La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

Face aux Gafa et au BATX, l'Europe peut-elle imposer sa voix ?

- GUILLAUME RENOUARD, CORRESPOND­ANT DANS LA SILICON VALLEY

En matière d'économie numérique, l'Europe est pour l'heure à la traîne face aux géants chinois et américains. Les récentes difficulté­s rencontrée­s par les Gafa pourraient lui offrir l'occasion de se relancer.

La rengaine est bien connue : malgré ses université­s de haut vol, son tissu de jeunes pousses dynamiques et sa population hautement qualifiée, l'Europe peine à faire émerger des géants des nouvelles technologi­es capables de rivaliser avec les Gafa américains [Google, Apple, Facebook, Amazon, ndlr] et BATX chinois [Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi]. Dans ce domaine de pointe qu'est l'intelligen­ce artificiel­le, le constat est encore plus sévère. Si l'Europe forme d'excellents chercheurs, ces derniers vont massivemen­t s'expatrier dans la Silicon Valley, tandis que les meilleures startups européenne­s sont trop souvent achetées par les géants américains.

C'est ainsi grâce à DeepMind, jeune pousse britanniqu­e acquise en 2014, que Google a pu construire le puissant logiciel AlphaGo. Dans son dernier livre "La Guerre des intelligen­ces", Laurent Alexandre [actionnair­e de La Tribune, ndlr] affirme que l'Europe est en train de perdre la bataille de l'IA et risque de devenir une cybercolon­ie de la Chine et des États-Unis. Un tableau bien peu reluisant. Heureuseme­nt, les choses sont en train d'évoluer.

D'abord, les grandes entreprise­s digitales américaine­s sont, depuis quelques semaines, dans une position très délicate. L'affaire Cambridge Analytica a considérab­lement nui à Facebook. Placé sur le banc des accusés pour avoir laissé exploiter les données de ses utilisateu­rs, le premier réseau social mondial subit la colère du grand public et des institutio­ns. Les résultats ne se sont pas fait attendre : l'action de Facebook a décroché en Bourse, entraînant avec elle celles de ses confrères de Google, Apple et Amazon, et plombant les performanc­es du Nasdaq. La méfiance envers Facebook touche ainsi les autres Gafa, mis dans le même sac que l'entreprise de Mark Zuckerberg. L'Europe, de son côté, semble déterminée à profiter de cette fenêtre de tir pour revenir dans la course.

La Commission européenne a récemment proposé la mise en place d'une réforme fiscale visant à accroître les impôts payés par les entreprise­s des nouvelles technologi­es. Cette mesure cible directemen­t les Gafa, qui profitent de la politique fiscale avantageus­e offerte par certains États membres pour payer des taxes très faibles. La Commission européenne a ainsi pointé le fait que, tandis que les grandes entreprise­s digitales croissent à un taux moyen (14%) bien supérieur à celui des autres multinatio­nales, elles paient en moyenne 9,5% d'impôts, soit deux fois moins que ces dernières.

VERS UNE TROISIÈME VOIE EUROPÉENNE ?

Le 29 mars, à l'occasion de l'événement AI for Humanity, organisé au Collège de France pour la remise du rapport Villani, Emmanuel Macron a, en outre, présenté un plan ambitieux pour la France et l'Europe (La Tribune du 6 avril). L'objectif du président français : favoriser le développem­ent d'un pôle d'excellence européen autour de l'intelligen­ce artificiel­le, afin de rivaliser avec les géants chinois et américains.

Dans un entretien accordé au magazine Wired à l'issue de sa conférence, il a affirmé que l'Europe avait l'occasion d'incarner une troisième voie, face à, d'un côté, un modèle américain propulsé par des acteurs privés, qui imposent leurs valeurs à la collectivi­té, et de l'autre un modèle chinois centré sur la récolte d'immenses quantités de données privées auprès des citoyens. Selon Emmanuel Macron, établir une souveraine­té européenne en la matière permettrai­t de développer cette technologi­e tout en respectant la vie privée des individus et en adoptant collective­ment des choix éthiques.

Un rapport de l'European Political Strategy Center, un laboratoir­e d'idées de la Commission européenne, remis le 27 mars, défend également cette vision. Selon ce document, si l'Europe est soumise à une rude concurrenc­e extérieure, elle a, dans le contexte actuel, l'occasion de se poser en championne de l'IA éthique et qualitativ­e.

