La Tribune Hebdomadaire

Le magicien de Thales

Le PDG détaille sa méthode pour transforme­r le groupe d’électroniq­ue et le préparer aux futures révolution­s technologi­ques comme celle du quantique.

- PROPOS RECUEILLIS PAR MICHEL CABIROL

LA TRIBUNE – La transforma­tion des entreprise­s est-elle seulement un e!et de mode ou est-ce vraiment un sujet sérieux"?

PATRICE CAINE ! Chez Thales, on peut affirmer que ce n’est pas un effet de mode. Les entreprise­s, comme tous les êtres vivants, ont en permanence besoin de s’adapter à l’environnem­ent et aux mutations qu’elles rencontren­t et traversent. Pour Thales, qui est reconnu dans le monde de la tech, ce sont les mutations technologi­ques, qui ont déclenché puis accompagné nos propres transforma­tions. Par exemple, l’électroniq­ue a connu une révolution il y a vingt ans, en passant d’un monde analogique à un monde numérique rempli de composants. Et ces composants génèrent énormément de données. Ce$e transforma­tion de l’électroniq­ue que nous avons accompagné­e, pour nos propres produits et équipement­s, nous a amenés assez naturellem­ent à nous poser la%question de l’utilisatio­n de ces données issues de composants et de ce$e électroniq­ue numériques, qui étaient un véritable trésor caché. Nous nous sommes posé un certain nombre de questions&: qu’est-ce qu’on fait de ces données&? Comment les stocker%? Comment les rapatrier%? Comment les sécuriser&?… Et c’est ce cheminemen­t intellectu­el, largement influencé par ces mutations technologi­ques, qui nous a conduits, il y a quatre ou cinq ans, à accélérer nos efforts sur au moins quatre technologi­es du numérique&: l’IoT (Internet des objets) et la connectivi­té –%il faut rapatrier les données pour les stocker, les trier, les classer, bref les rendre utilisable­s, afin ensuite de les traiter, et d’en tirer du sens%–, le big data et, l’étape d’après, l’intelligen­ce artificiel­le. Je préfère d’ailleurs parler d’autonomie plutôt que d’IA. Comment donner de l’autonomie aux objets que nous développon­s, que cela soit dans la phase d’apprentiss­age ou dans celle de la prise de décision&? Et la quatrième technologi­e, la cybersécur­ité. Ce monde connecté, qui est envahi par de nombreux logiciels, qui manie de plus en plus de données, et, enfin, qui commence à prendre des décisions, pourrait un jour ou l’autre s’effondrer si l’on ne traite pas la question de l’intégrité des données et des algorithme­s. Ainsi, nous nous sommes concentrés sur les quatre grandes technologi­es du monde numérique. Cela a également guidé notre approche de la transforma­tion.

Quelle est la méthode Patrice Caine pour mettre en place la transforma­tion dans un groupe tel que Thales"?

Tout d’abord, notre approche ne repose pas sur une personne mais sur l’extraordin­aire curiosité de nos ingénieurs qui, comme souvent dans le milieu scientifiq­ue ou de la recherche, ont observé le monde qui les entourait. Certains acteurs avaient commencé à bouger un peu avant nous. Par exemple, General Electric (GE) avait entamé une transforma­tion numérique il y a sept à huit ans. Nous avons également regardé ce que faisaient des groupes comme IBM ou Accenture, qui présentent certaines similarité­s avec ce que nous faisons. Deux i è mement , n o u s n o u s

« L’idée a été de créer une équipe resserrée pour comprendre ce que signifiait la transforma­tion numérique pour nos clients, nos produits et nos process!»

« Une académie du digital a été lancée afin de disséminer cette culture, ces techniques, ces compétence­s dans le groupe »

sommes forgé notre propre conviction et, surtout, nous n’avons pas cédé aux effets de mode. Typiquemen­t, les entreprise­s ou les organisati­ons faisant face à un problème ou à une thématique nouvelle ont une tendance naturelle à nommer quelqu’un pour s’en occuper. La première chose que nous avons décidée, c’est de ne surtout pas nommer un CDO, un chief digital officer. C’était loin d’être évident car il y a quelques années, il fallait absolument en avoir un pour démontrer que la transforma­tion numérique était maîtrisée par l’entreprise. Quand vous n’aviez pas de CDO, vous passiez pour un ringard. L’idée a été de créer non pas un officer, mais un office, une équipe resserrée pour regarder et comprendre ce que signifiait la transforma­tion numérique pour nos clients, nos produits et nos processus internes. Enfin, dans un troisième temps, nous sommes partis d’une feuille blanche. Cela a été une décision clé. Plutôt que de rassembler ce qui était déjà plus ou moins numérique dans Thales, nous sommes partis de zéro en créant trois digital fac

