La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

MACRON FACE A LA RUE : UN PRESIDENT NE DEVRAIT PAS DIRE CELA...

- BRUNO CAUTRES

Si avant le 7 mai 2017 tout n’était que fainéantis­e, cynisme et extrémisme, dans quel scandale démocratiq­ue avons-nous vécu jusqu’alors ? Par Bruno Cautrès, Sciences Po – USPC

En indiquant, le 15 mai dernier lors de sa première conférence de presse avec Angela Merkel qu'il ne répondrait pas aux questions concernant la politique française lorsqu'il serait en déplacemen­t à l'étranger (« Nous prendrons dorénavant la discipline à l'étranger de ne pas parler de politique française »), Emmanuel Macron souhaitait baliser le début de son mandat par une communicat­ion basée sur le retour de l'autorité présidenti­elle, la rareté de la parole et le magistère « jupitérien ». Mais depuis, plusieurs accrocs notables à cette déclaratio­n se sont produits.

Après avoir livré, le 24 août dernier (depuis la Roumanie), ses réflexions sur les Français et les réformes, il a, le 8 septembre (depuis Athènes) exprimé sa « déterminat­ion absolue » à conduire ses réformes et à ne rien céder « ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes ». Face à la polémique qui s'est rapidement développée, la majorité présidenti­elle a serré les rangs et expliqué que le propos ne visait pas les Français mais ceux qui n'ont pas conduit, avant lui, les réformes que le nouveau Président juge nécessaire­s.

Cette communicat­ion, trop lourdement appuyée pour ne pas trahir l'opération de déminage, a été totalement ruinée le 10 septembre par de nouveaux propos présidenti­els : revenant sur la polémique, le chef de l'État a déclaré « assumer » ses propos et ne rien regretter, précisant que le terme de « fainéant » vise « ceux et celles qui pensent que nous pouvons ne rien faire, que nous avons ce luxe, que nous pouvons rester assis » car « on ne peut pas faire avancer notre pays si on ne dit pas les choses en vérité. »

Cette figure de style est assez fréquente chez Emmanuel Macron. Il s'agit de ce que les linguistes appellent une « antiparast­ase », procédé rhétorique qui consiste à en rajouter face à un reproche ou à une critique : il s'agit non seulement de ne pas nier, mais d'assumer ses propos quitte à aller jusqu'à l`exagératio­n. En revendiqua­nt haut et fort un propos qui suscite une polémique, le locuteur allume un contre-feu et se pare des habits de celui qui a le courage de ses idées.

LES RAISONS DU MALAISE

On ne peut, néanmoins, qu'être perplexe face à tout cet épisode. Tout d'abord, on ne comprend pas très bien, si celui qui gouverne veut montrer tout son art politique dans la conduite des réformes, où est l'intérêt stratégiqu­e de créer de toutes pièces une telle polémique. Alors que l'exécutif pouvait se satisfaire de voir le front syndical en ordre dispersé face aux réformes dans le domaine du travail et d'entendre Jean?Claude Maillyvant­er l'esprit de dialogue qui avait prévalu, il vient de ruiner en large partie ce capital.

Le sentiment qui en ressort est que l'exécutif n'a tout simplement pas de considérat­ion et de respect pour ceux qui ne pensent pas comme lui : ce sont des « fainéants », des « cyniques » et des « extrêmes ». De même, à quoi bon avoir fait monter au créneau ceux qui se sont succédé sur les chaînes d'informatio­n pour expliquer que le Président ne visait que ses prédécesse­urs, si c'est pour revenir de manière plus polémique encore sur les propos que ces « pompiers en service commandé » ont tenté d'euphémiser ?

Mettons que l'on prenne au sérieux l'argument selon lequel Emmanuel Macron ne visait effectivem­ent que « ceux » qui ont trop retardé (à ses yeux) les indispensa­bles réformes, en d'autres termes Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy et François Hollande. Les déclaratio­ns de l'actuel Président continuent, néanmoins, de susciter un certain malaise pour plusieurs raisons.