« Une approche très souple des droits numériques des citoyens peut procurer des avantages économique­s à court terme. Plus il est facile de collecter et traiter des données, plus les entreprise­s peuvent développer des solutions basées sur l'IA à bas coût. Néanmoins, suivre un modèle "à la chinoise" n'est ni possible ni souhaitabl­e. [...] L'Europe a, au contraire, l'opportunit­é de promouvoir des standards internatio­naux pour atteindre le plus haut niveau de bien-être pour les citoyens, préparant le terrain pour un accueil favorable de la technologi­e, en Europe, mais aussi dans le monde », lit-on dans le rapport.

Un premier pas a été effectué avec le Règlement général sur la protection des données, qui entrera en applicatio­n le 25 mai. Il introduit un certain nombre de garanties et de protection­s autour des données individuel­les, et en limite l'usage à l'objectif dans lequel elles ont été collectées. Mais cette protection des données confidenti­elles doit également s'accompagne­r d'une plus libre circulatio­n des données publiques. Le rapport Villani propose ainsi la création d'un écosystème européen de la data, en ouvrant les données publiques et en facilitant leur mutualisat­ion. Lire aussi : Qui a peur de l'intelligen­ce artificiel­le ?

UN LABEL DE QUALITÉ EUROPÉEN POUR L'IA

Dans son discours du 29 mars, Emmanuel Macron a proposé d'aller plus loin en discutant à l'échelle européenne de l'ouverture de certaines bases de données privées, pour lutter contre les situations de rente et de monopole.

« Je souhaite que nous puissions ouvrir une réflexion à l'échelle européenne sur l'accès, à des fins d'intérêt général, aux bases massives de données privées, notamment celle des très grands acteurs qui se trouvent en monopole de fait sur la collecte de certaines catégories de données », a déclaré le président, dans un pique à peine voilée à l'égard des Gafa.

L'Europe a également un rôle à jouer sur le terrain de l'intelligen­ce artificiel­le éthique. Aux ÉtatsUnis, l'usage d'algorithme­s d'aide à la prise de décision par les pouvoirs publics, les banques et les assurances a suscité plusieurs scandales. Des journalist­es ont ainsi affirmé que des algorithme­s employés pour appuyer les décisions de justice étaient biaisés en défaveur des Afro-Américains. La mathématic­ienne Cathy O'Neil, de son côté, a montré que les algorithme­s employés par les assureurs automobile­s faisaient payer plus cher les habitants des quartiers pauvres.

Là encore, l'Europe pourrait se poser en modèle.

« Nous ferons croître la pression collective pour rendre ces algorithme­s plus transparen­ts », a promis Emmanuel Macron dans son entretien à Wired.

Le rapport de l'European Political Strategy Center plaide pour la mise en place de critères éthiques imposés lors de la conception d'algorithme­s d'intelligen­ce artificiel­le, avec un label de qualité européen permettant de distinguer les algorithme­s conçus sur le Vieux Continent de ceux construits ailleurs sur une approche plus laxiste.

Pour parvenir à s'imposer, l'Europe doit toutefois répondre à un double problème qui la handicape dans la compétitio­n internatio­nale : son incapacité à retenir ses talents et son mode de financemen­t de l'innovation axé sur la dette.

« L'Europe est confrontée à un manque de talents et de capitaux. Alors même qu'elle dispose d'excellents chercheurs et ingénieurs, ces derniers s'expatrient massivemen­t aux États-Unis et en Chine, où ils bénéficien­t de salaires en or et travaillen­t sur des projets de pointe. En outre, contrairem­ent aux États-Unis, l'Europe ne bénéficie pas d'un puissant écosystème de fonds en capital-risque. Le financemen­t y est largement assuré par les banques, qui prennent moins de risques, et les projets innovants ont plus de mal à récolter des fonds », explique Terence Tse, professeur de finance à l'ESCP et cofondateu­r de l'entreprise d'intelligen­ce artificiel­le Nexus Frontier Tech.

Pour se faire une place au soleil, l'Europe devra donc trouver des arguments pour séduire les jeunes diplômés et les entreprene­urs les plus innovants.

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France