Le magicien de Thales
Le PDG détaille sa méthode pour transformer le groupe d’électronique et le préparer aux futures révolutions technologiques comme celle du quantique.
LA TRIBUNE – La transformation des entreprises est-elle seulement un e!et de mode ou est-ce vraiment un sujet sérieux"?
PATRICE CAINE ! Chez Thales, on peut affirmer que ce n’est pas un effet de mode. Les entreprises, comme tous les êtres vivants, ont en permanence besoin de s’adapter à l’environnement et aux mutations qu’elles rencontrent et traversent. Pour Thales, qui est reconnu dans le monde de la tech, ce sont les mutations technologiques, qui ont déclenché puis accompagné nos propres transformations. Par exemple, l’électronique a connu une révolution il y a vingt ans, en passant d’un monde analogique à un monde numérique rempli de composants. Et ces composants génèrent énormément de données. Ce$e transformation de l’électronique que nous avons accompagnée, pour nos propres produits et équipements, nous a amenés assez naturellement à nous poser la%question de l’utilisation de ces données issues de composants et de ce$e électronique numériques, qui étaient un véritable trésor caché. Nous nous sommes posé un certain nombre de questions&: qu’est-ce qu’on fait de ces données&? Comment les stocker%? Comment les rapatrier%? Comment les sécuriser&?… Et c’est ce cheminement intellectuel, largement influencé par ces mutations technologiques, qui nous a conduits, il y a quatre ou cinq ans, à accélérer nos efforts sur au moins quatre technologies du numérique&: l’IoT (Internet des objets) et la connectivité –%il faut rapatrier les données pour les stocker, les trier, les classer, bref les rendre utilisables, afin ensuite de les traiter, et d’en tirer du sens%–, le big data et, l’étape d’après, l’intelligence artificielle. Je préfère d’ailleurs parler d’autonomie plutôt que d’IA. Comment donner de l’autonomie aux objets que nous développons, que cela soit dans la phase d’apprentissage ou dans celle de la prise de décision&? Et la quatrième technologie, la cybersécurité. Ce monde connecté, qui est envahi par de nombreux logiciels, qui manie de plus en plus de données, et, enfin, qui commence à prendre des décisions, pourrait un jour ou l’autre s’effondrer si l’on ne traite pas la question de l’intégrité des données et des algorithmes. Ainsi, nous nous sommes concentrés sur les quatre grandes technologies du monde numérique. Cela a également guidé notre approche de la transformation.
Quelle est la méthode Patrice Caine pour mettre en place la transformation dans un groupe tel que Thales"?
Tout d’abord, notre approche ne repose pas sur une personne mais sur l’extraordinaire curiosité de nos ingénieurs qui, comme souvent dans le milieu scientifique ou de la recherche, ont observé le monde qui les entourait. Certains acteurs avaient commencé à bouger un peu avant nous. Par exemple, General Electric (GE) avait entamé une transformation numérique il y a sept à huit ans. Nous avons également regardé ce que faisaient des groupes comme IBM ou Accenture, qui présentent certaines similarités avec ce que nous faisons. Deux i è mement , n o u s n o u s
« L’idée a été de créer une équipe resserrée pour comprendre ce que signifiait la transformation numérique pour nos clients, nos produits et nos process!»
