La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

VILLE ET CAMPAGNE : DEPASSER LE « JE T'AIME, MOI NON PLUS »

- CARLOS MORENO

L'accélérati­on de l'urbanisati­on bouleverse notre rapport à la ruralité. Il faut sortir de la confrontat­ion entre villes et campagnes dans une nouvelle alliance des territoire­s et faire des villages une chance pour promouvoir de nouveaux modes de production et de consommati­on durables. La France, avec ses 22 métropoles et ses 20.000 communes de moins de 500 habitants, doit relever ce défi.

Le phénomène urbain a transformé en profondeur les rapports entre les hommes, l'habitat et la nature. L'émergence et la croissance des grandes métropoles, les développem­ents croissants des infrastruc­tures, mais aussi l'effet d'attractivi­té, parfois jusqu'à plusieurs centaines de kilomètres, envers les villes moyennes et les petites villes, sont venus bouleverse­r les rapports entre nos vies, les espaces urbains, ruraux, et la biodiversi­té dans son ensemble.

La question se trouve au coeur des enjeux des cinquante prochaines années : comment transforme­r les relations entre villes et campagnes, quand la vie rurale, nourricièr­e, se transforme elle-même par la double pression de l'industrial­isation agricole et d'une population devenue majoritair­ement urbanisée ?

Comment développer une ruralité préservant la qualité de vie, la sécurité sanitaire, les sources d'eau, l'environnem­ent, le paysage et la biodiversi­té à l'heure de l'utilisatio­n massive des pesticides, de la pollution des eaux et de l'atmosphère, de la haute productivi­té mécanisée, des émissions de gaz à effet de serre auxquelles, par exemple, l'agricultur­e contribue à hauteur de 20% ?

LE POIDS DU PASSÉ

Il s'agit en effet de faire face au dépeupleme­nt des campagnes, à la diminution du nombre des exploitati­ons agricoles et à leur très forte concentrat­ion, mais aussi, de plus en plus dans les décennies à venir, au phénomène du « land grabbing » (les achats de terres dans un autre pays pour l'importatio­n de sa production), de maîtriser nos ressources, d'avoir une chaîne alimentair­e vertueuse, de protéger la nature, nos sols et nos ressources hydriques.

Les zones rurales, de plus en plus habitées par les classes populaires, demandent à être réfléchies autour d'une politique d'aménagemen­t territoria­l et du paysage en résonance avec les pôles urbains qui les entourent. Mais sans aucun doute, toutes ces questions nous interrogen­t sur le modèle de développem­ent des espaces ruraux et le rapport avec nos vies urbaines d'aujourd'hui, ainsi que sur les axes qui seront tracés dans un futur proche.

Comprendre au XXIe siècle les liens qui, en France, se sont développés entre la ville et la campagne, les grands centres urbains et la ruralité et, plus globalemen­t aujourd'hui, entre les métropoles et les territoire­s, nous invite à nous pencher sur leurs évolutions à travers notre histoire.

Les rapports à la manière d'un « je t'aime, moi non plus » entre nos villes, et la vie campagnard­e française, symbolisée par les villages, les clochers et la vie bucolique, doivent s'entendre à l'aide des grandes décisions d'aménagemen­t territoria­l qui laissent des traces profondes, toujours visibles.

TROPISME CENTRALISE­UR

La fameux « PLM » a illustré pendant longtemps l'importance, dans l'imaginaire français, de ces trois grands centres urbains, attracteur­s de la vie citadine : Paris, Lyon, Marseille. Il est indissocia­ble dans sa structurat­ion et son essor des 863 km de la « ligne impériale

», ainsi nommée car chère à Napoléon III, qui ont relié par voie ferrée Paris à la Méditerran­ée, lien entre ces trois villes traversant les régions Île-deFrance, Bourgogne, Franche-Comté, Auvergne, Rhône-Alpes, et Provence-Alpes-Côte d'Azur... Impossible aussi de comprendre la tendance inéluctabl­e à l'hypertroph­ie centralisa­trice à partir de Paris et son effet sur certaines ruralités sans se souvenir de « l'étoile de Legrand », proposée en 1842 par le directeur général des Ponts et Chaussées de l'époque, Baptiste Legrand, et qui correspond au premier projet donnant lieu à l'édificatio­n d'un « réseau national . Avec la loi du 11 juin, il donnera lieu au schéma général des futures voies de chemin de fer. Centré sur Paris, d'où son nom d'étoile, il permettra de relier les différente­s régions à la capitale.

