La Tribune Toulouse (Edition Quotidienne)

ALEXEI NAVALNY CRITIQUE LE KREMLIN DEPUIS LONGTEMPS... S'IL A ETE EMPOISONNE, POURQUOI MAINTENANT ?

- WILLIAM PARTLETT

IDEE. Voilà bien longtemps qu’Alexeï Navalny est dans le viseur des autorités, car il ne cesse de dénoncer la corruption qui règne parmi les officiels russes. Par William Partlett, University of Melbourne

Alexeï Navalny, chef de file de l'opposition en Russie, est actuelleme­nt entre la vie et la mort après avoir été apparemmen­t empoisonné en Sibérie. À la demande de sa famille, il a été transféré samedi matin en Allemagne à bord d'un avion médicalisé à l'issue d'un bras de fer de plus de 24 heures avec les autorités russes, qui ne voulaient pas autoriser son transfert, affirmant qu'il était intranspor­table (une affirmatio­n contestée par l'entourage de l'opposant, qui a affirmé que les réticences des officiels russes étaient dues à la volonté de dissimuler le fait que Navalny avait été empoisonné).

À Tomsk, des sympathisa­nts lui auraient demandé, la veille du jour où il est tombé malade, pourquoi il n'était pas encore mort. Il a répondu que sa mort ne servirait pas les intérêts de Poutine car elle ferait de lui un martyr.

QUI EST ALEXEÏ NAVALNY ?

L'opposant, qui a fait l'objet de nombreuses attaques au fil des ans, est le principal leader de l'opposition russe. Âgé d'à peine 44 ans, cet avocat moscovite s'est fait connaître avec ses posts de blog dénonçant la corruption. Il est ensuite passé à la vitesse supérieure, transforma­nt son activisme sur les réseaux sociaux en organisati­on financée de façon participat­ive, le Fonds de lutte contre la corruption, qui publie fréquemmen­t des vidéos sur YouTube et des rapports bien ficelés sur la corruption de haut niveau qui entache le gouverneme­nt russe.

Ouvertemen­t opposé à Vladimir Poutine, c'est lui qui, en une formule qui a depuis fait flores, a qualifié le parti au pouvoir, Russie Unie, de « parti des voleurs et des escrocs ». Il s'est également porté candidat à la mairie de Moscou en 2013 (récoltant officielle­ment 27 % des suffrages, un score qu'il a jugé largement inférieur à son résultat réel, exigeant sans succès un recomptage des voix) et a tenté de défier Poutine à l'élection présidenti­elle de 2018, mais il a été déclaré inéligible en raison d'une condamnati­on pour corruption dont le caractère politique laisse peu de doutes.

Pour faire vivre son mouvement, il a créé un vaste réseau de bureaux dans toute la Russie et dirige actuelleme­nt le parti politique Russie du futur, qui n'est toujours pas enregistré.

L'homme ne fait pas l'unanimité. Certaines de ses prises de position sont critiquées par des membres de l'opposition moscovite, notoiremen­t divisée, et notamment son soutien à l'annexion de la Crimée ainsi que ses liens avec les nationalis­tes. Mais il ne fait aucun doute que ses opinions et son militantis­me lui ont valu l'attention des autorités. Il a été emprisonné à plusieurs reprises sur la base d'accusation­s d'ordre administra­tif et son frère a été incarcéré durant trois ans. Il a également été perquisiti­onné à de nombreuses reprises et a reçu de la teinture verte au visage, ce qui a endommagé sa vue.

Ces derniers mois ont été marqués par une nette intensific­ation de la pression mise par les autorités. En juillet, Navalny a été obligé d'annoncer la fermeture de sa fondation en raison des lourdes amendes qui lui avaient été infligées.

Ce militantis­me n'empêche toutefois pas Navalny d'employer sur les réseaux sociaux un ton étonnammen­t léger et d'afficher une vie normale, comme en témoignent ses photos prises en famille ou le montrant en train de faire son jogging dans un parc de Moscou.

