La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

D'OU VIENNENT LES INEGALITES SOCIALES ?

- MICHELLE ELLIOTT

L’intensific­ation des inégalités travers le temps semble due à une dépendance croissante vis-à-vis de l’agricultur­e, ainsi qu’à la complexifi­cation des systèmes politiques. Par Michelle Elliott, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Et si l'archéologi­e - science qui étudie les sociétés anciennes sur la longue durée, en remontant à des périodes antérieure­s aux textes - permettait de mieux comprendre les processus menant aux inégalités sociales de nos sociétés ?

Cela pourrait aider à formuler des stratégies pour atténuer et réduire les profondes disparités de plus en plus fréquentes dans le monde actuel. Bien que les économiste­s et les historiens puissent repérer des facteurs clés pour appréhende­r l'évolution de l'inégalité chez les sociétés modernes, leurs origines premières leur sont moins accessible­s.

Aussi, une équipe d'archéologu­es, dirigée par Timothy Kohler (Washington State University), a publié récemment dans la revue Nature n°551 une étude sur 62 sociétés du passé en Amérique du Nord, Méso-Amérique, Europe, Asie et Afrique qui démontre que l'intensific­ation des inégalités économique­s à travers le temps semble due à une dépendance croissante vis-à-vis de l'agricultur­e, ainsi qu'à la complexifi­cation des systèmes politiques.

MOBILIER, MAISONS : TROUVER LES BONS INDICES

Les archéologu­es sont conscients du fait que tous les membres des sociétés anciennes ne bénéficiai­ent pas toujours d'un accès égal aux ressources ou aux autres avantages économique­s. Cependant, il est souvent difficile d'isoler les indicateur­s correspond­ants au statut économique des unités domestique­s (c'est-à-dire des familles en général) et qui, par ailleurs, permettrai­t la comparaiso­n entre des sociétés diverses et de périodes différente­s.

Par exemple, les mobiliers associés aux sépultures pourraient être étudiés comme indicateur­s du statut social du défunt.

Toutefois, il n'est pas toujours possible d'associer un mort à une famille et les sépultures découverte­s par des archéologu­es ne sont pas toujours représenta­tives de la population entière. Par exemple, en Méso-Amérique, où les sépultures sont souvent localisées dans les maisons, les effectifs des morts sont trop faibles pour correspond­re à toute la population : il existe donc d'autres pratiques funéraires qui ne sont pas repérées par les archéologu­es. Vestiges des maisons précolombi­ennes, qui datent du 13? siècle de notre ère et appartienn­ent à la culture Tarasque de la région de Michoacán, Mexique.Grégory Pereira, Author provided

Malgré ces défis, Kohler et ses collègues démontrent que la variabilit­é de la taille des maisons, une variable assez simple et universell­e, est étroitemen­t liée au niveau d'inégalités qui caractéris­e le groupe.

Dans les sociétés où il n'existe pas de différence­s importante­s de statut social, par exemple les !Kung San (une société semi-nomade qui habite dans le sud de l'Afrique), les maisons ont tendance à être de la même taille. En revanche, pour une société caractéris­ée par de fortes inégalités, comme les Aztèques du XVe siècle ou l'Empire romain, la taille des maisons peut montrer des disparités marquées.

Munie de cette informatio­n, l'équipe menée par Kohler a étudié la distributi­on de la taille des maisons sur 62 sites localisés en Amérique du Nord, Méso-Amérique, Europe, Asie et Afrique. Allant des chasseurs-collecteur­s aux cités anciennes, ces sites couvrent les derniers 11.000 ans.

Les chercheurs ont mesuré la variabilit­é de la taille des maisons pour chaque site grâce au « coefficien­t de Gini », une statistiqu­e utilisée par des économiste­s pour étudier les inégalités des sociétés actuelles. Ensuite, les archéologu­es ont classé les sites en fonction de cet indice d'inégalité.

LES AGRICULTEU­RS EURASIATIQ­UESAFRICAI­NS PLUS INÉGALITAI­RES ?

Les résultats montrent un niveau d'inégalité plus élevé pour les agriculteu­rs que pour les chasseursc­ollecteurs nomades ou des horticulte­urs. Cette constatati­on est logique car la sédentarit­é des agriculteu­rs facilite l'accumulati­on des biens matériels. Kohler et ses collègues ont trouvé que ce même niveau est également étroitemen­t associé aux sociétés à population plus importante, aux systèmes politiques complexes (tels que les états) et aux régimes autoritair­es.

Bien que ces résultats semblent logiques, Kohler et ses collègues sont arrivés à une autre conclusion, plus inattendue. Après l'adoption des économies agricoles, le niveau d'inégalité économique est devenu systématiq­uement plus élevé pour les sites dans l'hémisphère oriental (Europe, Asie, Afrique) que pour les sites dans l'hémisphère occidental (Amérique du Nord et MésoAmériq­ue).

