Au «!New York Times!», le combat d’un Frenchie à l’ère des «!infox!»
PRESSE Si la confiance dans les médias est en chute libre, le quotidien américain la place au coeur de sa stratégie pour fidéliser ses lecteurs. Aux manettes de cette nouvelle relation, le Français Robin Berjon.
JEANNE DUSSUEIL, ENVOYÉE SPÉCIALE À NEW YORK «#Sur toutes ces données, notre mot d’ordre est de faire les choses bien, respectueusement#»
ROBIN BERJON, VP DATA GOVERNANCE AU !"NEW YORK TIMES"#
Entre la sobre tour du
New York Times et la Trump Tower flanquée de ses le!res d’or, il n’y a que quelques blocks de distance en taxi, ponctués par l’exubérance des publicités géantes sur Times Square, le luxe du Rockefeller Center, les shows de Broadway… Aussi, le hall d’accueil du troisième journal des États-Unis (qui revendique 150 millions de lecteurs par mois en ligne) contraste de façon saisissante par son austérité, son décor épuré, son carré de verdure minimaliste. Un style différent de celui du 45e président du pays, qui, lui, cultive la dé mesure et harangue le journal, avec CNN, le Washington Post, désignés comme
« des ennemis du peuple » .
UN ! TIME TO MARKET "À L’AMÉRICAINE
Dans ce!e ambiance de cathédrale de l’information, indifférente aux a!aques depuis sa création en 1851, se présente humblement Robin Berjon, nommé Vice President Data Governance fin 2019, soit deux ans après avoir été recruté par le quotidien, qui compte aujourd’hui 1#600 journalistes, 35 bureaux à l’étranger et 127 prix Pulitzer.
Cet ancien Grenoblois a pris ses fonctions avec le «$Trump Bump$» (ou le regain d’intérêt suite à ses a!aques), en plein scandale Cambridge Analytica et durant la mise en place du Règlement général sur la protection des données européen (RGPD), qui contraint les entreprises à obtenir le consentement de leurs visiteurs sur l’usage de leurs données personnelles. Un vrai « Time to Market » [lancement, dans le vocabulaire marketing, ndlr] à
l’américaine.
« J’ai dû lire le RGPD vingt fois, recruter cinq personnes pour veiller à la mise en production des cookies et messages spécifiques à destination des lecteurs européens », raconte ce Français de 42 ans, devenu la clé de voûte de la machine à confiance du journal de centre gauche. « Il y a dix ans, on ne s’intéressait qu’à l’utilisation des données, à leur accès. Aujourd’hui, leurs usages liés à la vie privée, leur intégration, leur stockage et la question du droit international sont en train d’inventer la donnée moderne : celle qui repose sur une gouvernance », théorise calmement celui qui a arrêté ses études après un bac économique et social et un an de philosophie à la Sorbonne. Surtout, aux États-Unis, tandis que la courbe de la confiance envers les médias de masse est inversement proportionnelle aux gratte-ciel qui s’élèvent dans la Grosse Pomme, on a compris que, une fois acquise, la confiance se changeait en or. L’indicateur y est particulièrement suivi par des institutions qui font toutes le même constat : depuis vingt ans, elle s’effondre avec, selon l’étude du cabinet Gallup, moins d’un Américain sur deux (41#%) qui considère en$2019 la télévision, la radio ou les journaux comme des sources fiables, justes et précises pour informer. « J’ai entendu dire que si l’on je!e un New York Times, il faut cent ans aux mensonges pour se biodégrader », s’est un jour amusé Stephen Colbert, l’humoriste conservateur qui a pignon sur rue à Manha!an. De fait, encore plus problématique pour le « libéral » New
York Times, dont une partie du lectorat est constituée « de conservateurs qui veulent savoir ce que pensent ces intellectuels de centre gauche » selon le chercheur Evgeny Morozov, il s’agit d’affronter une augmentation massive de la défiance chez les lecteurs républicains. Entre 2015 et 2016, date de l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche et de ses coups de boutoir contre les médias d’opposition, la confiance a ainsi a!eint un niveau historiquement bas, à 14#% (–$18 points) chez les partisans du président, note l’étude Gallup.
UNE POLARISATION EXTRÊME DES DÉBATS « Si le New York Times n’existait pas, CNN et MSNBC seraient “hors service”. C’est un cercle fermé dans lequel Hillary Clinton puise toutes ses informa
tions et son assurance », dénonçait Steve Bannon, l’ancien conseiller stratégique de Donald Trump. Résultat, pour prouver sa probité et faire face à la polarisation extrême des débats, le
Times ne lésine pas sur les moyens. Ils sont « une centaine
de personnes » à travailler sur la data au sein de « The Old Gray Lady » [« La Vieille Dame en gris », surnom donné au journal jusqu’à ce qu’il passe à l’impression couleur, dans les années 1990].