tories. Nous avons créé la première à Paris, car la France regorge de talents et reste le coeur du groupe en termes de R&D, avec 3 milliards d’euros investis par an, une autre à Montréal, une des villes les plus connues pour l’IA, avec des instituts très célèbres, comme Ivado [l’Institut de valorisati­on des données, ndlr] et Mila [l’institut québécois

d’intelligen­ce artificiel­le] – ce n’est pas la Silicon Valley, contrairem­ent à ce que certains pourraient penser"– et la troisième à Singapour, en Asie, un écosystème très riche pour les nouvelles technologi­es et l’innovation. Avec ces digital

factories, nous avons créé une plateforme numérique pour nos propres besoins, tout en développan­t des MVP [Minimum Viable Products, consistant à concevoir rapidement un produit afin d’en tester la viabilité], avec des cycles très courts de quelques semaines, alors que dans bon nombre de nos domaines (défense, aéronautiq­ue) nous sommes généraleme­nt dans le temps long. Nous sommes davantage habitués à concevoir des programmes de manière différente, sur plusieurs années et sur la base de spécificat­ions techniques définies par le client et pas par l’utilisateu­r. Le passage à l’échelle de ces MVP est une question clé. Par ailleurs, nous avons créé une académie du digital afin de disséminer ce#e culture, ces techniques, ces compétence­s bien au-delà des quelques centaines de personnes qui travaillen­t dans nos trois digital factories. Thales, c’est 80$000 personnes dont 30$000 ingénieurs en R&D. Enfin, nous avons mis en place un incubateur interne et externe de start-up, en étant présents dans des lieux comme Station F, pour bénéficier de l’innovation ouverte dans ces domaines.

Quels sont les retours sur expérience que vous avez eus après avoir lancé ce chantier il y a trois ans!? Comment vos équipes et vos clients ont-ils réagi à cette transforma­tion!?

Je vais catégorise­r les retours – les ingénieurs font toujours des catégories$! Comme retour assez immédiat, de manière étonnante, et on ne l’avait pas anticipé à ce point, on a eu un retour d’image très positif pour le groupe. En termes d’attractivi­té, alors que l’on est en pleine guerre des talents, des profils rares ont été séduits. Ce premier retour quasi instantané a été extrêmemen­t bénéfique pour Thales. En interne, cela nous a permis de challenger ou de mobiliser les équipes d’ingénierie qui ont ainsi trouvé une source d’inspiratio­n supplément­aire à travers les digital factories.

Les deuxièmes retours ont été les premiers MVP. Nous n’avons pas attendu des années pour obtenir des premiers résultats tangibles, mais seulement quelques mois. Par exemple, dans l’aéronautiq­ue et de manière pratique, nous avons lancé une marketplac­e pour me#re à la dispositio­n de toutes l e s c o mpa g n i e s aériennes l’ensemble des pièces de rechange utiles. Là où traditionn­ellement cela fonctionna­it à base d’e-mails ou d’appels téléphoniq­ues en urgence, nous avons créé une plateforme accessible en permanence. Nous avons également mis en place une autre

marketplac­e pour mettre en relation les pilotes de drones civils et les personnes ayant des besoins en matière d’utilisatio­n de drones, pour faire des photos, cartograph­ier un endroit ou surveiller une infrastruc­ture… Ce qui a permis de générer assez rapidement des revenus. Le troisième retour, qui a pris un peu plus de temps –" de l’ordre de quelques mois"– a consisté à mettre dans nos produits des composants et des caractéris­tiques numériques. L’intelligen­ce artificiel­le est un bon exemple$: comment introduire l’au

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Ambition de Patrice Caine : tirer parti du numérique pour transforme­r profondéme­nt son groupe et faire évoluer ses relations avec les clients.
"ERIC PIERMONT/AFP# #$CRÉER UN MODÈLE BEAUCOUP PLUS RAPIDE ET PLUS AGILE % Ambition de Patrice Caine : tirer parti du numérique pour transforme­r profondéme­nt son groupe et faire évoluer ses relations avec les clients.
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"THALES# Les trois « digital factories"» de Thales (ici, celle de Paris) ont développé des programmes conçus très vite pour en tester la viabilité.

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