La Tribune Hebdomadaire

Comment New York se prépare à un « 9.11 » de cybera!aques

REPORTAGE La ville multiplie les initiative­s pour protéger ses habitants et les sièges des grandes banques mondiales. Parmi ces projets, une alliance « historique » avec une société de capital-risque israélienn­e, en plein coeur de Soho.

- JEANNE DUSSUEIL, ENVOYÉE SPÉCIALE À NEW YORK

« V

ous n’avez plus besoin d’organiser le crash d’un avion sur un building. Désormais, il n’y a plus qu’à utiliser un clavier et un téléphone portable pour faire

tomber une démocratie », annonce, en plein coeur de Manhattan, la ville meurtrie il y a dix-neuf ans par l’attaque terroriste visant les tours du World Trade Center, le Dr Erel Margalit, un homme d’affaires et politique israélien à la tête du fonds JVP (Jerusalem Venture Partners), un poids lourd du capital-risque mondial. En ce début février, « l’ami d’Emmanuel

Macron » – dont il est fier de montrer les échanges de SMS –, venu exprès de la capitale d’Israël, doit inaugurer le premier Centre de cybersécur­ité dans le quartier huppé de Soho. Pour l’occasion, avec la municipali­té de New York – qui a apporté 30 millions de dollars d’argent public dans le projet en tant que partenaire – le fonds israélien a vu les choses en grand. Situé à un quart d’heure de Wall Street, devant le bâtiment flambant neuf, l’actrice Gwyneth Paltrow reconverti­e en entreprene­ure, avec une marque de bougie senteur vagin (« This Smells Like My Vagina"! ») qui a fait le buzz aux États-Unis, a été conviée pour inaugurer le Centre. « Gwyneth est là en tant qu’entreprene­ure et parce que la cybersécur­ité, cela concerne tout le monde », affirme

Erel Margalit à La Tribune. Le lien n’est pas évident mais qu’importe"; dans la ville des théâtres, tous les moyens sont bons pour donner un écho au nouveau positionne­ment cybersécur­ité de la ville.

De p u i s p e u , a v e c « plus de 9!000 !start-up et 333!000 emplois dans la tech », New York proclame son rang de nouvelle capitale de la tech, via le collectif Tech NYC. Mais, désormais, la mégalopole la plus peuplée des États-Unis bétonne sa réputation en matière de cybersécur­ité. Et pour cause.

EN PREMIÈRE LIGNE DE NOUVELLES ATTAQUES

Non seulement New York est l’eldorado des sièges sociaux dont 73 sont présents au classement Fortune 500, mais elle héberge aussi les principale­s banques mondiales, dont les groupes français Société Générale, Natixis, Crédit Agricole CIB, BNP Paribas, tous classés dans le Top 15 établi par The Federal Reserve Board de 2018. C’est aussi la ville où 23 établissem­ents bancaires stockaient à eux seuls 52,2 milliards de dollars de dépôts en 2019, d’après un rapport du Federal Deposit Insurance Corporatio­n.

Dans le même temps, ses conquêtes financière­s a$isent grandement l’appétit des hackers. En 2016, le secteur financier subissait 65"% de cyberattaq­ues de plus que les autres"; soit « une activité malveillan­te visant à collecter, détruire, refuser ou dégrader les ressources d’un système d’informatio­n ou l’informatio­n elle-même », selon un rapport d’IBM, via des opérations de phishing pour récupérer des données, des applicatio­ns malveillan­tes, des malware, etc. Entre 2015 et 2016, le nombre d’actes malveillan­ts a ainsi augmenté de 937"%. Autrement dit, pour la ville, la cybersécur­ité est la rampe de lancement tech par excellence. Face à l’aimant de la Silicon Valley, elle lui permettrai­t même de passer du statut de challenger à celui de leader d’une nouvelle filière.

D’autant que « la jungle de ciment » de la côte Est est régulièrem­ent prise pour cible. En 2016, les New-Yorkais apprenaien­t qu’entre 2011 et 2013, sept hackers iraniens avaient mené une cyberattaq­ue coordonnée sur 46%banques et institutio­ns nationales (dont JPMorgan Chase, Wells Fargo, American Express, AT&T), causant des millions de dollars de pertes, et avaient tenté de prendre le contrôle d’un barrage hydrauliqu­e dans l’État de New York, « une infrastruc­ture

critique », rapportait l’agence Reuters. Un événement qualifié de « tour

nant » dans la stratégie de défense du gouverneme­nt américain. Depuis, à c haque f o i s qu’ un cyber-scandale éclate, comme à l’été 2019 avec le siphonnage des données personnell­es de 106 millions de clients nord-américains de la banque Capital One, troisième plus gros éme$eur de cartes de crédit aux États-Unis, c’est la crainte d’un « shut-down » de l’électricit­é ou d’un Armageddon financier qui est soudaineme­nt ravivée outre-Atlantique.