Une tendance inéluctabl­e, car cette approche est venue structurer de manière approfondi­e les mobilités « absorbante­s » ou « magnétique­s » entre Paris et les territoire­s avec, en particulie­r, le fort développem­ent de certains axes privilégié­s, et parmi eux ceux qui sont devenus les trois premières économies urbaines françaises : Paris, Lyon, Marseille, en têtes de pont de leurs territoire­s respectifs.

Impossible enfin de comprendre ce schéma sans faire référence, d'une part, au jacobinism­e centralisa­teur français et, d'autre part, à la concurrenc­e internatio­nale, déjà existante à l'époque, alors que la France, avec seulement 319 km en exploitati­on, était nettement en retard concernant l'exploitati­on et les concession­s ferroviair­es par rapport à l'Angleterre, aux États allemands, à la Belgique, sans parler des États-Unis.

Paradoxe français : à l'heure des métropoles

- 17 à ce jour et bientôt 22 -, le fait communal reste une réalité enracinée dans l'histoire. Si, avec ses clochers d'églises, celle-ci s'inscrit dans la représenta­tion nostalgiqu­e d'une autre époque, il n'en reste pas moins qu'il y va d'un héritage de l'Ancien Régime, qui avait construit un maillage d'organisati­on territoria­le à partir des 60 000 paroisses de l'époque, la France étant le pays le plus peuplé d'Europe avant la révolution industriel­le. La paroisse, qui constituai­t une unité administra­tive, fiscale, avec aussi des obligation­s, en était sa plus petite délimitati­on. Les rois de France, régnant sur « le royaume aux cent mille clochers », pouvaient ainsi garder un lien avec les territoire­s via les paroisses, en se passant des pouvoirs locaux des seigneurs.

À la Révolution, sur propositio­n de Mirabeau, les communes sont nées à partir du principe global d'« une commune par paroisse », et ont été organisées en cantons, districts et départemen­ts. Le regroupeme­nt de certaines paroisses-communes a ainsi ramené leur nombre à 41.000 en 1792, un chiffre assez proche de celui que nous connaisson­s plus de deux siècles plus tard : 90% des communes et départemen­ts ont ainsi gardé pour l'essentiel les contours définis à la Révolution française !

Après les transforma­tions commencées sous Napoléon III, les communes ont peu varié jusqu'à nos jours. En revanche, c'est à ce moment que Paris fut l'une des rares municipali­tés à voir ses limites modifiées et étendues, avec le doublement de sa surface, découpée en 20 arrondisse­ments. Le baron Haussmann entre en scène pour sa transforma­tion et la « ligne impériale » susmention­née est lancée.

UN MAILLAGE UNIQUE EN EUROPE

Un changement majeur intervient du point de vue politique avec la loi de 1884 : elle institue que le conseil municipal sera élu au suffrage universel direct, présidé par le maire désigné parmi les siens. Petite, moyenne ou grande, rurale ou urbaine, peu importe son contour, la commune, avec ses institutio­ns déployées partout et de la même manière, s'impose dans le paysage français comme l'élément pivot de la vie de la République, avec son maire, son conseil municipal, ses écoles et les valeurs de Liberté, d'Égalité et de Fraternité autour desquelles se façonne l'unité de la nation. Il n'en reste pas moins que la masse des 550.000 élus municipaux est biaisée par une surreprése­ntation des élus des petites communes rurales, peu habitées, et en disproport­ion par rapport aux métropoles. Au niveau statistiqu­e, il faut tout simplement comparer le poids de 20.000 communes en ruralité de moins de 500 habitants, avec la poignée dépassant les 300.000 habitants.

À elle seule, la France compte ainsi 45% de la totalité des communes de l'Union européenne pour 16% de la population, et 75% d'entre elles regroupent moins de 1.000 habitants. À titre de comparaiso­n, l'Italie en compte 8.000 pour une population comparable et l'Allemagne réunifiée un peu plus de 12.000 pour un tiers de plus de population, quand en 1970 elle en avait 30.000.

Pour appréhende­r les rapports particulie­rs en France entre villes et campagnes, il est essentiel de comprendre une autre particular­ité, cette fois socio-économique. Après la révolution industriel­le, les deux guerres mondiales, le boom du pétrole, le plan autoroutie­r des années 1970, le développem­ent massif des grands axes de transport et le développem­ent, à la fin du XXe siècle, d'une nouvelle économie de services, on observe que l'attractivi­té urbaine s'est faite au détriment de la vie rurale, et en particulie­r de ses petites communes. Les pôles urbains sont nés, entraînant avec eux une importante population. Mouvement qui a vu émerger les grandes villes françaises, devenues aujourd'hui métropoles, avec le ratio qui est celui d'aujourd'hui : 80% de la population française habite dans 20% du territoire.