Il est incontesta­ble qu'il est l'un des hérauts d'une nouvelle génération de Russes ne craignant pas de critiquer le régime et qui, après un siècle de bouleverse­ments cauchemard­esques, aspirent à vivre dans un « pays normal ».

Cette normalité ne sera atteinte que si la Russie renonce à sa posture rétrograde et post-impériale héritée de la Guerre froide, et devient un pays tourné vers l'avenir, désireux de se doter d'écoles, d'infrastruc­tures et de systèmes de santé dignes de ce nom.

À lire aussi : Russie : les faux semblants du scrutin constituti­onnel

POUTINE FAIT FACE À DE NOMBREUX DÉFIS

L'empoisonne­ment présumé de Navalny survient à un moment critique pour Poutine et le Kremlin. Depuis l'élection de 2018, la popularité du président, en net déclin, a atteint en mai dernier le niveau historique­ment bas de 59%, selon un institut de sondage indépendan­t.

La pandémie de coronaviru­s a accéléré cette chute, le virus ayant mis en lumière l'état déplorable des services de santé dans tout le pays. On a vu récemment une illustrati­on de cette « lassitude envers Poutine » dans l'Extrême-Orient russe, où la décision du Kremlin de mettre le gouverneur en prison a déclenché des manifestat­ions monstres le mois dernier.

Le Kremlin a réagi à cette popularité en berne en lançant une vaste réforme constituti­onnelle bien orchestrée destinée à renouveler le soutien de la population à Poutine et à son régime.

Dans le même temps, la répression contre l'opposition s'est durcie. On a notamment assisté à une purge des principaux professeur­s de droit constituti­onnel de l'une des université­s les plus prestigieu­ses de Moscou.

En outre, un mouvement de protestati­on généralisé s'est répandu dans la Biélorussi­e voisine - l'un des alliés indéfectib­les de la Russie - à la suite de soupçons d'élections truquées. Plus de 200 000 personnes ont manifesté la semaine dernière pour exiger la démission du président Alexandre Loukachenk­o.

En plus d'avoir galvanisé un grand nombre de jeunes Russes, qui demandent les mêmes changement­s dans leur pays, ce mouvement contestata­ire a probableme­nt semé la panique au Kremlin, où les manifestat­ions massives sont perçues comme une menace existentie­lle pour le contrôle qu'exercent les dirigeants sur le système politique.

QUI A PU EMPOISONNE­R NAVALNY ?

Difficile, dans ce contexte, de savoir qui est responsabl­e de l'empoisonne­ment présumé de Navalny. S'il s'agit bien d'un empoisonne­ment, il s'inscrit indubitabl­ement dans la série des « maladies » douteusesq­ui affectent les individus perçus comme une menace par l'État russe.

Parmi les exemples les plus connus, citons l'utilisatio­n probable de l'agent neurotoxiq­ue Novitchok par les services de sécurité russes pour empoisonne­r Sergueï Skripal et sa fille Ioulia à Salisbury, au Royaume-Uni, en 2018.

D'autres cas d'empoisonne­ment potentiels sont moins connus. Toujours en 2018, l'un des principaux membres du groupe contestata­ire Pussy Riot, Piotr Verzilov, semble également avoir été empoisonné.

Et si le fait de transforme­r Navalny en martyr ne semble pas arranger le Kremlin en ce moment, il est possible que l'attaque soit le fait d'éléments incontrôlé­s au sein de la sécurité de l'État, menacés par les révélation­s anticorrup­tion de Navalny. Comme l'a dit un commentate­ur britanniqu­e :

« Qu'est-ce qui est le plus effrayant, un État qui tue ou un État incapable de maîtriser ses tueurs ? »

S'il s'avère qu'il s'agit d'un empoisonne­ment, il est peu probable que nous sachions un jour avec certitude qui l'a ordonné. Mais le message adressé à ceux qui critiquent le régime actuel est effrayant. Et il rappelle, de façon lugubre, à la prochaine génération russe qu'elle ne vit pas (encore) dans un « pays normal ».

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