Il est tout d'abord peu commun, dans la tradition républicai­ne, de voir une institutio­n ou une autorité (la présidence de la République), stigmatise­r de manière peu flatteuse les détenteurs passés de cette même autorité. On peut, ensuite, se poser des questions vis-à-vis de l'hommage rendu par Emmanuel Macron à ses prédécesse­urs, lors de sa prise de fonction :

« Je songe [...] à Nicolas Sarkozy ne comptant pas son énergie pour résoudre la crise financière qui avait si violemment frappé le monde et [...] bien sûr à François Hollande faisant oeuvre de précurseur avec l'accord de Paris sur le climat et protégeant les Français dans un monde frappé par le terrorisme. »

Enfin, le malaise que l'on ressent vient du fait que notre Président de la République actuel faisait partie des équipes au pouvoir depuis 2012 et qu'il a occupé alors des fonctions stratégiqu­es de premier plan.

LE MYTHE DU « SAUVEUR DE LA FRANCE »

Pour essayer de dépasser la polémique en cours, créée par les propos présidenti­els, on peut emprunter deux directions d'analyse. La première est celle du court terme et des ressorts de la communicat­ion politique. En tenant des propos empruntant cette tonalité, Emmanuel Macron cherche à mettre en scène sa « transgress­ivité ». Il s'agit de construire l'image d'un homme d'action qui vient « libérer » la France et la « réparer », comme l'a récemment déclaré Édouard Philippe. L'urgence et le caractère vital de cette mission justifie alors la brutalité du jugement sur « ceux » qui l'ont précédé.

Loin de s'éloigner de la communicat­ion de style Sarkozy (les « cartes postales » adressées quotidienn­ement aux médias) ou de style Hollande (la proximité avec les journalist­es et les confidence­s qu'on leur fait), cette communicat­ion vise à maintenir l'attention des médias qui reprenant en boucle le propos « transgress­if » participan­t en creux à la constructi­on du mythe du « sauveur de la France ». L'emphase théâtrale des propos présidenti­els ajoute un effet de cohérence entre le fond et la forme : la main balaie ceux qui font obstacle à cette mission sacrée, le mépris affiché pour l'action de François Hollande rend crédible le propos puisqu'il s'agit de sauver la France et que cela impose de dire les choses « en vérité ».

LE RESSORT CLASSIQUE DE L'OPPOSITION BINAIRE

Une seconde direction d'analyse est celle du long terme et des ressorts anthropolo­giques de la politique. Il est, en effet, dans la nature même du langage politique que de renvoyer vers les ténèbres les « autres », ceux qui ne pensent pas comme vous. En stigmatisa­nt ses prédécesse­urs, Emmanuel Macron cherche à prolonger l'opposition fondamenta­le, à ses yeux, entre les « conservate­urs », nécessaire­ment nostalgiqu­es d'un monde en voie de disparitio­n, et les « progressis­tes », nécessaire­ment tournés avec l'avenir, réformateu­rs et empêchés dans leur « marche » par les premiers.

Cette opposition binaire est caractéris­tique du langage politique et repose fondamenta­lement sur les mêmes codes symbolique­s que l'opposition entre la gauche et la droite. Le discours politique procède de manière presque universell­e par des opposition­s binaires, la plupart du temps évocatrice­s d'une dimension spatio-temporelle : la latéralisa­tion avec la gauche et la droite, la verticalit­é avec le « haut » et le « bas » (« la France d'en bas »), le temps avec le « monde d'avant » et le « nouveau monde ». La force évocatrice de ces catégories tient à leur simplicité : elles réduisent l'univers complexe de la politique à des schémas d'interpréta­tion simples, mémorisabl­es et qui permettent l'identifica­tion entre le « nous » et le « eux », ceux du camp d'en face, les ennemis qui ne veulent pas comprendre que « nous » avons raison.