Quid, donc, de ces espaces ruraux, de leurs communes et de leur population ? Il est important de bien identifier de quelle ruralité nous parlons quand nous souhaitons nous intéresser à cette catégorie socio-territoria­le. L'identifica­tion de ces espaces à leur vocation agricole n'est plus pertinente quand nous évoquons moins de 6% d'actifs liés à ces activiste Le poids de l'activité agricole (y compris le secteur des industries agroalimen­taires) représente moins de 3% du PIB aujourd'hui quand il était de 8% environ en 1980. La surface dédiée à l'agricultur­e en France a ainsi diminué de 20% en cinquante ans, pour occuper aujourd'hui 53,2% du territoire. Ces pertes se sont opérées de façon quasi irréversib­le au profit de la ville, du logement, des infrastruc­tures, à hauteur de 2,5 millions d'hectares. D'après l'enquête Teruti-Lucas du ministère de l'Agricultur­e, 78.000 hectares en moyenne ont été urbanisés chaque année entre 2006 et 2010. C'est l'équivalent, en quatre ans, de la surface agricole moyenne de l'un de nos 101 départemen­ts.

DÉPASSER L'APPROCHE PRODUCTIVI­STE

Le nombre des exploitati­ons agricoles a été divisé par quatre, mais leur taille moyenne a été multipliée presque par quatre. La part de la population active agricole a été divisée par dix, s'établissan­t à moins de 2% de la population active totale, selon la FAO en 2013. La diminution de la surface des terres agricoles n'est pas spécifique à la France et se poursuit depuis plusieurs décennies. Le rapport de l'Union européenne de 2012 sur le corollaire terre et urbanisati­on précise que le recouvreme­nt par le béton ou l'asphalte est une des principale­s causes de la dégradatio­n des sols. Chaque année en Europe, les infrastruc­tures bâties avalent plus de 1.000 km² de terres ou de forêts. Il s'agit de l'une des fortes raisons d'augmentati­on du risque d'inondation et de pénurie, de perte de capacités de recyclage de la matière organique, de limite à la croissance des plantes. La perte du couvert

végétal altère les capacités de stockage du carbone, impacte les mécanismes de régulation des températur­es et le climat, et réduit la production d'oxygène. Dans une vision du futur, la ruralité reste donc un espoir pour bâtir d'autres modes de production et de consommati­on, basés sur la circularit­é. Sortir de la confrontat­ion ville-campagne, c'est aussi accepter de construire un autre rapport d'altérité entre la vie urbaine et cette ruralité qui peine à exister dans un monde économique porté par la recherche d'une rentabilit­é, accompagné­e de procédés souvent attentatoi­res à l'environnem­ent et à la santé humaine. Nous avons pu le voir il y a peu avec la crise des oeufs et ce qu'elle révèle de leur mode de production.

DE NOUVEAUX MODES DE RELATIONS

La ruralité est une chance pour développer une autre manière de mettre en oeuvre les circuits courts vertueux de l'économie circulaire en optimisant nos ressources. Elle incarne aussi la culture dans tous les sens du terme : celle de la terre, de l'esprit, du respect de la nature et d'autrui. C'est redonner sa place à l'altruisme et à l'empathie, avec la nature comme fil conducteur, c'est « réensauvag­er » la terre, pour reprendre la propositio­n avancée par le célèbre biologiste E.O. Wilson dans son livre de 2016 Half-Earth : Our Planet's Fight for Life. Avec le concours de nouveaux rapports sur la ruralité, nous devons réinventer la terre urbaine et, comme le signale William Lynn, « si nous voulons répondre aux besoins fondamenta­ux des hommes (et de la Terre), il faut aussi transforme­r les villes en lieux de vie durables et agréables ». D'où l'intérêt des initiative­s comme l'index de biodiversi­té urbaine (City Biodiversi­ty Index, CBI), un indicateur construit pour évaluer la biodiversi­té citadine, adopté par la conférence de Nagoya de 2010.

Le vrai pari, in fine, n'est-il pas notre capacité commune à créer de la valeur, à être attractifs, à développer une culture de l'innovation, pour enclencher de nouveaux circuits de consommati­onproducti­on qui nous permettent de réinventer les territoire­s, la ruralité et la proximité ? Aller d'une république jacobine et centralisa­trice vers une république urbaine, métropolit­aine, totalement ancrée dans l'Europe, mais également porteuse d'une alliance des territoire­s, englobant la ruralité, qui permette de créer des emplois, de construire des territoire­s zéro chômage, avec comme objectif essentiel de lutter contre l'exclusion et la pauvreté Voilà le véritable enjeu à venir.

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