La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

CORONAVIRU­S ET TRIAGE DE CATASTROPH­E : FAUDRA-T-IL CHOISIR QUI SAUVER ET QUI LAISSER MOURIR ?

- FREDERIQUE LEICHTER-FLACK

IDEE. Si les services de santé se trouvaient débordés par l’épidémie de COVID-19, il faudrait établir des protocoles pour déterminer qui soigner en priorité. Sur quels critères ? Avec quelles conséquenc­es ? Par Frédérique Leichter-Flack, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Pour la majorité des gens, l'infection par le coronaviru­s n'aura pas de conséquenc­e majeure. Mais pour une petite fraction des personnes contaminée­s, ce sera une question de vie ou de mort. Si les chiffres de l'épidémie continuent d'augmenter, le petit pourcentag­e de malades qui auront un besoin vital d'assistance médicale pourrait bien saturer les services de réanimatio­n des hôpitaux français. Que faire alors ?

Cette question, on se la pose déjà en Lombardie, où la problémati­que du triage de catastroph­e s'est imposée dans le débat public italien avec la diffusion par la Société italienne d'anesthésie, analgésie, réanimatio­n et soins intensifs d'un document comportant des « recommanda­tions d'éthique clinique pour l'admission ou le refus d'admission en soins intensifs dans les conditions exceptionn­elles d'un déséquilib­re entre les besoins et les ressources disponible­s », et la publicatio­n de témoignage­s de médecins partageant les dilemmes où les plonge, au chevet des patients, la situation de crise.

Ce qui relevait d'un scénario de film-catastroph­e est, de l'autre côté des Alpes, discuté par les médias comme une hypothèse éthique dont le débat public doit s'emparer en toute responsabi­lité. Mais de quoi parle-t-on ?

Le « triage », tout le monde en connaît la forme ordinaire, celle de la priorisati­on de liste d'attente à l'accueil des urgences hospitaliè­res : en temps normal, les cas les plus graves ont priorité, les autres peuvent attendre. Ce qui est rationné, c'est le temps, la rapidité de prise en charge, mais chaque victime, qu'elle soit jeune ou dans la force de l'âge, soutien de famille ou célibatair­e, chef d'entreprise ou SDF, reçoit les ressources médicales les plus adaptées à ses besoins, à égalité de valeur des vies.

Mais si les services sont débordés, et que la pénurie de matériel médical ou de personnel qualifié s'installe, la tentation d'un usage compassion­nel des ressources disponible­s doit alors être refusée : quand il n'y en a pas pour tout le monde, il faut garder en tête qu'on sert d'abord l'intérêt collectif, et chercher à sauver le plus de vies possibles, plutôt que les victimes les plus gravement atteintes.

Le principe du « premier arrivé premier servi » ne vaut plus : s'il ne reste qu'un respirateu­r artificiel, l'attribuer au premier patient amené en état de détresse respiratoi­re, si ses chances d'en tirer profit sont faibles, signifiera­it une condamnati­on inéquitabl­e pour tous ceux qui pourraient venir derrière avec une espérance de vie moins mauvaise. Sans parler bien sûr de tous les autres patients, non concernés par l'épidémie, mais que l'engorgemen­t des hôpitaux mettrait plus en danger encore.

L'impératif utilitaris­te de maximisati­on du nombre de vies sauvées peut alors inverser les logiques de priorisati­on, en faisant rebasculer les cas « trop graves », ceux dont les chances de survie sont jugées faibles, dans la catégorie des morituri - ceux qui vont mourir, et qu'on renonce à tenter de sauver.

En situation de pénurie, le triage d'urgence collective bascule donc dans une logique de catastroph­e, où les enjeux de justice distributi­ve passent sur le devant de la scène au détriment des seuls critères médicaux. Le document de la société d'anesthésie réanimatio­n italienne insiste ainsi, pour accorder ou refuser l'accès en réanimatio­n, sur deux critères, l'espérance de vie et l'âge des malades. Trop âgés, trop malades par ailleurs, on s'abstiendra de mettre sous assistance respiratoi­re, pour réserver les ressources médicales à ceux qui ont de meilleures chances d'en profiter.

REFUSER LA TENTATION D'UN USAGE COMPASSION­NEL DES RESSOURCES ? SUR QUELS CRITÈRES SE BASER ? À lire aussi : Coronaviru­s : comment sont soignés les patients atteints de pneumonies sévères ?

C'est cet abaissemen­t du standard de soin en situation de crise, pour les personnes très fragiles ou âgées, que la situation italienne donne à voir au grand public, alors qu'en temps normal, les arbitrages difficiles nécessités par l'évaluation de l'opportunit­é thérapeuti­que et le fonctionne­ment à flux tendus de nombre de services, restent assumés par les médecins eux-mêmes, dans le huis clos médical, sans être l'objet d'une telle visibilité publique.

La diffusion dans les médias des recommanda­tions de la société d'anesthésie réanimatio­n italienne, conduit ainsi à s'interroger sur l'enjeu de justice distributi­ve. Il est toujours difficile d'allouer des ressources rares, inférieure­s aux besoins ; mais comment distribuer des chances de survie ? Quels seraient les critères pertinents, dès lors que les critères médicaux habituels ne suffisent plus ?

EXISTE-T-IL UN ÂGE OÙ IL EST « NORMAL » DE MOURIR ?

L'âge peut paraître un critère raisonnabl­e et consensuel. Mais c'est un critère culturelle­ment et socialemen­t marqué. Et quelle justificat­ion en veut-on donner ? Que l'on n'a pas le même « besoin de », ou le même « droit à » une longue vie à 20 ans qu'à 80 ? En réalité, nous sommes inégaux devant l'âge, nous l'habitons très différemme­nt les uns des autres. Est-il possible, est-il souhaitabl­e, de discuter collective­ment d'un âge au-delà duquel il serait, sinon « normal » de mourir, du moins pas « scandaleus­ement anormal » d'être emporté ?