Parmi ces nouvelles têtes, Robin Berjon dirige cinq personnes qui gèrent exclusivement la question de la gouvernance. Située au même étage que le pôle « Opinions », – et non avec la R&D du Times $–, son équipe interagit en permanence avec les services marketing, tech, data, publicité et avec les journalistes « qui viennent échanger avec nous » .« Nous devons comprendre ce qu’ils font de la data et les accompagner de manière transversale », détaille celui qui aime plonger le matin dans les artères de la métropole pour aller travailler avec « des
pointures » . « Mes collaborateurs ont tous des profils différents : des data-analystes bien sûr, mais aussi des gens issus du marketing, un économiste et une#ancienne des ressources humaines. »
Plusieurs milliers de data sont ainsi traitées tous les jours$: les données du lecteur utilisateur, ses abonnements, ses comportements… Mais là où le New York Times veut faire
la différence, ce sont, précise Robin Berjon, « les informations liées à nos articles, [pour lesquelles nous développons] une taxonomie spécifique » . Bientôt sera proposée une solution de Prospective Targeting [ciblage prospectif], qui permet d’analyser l’article sur « le type de sentiment qu’il va susciter, plutôt que sur le comportement du lecteur luimême » . Ainsi, avec un contenu sur le sport, le sentiment sera « aventureux » . « Cela marche très bien auprès des annonceurs » , confie-t-il à La Tribune
tout en assurant que « cela ne guide aucun choix éditorial »
côté rédaction.
« Bien avant l’arrivée du digital, les journalistes avaient déjà un environnement éthique très fort. Aussi, sur toutes ces données, notre mot d’ordre est de faire les choses bien, respectueusement », jure-t-il dans un secteur où tous s’observent sur le sujet pour éventuellement « s’inspirer les uns les autres » . Le journal, qui est passé au paywall [mur d’abonnements] en 2011, promet en outre de bannir des approches invasives auprès des lecteurs, ainsi que la géolocalisation. « Nous allons aussi retirer toutes les publicités en programmatique sur mobile pour une expérience rapide et fluide [les inventaires d’annonces qui se vendent sur des plateformes d’enchères auprès de
cibles]. Nous allons gérer nos publicités en direct et développer nos solutions pour un meilleur ciblage. L’idée est que nous laissions moins sortir nos données, avec moins de tierces
parties » , cite celui qui, enfant, voulait être « inventeur » . Comme ses concurrents, tels le Wall Street Journal – qui annonce avoir « surpassé le
Times sur la croissance de reve
nus » –, BuzzFeed, The Economist, ou le Washington Post, le journal de la 8e Avenue, propriété de la famille Ochs-Sulzberger – coté en Bourse –, ne se prive pas non plus de montrer la réussite de son modèle «$orienté abonnements$». Sur Twi!er, Cliff Levy, l’éditeur en chef adjoint, évoque une action « au plus haut depuis quinze ans », portée par des revenus digitaux qui pèsent plus de la moitié du total des revenus publicitaires du groupe.
OBJECTIF : 10 MILLIONS D’ABONNÉS EN 2025
Concrètement, la manne s’élève à 5,25 millions d’abonnés au quatrième trimestre 2019 (+1 million en un an), dont 4,4 millions uniquement digitaux pour accéder aux articles et aux services « cross-disciplinaires » en ligne, tels des rece!es de cuisine, des mots croisés ou de la recommandation de produits à la suite dur achat de The$Wirecu!er en 2016. L’an dernier, le digital a rapporté plus de 800 millions de dollars. De quoi compenser le recul des revenus de la publicité digitale et papier qui, eux, ont respectivement décliné de 5 % et 9 %. « Ça va bien. On vise les 10 millions d’abonnés en 2025 », sourit cet ancien CTO [directeur technique web], qui a débarqué il y a cinq ans aux ÉtatsUnis avec une start-up spécialisée dans les publications scientifiques. Philosophe, il rêve de revenir à « un Internet
de confiance », parce que « trahir la confiance, c’est donner moins envie de revenir » . « Il n’y a pas de solution miracle. Ce qu’il faut, ce sont des petits projets où chacun apporte une partie de la solution », conclut le Français, qui cultive son sens de la modération.