’est une question de confidenti­alité [des données], comme c’était le cas pour la 2G, la 3G et la 4G. J’ajoute que c’est une question pour les entreprise­s qui s’équipent"; c’est l’accès, peut-être, à des éléments centraux, majeurs, de business model. »

«"Ce sujet-là, essayons de ne pas en faire qu’un sujet Huawei : la problémati­que est beaucoup plus large"»

AGNÈS PANNIER"RUNACHER, SECRÉTAIRE D’ÉTAT À L’ÉCONOMIE

En outre, elle souligne l’importance, pour le gouverneme­nt, de prendre en compte dans son dispositif les conséquenc­es du rachat d’un équipement­ier du Vieux Continent par un groupe non européen : « Avec ce#e loi sur la sécurité des réseaux, le gouverneme­nt a mis en place un cadre juridique pour faire face à ces risques. Nous nous sommes basés sur des analyses de sécurité et de risques objectives. Nous allons donner sur plusieurs années des autorisati­ons pour des équipement­s à des opérateurs qui ont accès à trois ou quatre équipement­iers. Il y a Nokia, Ericsson et Huawei qui sont aujourd’hui présents sur le marché français. Il y aura peut-être prochainem­ent Samsung, qui semble s’intéresser à l’Europe. Mais je ne saurais pas dire quel sera l’actionnari­at de ces équipement­iers dans dix!ans"! C’est une bonne question… C’est pourquoi la loi a vocation à s’appliquer à tous les opérateurs et à tous les équipement­iers sous-jacents. Donc ce sujet-là, essayons de ne pas en faire qu’un sujet Huawei : la problémati­que est beaucoup plus large. » Et plus que jamais d’actualité.#

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$REUTERS/RAFAEL MARCHANTE% Le finlandais Nokia, qui va déployer la 5G en France pour Free et Orange, passera-t-il sous pavillon américain#?

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