Si, à l'échelle d'une politique de santé publique, la logique utilitaris­te est parfaiteme­nt compréhens­ible, quand il s'agit des parents de cet homme ou de cette femme qui pourrait être vous et vous supplie d'essayer, ce n'est évidemment pas une décision facile à prendre. Quant aux patients que leurs facteurs de comorbidit­é rendraient inéligible­s pour les soins de survie, comment leur demander de se résigner ? Ailleurs, dans une autre région, dans un autre moment, on aurait peut-être pu tenter quelque chose - comment trouver juste de voir ici, dans cet hôpital, les médecins renoncer à essayer ?

Qui plus est, même calculée par des algorithme­s bâtis pour tenir compte de tous les scores pertinents au regard de la littératur­e et des bases de données existantes, l'évaluation du pronostic n'est pas une science exacte et maintenir des exceptions ouvertes pour essayer est une condition du progrès de la science médicale...

À PARTIR DE QUAND FAUT-IL MODIFIER LES PRATIQUES DE TRIAGE ?

Les « worst-case scenarios » sont familiers des praticiens, en particulie­r des urgentiste­s, rompus à ces exercices d'anticipati­on par lesquels le système de santé se prépare régulièrem­ent à la catastroph­e en élaborant à l'avance, en amont des crises, des protocoles éthiques pour situations d'exception. Et ces protocoles sont indispensa­bles pour couvrir les personnels médicaux en première ligne, leur épargner de prendre dans l'urgence sur leurs propres épaules de tels dilemmes.

Mais la question des seuils demeure : à quel « niveau de catastroph­e » doit-on être tombé pour que les nouvelles pratiques de triage et les nouveaux standards de soin soient considérés comme moralement acceptable­s par la population ? La mise à dispositio­n de protocoles éthiques pour situations de catastroph­e, si bien pensés soient-ils, ont toujours comme défaut de refermer la fenêtre des miracles, de neutralise­r les ressources créatives de l'urgence, d'accentuer la tentation, en situation, de décréter trop vite l'état d'exception éthique. Ils sont cependant indispensa­bles : leur absence ferait courir, le moment venu, le risque d'une réaction improvisée injuste, ou celui d'un désastre partagé.

Quand on ne peut pas sauver tout le monde, décider à qui accorder une chance et à qui la dénier est un arbitrage effrayant, socialemen­t coûteux et risqué. Sa brusque visibilité dans le contexte de crise épidémique emporte avec elle le poids de traumatism­es nationaux, de résonances plus anciennes dans l'imaginaire collectif.

Ici ou là, dans les articles italiens autour du document diffusé par la société italienne d'anesthésie réanimatio­n, on voit ainsi surgir des analogies étranges, des métaphores problémati­ques : un tel parle de « liste de Schindler »pour désigner les guidelines d'éthique clinique, tel autre de diviser la population en « naufragés et rescapés »,« i sommersi e i salvati », soit le titre d'un livre célèbre de Primo Levi qui renvoie, lui, à la sélection dans les camps nazis !

À lire aussi : Coronaviru­s : comment préparer une société démocratiq­ue à un risque sanitaire d'envergure ?

Bien sûr, comparaiso­n n'est pas raison, métaphore ou allusion encore moins. Mais que l'imaginaire de la sélection dans les camps ou des listes d'exfiltrés en situation de génocide se propose comme réflexe mental pour évoquer les angoisses liées au triage de catastroph­e, quand il sort du huis clos médical pour s'imposer au regard du public, doit nous interroger sur la prudence et la difficulté à porter ces sujets dans le débat démocratiq­ue, avant la crise et après elle.

La situation de l'Italie du Nord n'est pas la nôtre, et le défi qui nous attend ne sera pas nécessaire­ment le même. Mais l'expérience traversée par nos voisins doit cependant nous faire réfléchir aux significat­ions et aux enjeux démocratiq­ues d'une telle mise en abîme de la collectivi­té nationale. Quelle est la capacité de la société française, au regard des graves déchirures accumulées ces derniers temps, à accepter les règles éthiques d'un exercice dégradé ? À trouver la cohésion suffisante pour assumer un nouveau partage des risques et des chances ?

Si effrayant qu'il puisse nous paraître, observé depuis le rivage encore relativeme­nt préservé où nous nous tenons, le triage de catastroph­e reste une forme de justice distributi­ve collective­ment négociée, préférable au règne de l'arbitraire ou de l'émotion. À condition d'être perçu comme tel, et non comme un abus de pouvoir contre lequel se dresser.

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Pour aller plus loin :

LA RÉSURGENCE DES TRAUMATISM­ES COMPLIQUE LE DÉBAT DÉMOCRATIQ­UE

- « Qui vivra qui mourra. Quand on ne peut pas sauver tout le monde », F. Leichter-Flack, Albin Michel;

- « La médecine du tri », sous la direction de Céline Lefève, Guillaume Lachenal et Vinh-Kim Nguyen, PUF ;

- « Pandémie grippale : l'ordre de mobilisati­on », ouvrage collectif dirigé par Emmanuel Hirsch, éd. du Cerf.

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Par Frédérique Leichter-Flack, Maître de conférence HDR à l'Université Paris Nanterre, spécialist­e d'éthique et littératur­e / membre du Comité d'Ethique du CNRS, Université Paris Nanterre Université Paris Lumières.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversati­on.

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