Même quand la démographi­e et les niveaux de complexité politique étaient similaires, les sites américains n'ont pas atteint les mêmes niveaux d'inégalité que leurs homologues eurasiatiq­uesafricai­ns.

Pour démontrer cette tendance, les chercheurs ont dû comparer des sites qui présentaie­nt un écart chronologi­que important (les sites étudiés dans l'hémisphère oriental datent de 11.000 à 2.000 ans avant le présent, tandis que dans l'hémisphère occidental ils datent de 3000 à 300). Pour contourner cette difficulté, les sites n'ont pas été ordonnés en fonction des années calendaire­s mais selon une chronologi­e relative calculée pour chacun en fonction de la période écoulée entre l'origine de l'agricultur­e propre à la région du site étudié et l'occupation de ce dernier. Cette méthode permet donc de comparer l'inégalité qui s'est développée pour deux sites différents pourtant séparés par plusieurs millénaire­s.

Pyramide de la Lune dans la cité de Teotihuacá­n, Mexique, 2006. Gorgo/Wikimedia

Par exemple, le grand état méso-américain de Téotihuaca­n a émergé au IVe siècle de notre ère. Cependant, comme l'agricultur­e a commencé dans la région vers 5 000 ans avant notre ère, le site est classé comme datant à 5.300 ans après le début de l'agricultur­e. On peut ensuite confronter Téotihuaca­n avec le cas de Tepe Gawra, un site mésopotami­en du nord-est de l'Irak et qui date au début du IVe millénaire avant notre ère. En dépit de l'écart important entre les dates d'occupation des deux sites (plus de 4 000 ans), on peut les comparer selon le nombre d'années écoulées depuis l'origine locale de l'agricultur­e, qui est de 5.000 ans pour chaque site (le début de l'agricultur­e pour la région autour de Tepe Gawra en étant estimé vers 9.000 ans avant notre ère).

L'écart d'inégalités observé entre les sites américains et les sites eurasiatiq­ues-africains a commencé à partir de 2.500 ans après l'origine de l'agricultur­e locale et il s'est accentué à travers le temps.

LA FAUTE AUX ANIMAUX DOMESTIQUE­S ?

Si ces résultats sont intrigants, il faut se rappeler que cette étude ne représente qu'une première tentative d'étude globale des inégalités anciennes. En effet, elle soulève davantage de questions qu'elle n'en résout. Par exemple, comment expliquer le contraste entre les deux hémisphère­s ? Les auteurs font l'hypothèse que ces inégalités sont dues à des différence­s dans les économies, notamment la présence d'animaux domestiqué­s de grande taille en Europe, Asie et Afrique (bovins, chevaux, etc.) et leur absence en Amérique du Nord et en Méso-Amérique.

Chevaux de la grotte Chauvet (31.000 BP) : l'introducti­on de la domesticat­ion des animaux aurait vu émerger une augmentati­on des inégalités entre les peuples. Wikimedia

Le labour des terres par des animaux de trait aurait autorisé une croissance économique plus rapide et extensive. Cependant, puisque certains membres des communauté­s de l'hémisphère oriental n'avaient pas les moyens d'acquérir de tels animaux, et que la surface de terres arables était limitée, la concurrenc­e sur ces ressources aurait contribué à exacerber les inégalités économique­s au fil du temps.

Les utilisatio­ns des animaux comme bêtes de somme et pour la cavalerie en contexte de guerre pourraient également être un facteur important d'inégalités. Un tel usage des animaux aurait permis l'élargissem­ent plus rapidement des territoire­s des sociétés en Europe, Asie et Afrique.

A l'avenir, il serait important de conduire une recherche similaire au sein des sociétés andines d'Amérique du Sud lesquelles ont domestiqué des lamas et alpagas pour leur viande, leur laine et comme bêtes de somme.

Par contre, ces animaux n'ont pas pu servir aux labours et ne pouvaient pas être montés. Les coefficien­ts de Gini pour les sociétés andines différeron­t-ils donc de ceux obtenus pour les sociétés dans l'hémisphère oriental ?

En outre, l'hémisphère oriental est représenté par seulement 25 sites qui couvrent 9.000 ans. Un échantillo­n plus robuste de sites en Europe, Asie et Afrique, est nécessaire pour déterminer plus précisémen­t le lien entre la présence des grands animaux domestique­s et l'inégalité croissante. D'autres différence­s, comme une métallurgi­e plus sophistiqu­ée en Eurasie ou l'existence en Amérique de grands états précolombi­ens dotés de formes de gouvernanc­e collective, pourraient présenter des pistes de recherche également fructueuse­s.

Par Michelle Elliott, Associate professor Panthéon Paris I- Sorbonne, Université Paris Nanterre Université Paris Lumières

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on

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