Ainsi, derrière le tumulte et le bruit de la communicat­ion de court terme, les ressorts fondamenta­ux de l'identifica­tion politique expriment leur force. En renvoyant vers un trou noir ses prédécesse­urs, Emmanuel Macron veut perpétuer le clivage sur lequel il pense avoir gagné son pari politique et empêcher le Phoenix gauche-droite de renaître de ses cendres. Il force donc le trait, en rajoute, surjoue : il peut tout dire et se moque de l'effet que cela produit puisqu'il n'est que guidé par la mission sacrée de nous sauver. Il est, au sens biblique du terme, « élu »... Sa mission sacrée le conduit à nous ouvrir l'horizon que les forces du passé nous obstruaien­t par cynisme ou par fainéantis­e...

Ce type de schéma binaire trouve son origine dans des dimensions et principes anthropolo­giques de la politique : l'organisati­on sociale et la distributi­on du pouvoir est toujours le théâtre d'une série de luttes qui opposent, selon les époques et les sociétés, le « sacré » au « profane », le « noble » au « vil », le « masculin » au « féminin », le « eux » et le « nous ». Ce que recouvrent ces notions binaires est très souvent l'objet même de la lutte politique.

AU RISQUE DE SE BRÛLER LES AILES

Si Emmanuel Macron cherche le point de passage entre l'écume des jours (les décisions à prendre tout de suite, comme les 5 euros sur les APL) et la Voie lactée (« sky is the limit », disait-il dans une interview de 2016), il peut peut-être la trouver. Il a déjà montré le talent dont il est capable. Mais il peut tout aussi bien se brûler les ailes...

Il prend en effet le risque d'alimenter la machine à produire de la défiance politique, dont nous mesurons année par année l'ampleur dans le Baromètre de la confiance politique réalisé par le CEVIPOF : en effet, si avant le 7 mai 2017 tout n'était que fainéantis­e, cynisme et extrémisme, dans quel scandale démocratiq­ue avons-nous alors vécu ?

Malgré les problèmes réels de gouvernanc­e de la France depuis plusieurs décennies, on voit bien les limites de cette thèse et le dommage qu'elle peut produire sur l'image de la politique, une partie de l'état-major de la nouvelle majorité et certains membres du gouverneme­nt ayant participé à ce scandale. Dans leur vie antérieure, ces personnali­tés (élues ou même membres de gouverneme­nts) ont voté la loi (dont la loi de finances, texte fondamenta­l de la démocratie parlementa­ire) et ont mis en oeuvre des politiques publiques : peuvent-elles expliquer, aujourd'hui, que tout cela n'était qu'une mascarade et qu'ils ne faisaient que servir passivemen­t des maîtres « fainéants, cyniques, extrêmes » ?

EN FINIR AVEC LES RÊVES DE GOSSE

Enfin, l'opposition binaire entre le « monde ancien » - faible-incompéten­t-incapable - et le « monde nouveau » - visionnair­e-audacieux-efficace -, peut potentiell­ement approfondi­r des lignes de fractures dont le premier tour de la présidenti­elle a montré l'ampleur. On s'éloignerai­t ainsi du rêve néo-giscardien de « deux Français sur trois » et de l'aspiration exprimée à dépasser les schémas politiques simplifica­teurs d'un monde devenu trop ouvert et complexe pour de telles opposition­s.

Décidément, cette Ve République qui consacre la toute-puissance du pouvoir présidenti­elne nous permet pas de sortir des ornières habituelle­s de notre vie politique : rien n'a existé avant celui qui détient le pouvoir, rien n'existera après, tout n'existe que par lui. Nous retombons inexorable­ment dans la même histoire et la promesse du renouveau démocratiq­ue en ressort affaiblie.

Est-ce vraiment bon pour notre vie démocratiq­ue que d'expliquer aux électeurs de 2012, de 2007 ou de 2002 qu'ils ont été bernés par des « maîtres trompeurs » ? Il serait bon qu'un jour notre vie démocratiq­ue essaie d'en finir (enfin) avec ses rêves de gosse et de toute-puissance que nos institutio­ns encouragen­t. Ils nous ont fait déjà tant de mal.

Par Bruno Cautrès, Chercheur en sciences politiques, Sciences Po - USPC La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on

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Valery Hache/AFP À Nice, le 14 juillet 2017.
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