À cela vient s’ajouter le contexte géopolitiq­ue qui ne vient guère apaiser ces peurs. Depuis l’assassinat début janvier du général iranien Qassem Soleimani ordonné par l’administra­tion Trump, la cybera$aque est prise encore plus au sérieux qu’un « 9.11 » par le départemen­t de la Sécurité intérieure (Department of Homeland Security, DHS) et par son bras numérique, le Cybersecur­ity and Infrastruc­ture Security Agency (Cisa), la nouvelle entité fédérale créée en 2018 par Donald Trump.

DES APPLICATIO­NS MILITAIRES ET CIVILES

« À cause des tensions, la menace a augmenté », confirme Erel Margalit depuis son nouveau Cyber Center

new-yorkais. « Il est plus facile pour les Iraniens – qui disposent de huit organisati­ons au service du gouverneme­nt pour comme"re des a"aques – de mener des cyberattaq­ues que des actions militaires. La force, ce n’est pas uniquement les armes et les missiles »,

anticipe même cet ancien des forces spéciales israélienn­es qui veut créer dans la Grosse Pomme « un hub mondial de la cybersécur­ité » .

Des craintes qu’a partagé également le maire Bill de Blasio qui a reconnu que la situation avec l’Iran pouvait devenir une menace sérieuse : « Nous sommes confiants sur nos capacités […] si nous débouchons sur un conflit armé, alors on peut s’a"endre à des cyberattaq­ues d’une ampleur jamais connue auparavant », confiait-il à la chaîne MSNBC après l’assassinat.

Du coup, la municipali­té démocrate a mis les moyens pour parer aux risques. En 2018, doté de 100 millions de dollars d’investisse­ments publics et privés, le New York City Economic Developmen­t Corporatio­n (NYCEDC), une entreprise à but non lucratif, lançait le programme « Cyber NYC » « pour faire de New York un leader mondial en matière de cyber innovation et pour accélérer la création de 10!000 emplois », annonce le service sur son site.

Un an auparavant, la ville aux cinq arrondisse­ments se dotait même d’un « NYC Cyber Command » pour protéger les infrastruc­tures critiques de la ville qui se veut intelligen­te, mais fragile face aux menaces. « Les hackers auraient seulement besoin de me"re hors service 20!% des voitures pendant une heure de pointe, dans la ville connectée, pour bloquer complèteme­nt

le trafic », démontraie­nt des chercheurs du Georgia Institute of Technology en 2019 cité par le média local en ligne Patch. Une vision apocalypti­que pour la métropole.

Pour éviter les scènes de catastroph­es hollywoodi­ennes, la ville vient même de lancer le projet « NY Cy b e r Cr i t i c a l S e r v i c e s a n d Infrastruc­ture » (NYCCSI) qui coordonne toutes les forces de police (NYPD) et de secours et ainsi protéger « les hôpitaux, la distributi­on de l’eau, les transports, les services d’urgence ».

À l’affût du marché « BtoC », pour rassurer ses citoyens, la capitale du consuméris­me finançait aussi en 2018 l’applicatio­n mobile « NY Secure » servant à détecter des menaces sur son téléphone tels que des signaux wi-fi douteux ou des programmes malveillan­ts. « On y a vu une opportunit­é commercial­e, pas seulement pour les grandes entreprise­s mais aussi pour la vie des individus », justifie Wilson Lin, le vice-président d’Initiative­s NYCEDC et cofondateu­r de Cyber NYC. « Chaque semaine, des hôtels sont hackés », raconte-t-il.

LES LIENS AVEC LE NOUVEAU PARTENAIRE ISRAÉLIEN

Du coup, avec « près de 20!% des investisse­ments mondiaux fléchés vers la cybersécur­ité qui l’ont été vers des entreprise­s israélienn­es en 2018 », comme le rappelle fièrement le Jeru

salem Post, Israël s’est rapidement imposé comme un partenaire naturel.

« On n’a pas cherché une nationalit­é en particulie­r mais le meilleur bilan d’expérience­s qui nous a mené vers Israël

et JVP », oppose Wilson Lin de Cyber NYC. Pourtant, les liens entre les deux nations sont multiples. Culturels d’abord, avec la plus importante communauté juive hors d’Israël vivant à New York, et ensuite écono

miques :! « Nous avons plus d’IPO au Nasdaq, à Wall Street, que les pays européens. Douze entreprise­s israé

liennes sont cotées ici », rappelle Yoav Tzurya, directeur général de JVP. Enfin, moins évoqués au Cyber Center de Soho, des liens en matière de cyber-défense sont également très forts. En 2010, c’est avec Israël et son unité d’élite 8200 que les États-Unis et la NSA, son agence de sécurité nationale, lancèrent des attaques contre des centrifuge­uses iraniennes d’enrichisse­ment d’uranium à l’aide d’un ver informatiq­ue baptisé Stuxnet. Traditionn­ellement, l’allié israélien associe d’ailleurs le service militaire obligatoir­e de deux ans pour Tsahal à des activités de cyber-défense réservées aux meilleures recrues sélectionn­ées pour ce"e unité. Déjà, sur les 28 start-up qui ont posé leurs bureaux sur les moquettes neuves du Centre de Soho, la moitié provient d’Israël. Forte de ces nombreuses connexions, une équipe de Bill de Blasio s’est rendue en Israël en 2017 pour aller observer de plus près le modèle de la Start-Up Nation [titre d’un livre coécrit par l’Américano-Israélien Saul Singer et l’Américain Dan Senor, ndlr). Là-bas, sur les terres d’Erel Margalit, dans son Cyber Labs situé au sud du pays, à Beer-Sheva, ils ont pris note du modèle mixte où cohabitent des ressources universita­ires, des start-up, l’armée et les géants de la tech.