« Une académie du digital a été lancée afin de disséminer cette culture, ces techniques, ces compétences dans le groupe »
sommes forgé notre propre conviction et, surtout, nous n’avons pas cédé aux effets de mode. Typiquement, les entreprises ou les organisations faisant face à un problème ou à une thématique nouvelle ont une tendance naturelle à nommer quelqu’un pour s’en occuper. La première chose que nous avons décidée, c’est de ne surtout pas nommer un CDO, un chief digital officer. C’était loin d’être évident car il y a quelques années, il fallait absolument en avoir un pour démontrer que la transformation numérique était maîtrisée par l’entreprise. Quand vous n’aviez pas de CDO, vous passiez pour un ringard. L’idée a été de créer non pas un officer, mais un office, une équipe resserrée pour regarder et comprendre ce que signifiait la transformation numérique pour nos clients, nos produits et nos processus internes. Enfin, dans un troisième temps, nous sommes partis d’une feuille blanche. Cela a été une décision clé. Plutôt que de rassembler ce qui était déjà plus ou moins numérique dans Thales, nous sommes partis de zéro en créant trois digital fac
tories. Nous avons créé la première à Paris, car la France regorge de talents et reste le coeur du groupe en termes de R&D, avec 3 milliards d’euros investis par an, une autre à Montréal, une des villes les plus connues pour l’IA, avec des instituts très célèbres, comme Ivado [l’Institut de valorisation des données, ndlr] et Mila [l’institut québécois
d’intelligence artificielle] – ce n’est pas la Silicon Valley, contrairement à ce que certains pourraient penser"– et la troisième à Singapour, en Asie, un écosystème très riche pour les nouvelles technologies et l’innovation. Avec ces digital
factories, nous avons créé une plateforme numérique pour nos propres besoins, tout en développant des MVP [Minimum Viable Products, consistant à concevoir rapidement un produit afin d’en tester la viabilité], avec des cycles très courts de quelques semaines, alors que dans bon nombre de nos domaines (défense, aéronautique) nous sommes généralement dans le temps long. Nous sommes davantage habitués à concevoir des programmes de manière différente, sur plusieurs années et sur la base de spécifications techniques définies par le client et pas par l’utilisateur. Le passage à l’échelle de ces MVP est une question clé. Par ailleurs, nous avons créé une académie du digital afin de disséminer ce#e culture, ces techniques, ces compétences bien au-delà des quelques centaines de personnes qui travaillent dans nos trois digital factories. Thales, c’est 80$000 personnes dont 30$000 ingénieurs en R&D. Enfin, nous avons mis en place un incubateur interne et externe de start-up, en étant présents dans des lieux comme Station F, pour bénéficier de l’innovation ouverte dans ces domaines.
Quels sont les retours sur expérience que vous avez eus après avoir lancé ce chantier il y a trois ans!? Comment vos équipes et vos clients ont-ils réagi à cette transformation!?
Je vais catégoriser les retours – les ingénieurs font toujours des catégories$! Comme retour assez immédiat, de manière étonnante, et on ne l’avait pas anticipé à ce point, on a eu un retour d’image très positif pour le groupe. En termes d’attractivité, alors que l’on est en pleine guerre des talents, des profils rares ont été séduits. Ce premier retour quasi instantané a été extrêmement bénéfique pour Thales. En interne, cela nous a permis de challenger ou de mobiliser les équipes d’ingénierie qui ont ainsi trouvé une source d’inspiration supplémentaire à travers les digital factories.
Les deuxièmes retours ont été les premiers MVP. Nous n’avons pas attendu des années pour obtenir des premiers résultats tangibles, mais seulement quelques mois. Par exemple, dans l’aéronautique et de manière pratique, nous avons lancé une marketplace pour me#re à la disposition de toutes l e s c o mpa g n i e s aériennes l’ensemble des pièces de rechange utiles. Là où traditionnellement cela fonctionnait à base d’e-mails ou d’appels téléphoniques en urgence, nous avons créé une plateforme accessible en permanence. Nous avons également mis en place une autre
marketplace pour mettre en relation les pilotes de drones civils et les personnes ayant des besoins en matière d’utilisation de drones, pour faire des photos, cartographier un endroit ou surveiller une infrastructure… Ce qui a permis de générer assez rapidement des revenus. Le troisième retour, qui a pris un peu plus de temps –" de l’ordre de quelques mois"– a consisté à mettre dans nos produits des composants et des caractéristiques numériques. L’intelligence artificielle est un bon exemple$: comment introduire l’au