De retour à Manhattan, l’équipe entreprend alors de calquer le modèle et d’y inclure les prestigieu­ses université­s new yorkaises en partenaire­s : Columbia et son fonds Columbia Technology Ventures qui peut offrir jusqu’à 65$000 dollars de fonds en amorçage à ses étudiants, Cornell Tech et la New York University, qui vont développer des programmes avec les start-up à Soho. Réciproque­ment, le Centre, avec JVP, se chargera de trouver des financemen­ts pour leurs étudiants inscrits dans les filières de cybersécur­ité. « C’est vraiment historique, nous passons à un autre niveau de collaborat­ion », s’enthousias­me Erel Margalit dont l’une des missions par le passé a été d’inciter les grands groupes internatio­naux à venir s’installer en Israël pour la Jerusalem Developmen­t Authority.

Pour dénicher plus vite les talents, la Ville, JVP et un collège de La Guardia sont aussi partenaire­s d’un « boot

camp » de quatre mois. « Les parcours sont plus lents que dans la tech traditionn­elle, mais on voit déjà d’anciens militaires, des chauffeurs Uber ou des parents célibatair­es venir se former aux métiers de la cybersécur­ité comme risques-auditeurs, testeurs, analystes de la sécurité opérationn­elle », payés « environ 70!000 à 80!000 dollars annuels », raconte Wilson Lin, chargé

« d’expliquer aux New Yorkais et d’évangélise­r » sur le secteur.

UNE COURSE AU LEADERSHIP MONDIAL

Car l’idée est bien d’accélérer pour répondre à la pénurie. Avec 20 millions de cartes de crédit en circulatio­n à Manha"an, le secteur de la cybersécur­ité est déjà cité en 2020 comme numéro 1 par 63$% des entreprise­s qui cherchent à recruter à ces postes, devant le cloud et l’ingénierie Web, selon une enquête Accenture. Or, pour l’instant, Wilson Lin le reconnaît : « Manha#an est davantage identifiée sur des start-up de marketing et services » et « les financemen­ts sous-performent actuelleme­nt ».

Devenir leader rapidement, c’est aussi ce qui a attiré les New-Yorkais en

Israël. « Nous avons un savoir-faire!; celui de fabriquer des entreprise­s d’envergure internatio­nale, et ce, dès leur démarrage », explique Erel Margalit. Pour lui aussi, la cyber-sécurité à New York est un tremplin perme"ant de conquérir le monde. « Si vous pouvez protéger les banques à New York, vous pouvez les protéger partout », ajoutet-il, certain de pouvoir convaincre «à

Berlin, Londres, Milan, Paris…$». Dans l’a"ente de pouvoir en parler à Emmanuel Macron, la France fait bien sûr partie de ses cibles, « mais il y a sans doute un avenir avec la foodtech de par le savoir-faire du pays », observe-t-il. Puis il déroule par coeur son argumen

taire : « Il y a 67 sites nucléaires en Europe qui sont vulnérable­s, tout comme le contrôle du trafic aérien, en changeant simplement deux degrés à une direction. Il pourrait aussi y avoir des a#aques contre des laboratoir­es pharmaceut­iques en changeant informatiq­uement les formules des médicament­s. En Ukraine, ils ont même coupé l’électricit­é à des centaines de milliers d’habitation­s », récite-t-il tout en jurant n’investir que « dans des tech

nologies défensives » .

À New York, carrefour des civilisati­ons et des cultures, il l’assure depuis un rooftop surplomban­t les tours : « Nous devons créer une alliance pour des pays démocratiq­ues pas seulement pour protéger les infrastruc­tures mais aussi pour protéger la démocratie, les droits de l’homme. »

« Les hackers auraient seulement besoin de mettre hors service 20!% des voitures pendant une heure de pointe pour bloquer complèteme­nt le trafic »

DES CHERCHEURS DU GEORGIA INSTITUTE OF TECHNOLOGY

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!RON SACHS " Erel Margalit, créateur du fonds JVP. Son Cyber Center new-yorkais est une vitrine lui permettant d’accéder à d’autres marchés à travers le monde.
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"SOBHAN FARAJVAN/NURPHOTO# Depuis l’assasinat du général Qassem Soleimani, le risque d’une cyberattaq­ue d’envergure menée par les Iraniens est prise très au sérieux par les services de sécurité intérieure des États-Unis.
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