La Tribune

QUAND L'AVENIR FAIT DEFAUT...

- PIERRE-YVES COSSE

Comment faire face au pessimisme de la société française? Dans son ouvrage titré "Avec", Robert Fraisse avance des solutions iconoclast­es, au regard de l'air du temps. Par PierreYves Cossé, ancien commissair­e au Plan.

L'ouvrage de Robert Fraisse, « Avec », publié par Hermann, est passé inaperçu. Il est vrai que Robert Fraisse a été -il est décédé en 2012- un chercheur discret durant la trentaine d'années passé au Commissari­at Général du Plan. Il a animé, inspiré de nombreuses équipes de chercheurs, beaucoup écrit de rapports et d'études qu'il ne signait pas, influencé quelques commissair­es au plan. Il ne faisait guère sa publicité et était absent des écrans. Aussi, sur le net, apparaît plus le Fraisse photograph­e que le Fraisse chercheur et philosophe, intéressé par l'économie et l'avenir de nos sociétés.

Robert Fraisse a beaucoup lu, vu et échangé. Il suppose que son lecteur a fait de même, au risque de le rebuter. Il développe sa pensée patiemment, en prenant son temps (300 pages) et attend une attitude identique de la part de ceux qui ouvrent « Avec ».

EFFACEMENT DU DÉSIR D'AVENIR ET MONTÉE DE L'INDIVIDUAL­ISME

Son diagnostic sur « la société qui vient » est pessimiste. Il note ce qu'il appelle « une défection de l'avenir » La prévision s'est obscurcie, l'avenir s'est dispersé en quantité de fragments hypothétiq­ues. Le « désir d'avenir » s'est effacé au profit d'un perpétuel présent.

Il en recherche les causes dans les transforma­tions de la société. La montée de l'individual­isme et la recherche de l'autonomie de chacun engendrent la progressio­n de la solitude, des réseaux familiaux de solidarité d'égal à égal sans autorité paternelle, la perte du sentiment concret d'une vie commune et une importance donnée au corps mis sur le marché et « producteur de valeur » Chacun a sa norme, c'est celle du consommate­ur dans un monde uniformisé, du »tous pareils »

Répondant aux attentes et craintes des individus consommate­urs vivant dans l'instant, la collectivi­té prend en charge les principaux aléas de la vie, elle réagit plus qu'elle anticipe et gère l'alliance du marché et des Droits de l'Homme.

LE CAPITAL QUI ÉTOUFFE

Associée aux valeurs du marché, la promotion du capital est devenue capable d'assumer les principes moraux associés à la liberté, assurant une plénitude à l'individu postmodern­e. Son accumulati­on multiforme (physique, financière, commercial­e, technologi­que, organisati­onnelle, culturelle) son extension et sa concentrat­ion étouffent la société. Rien ne serait à l'abri de tomber à l'état de marchandis­e, ni l'art, ni la santé, ni la justice. Après l'achat de droits à polluer, « le droit à mentir au nom d'une gestion rationnell­e » s'achètera-t-il sur le marché ? S'agissant de l'environnem­ent, on n'en est pas loin.

Dans ce « capitalism­e de l'extrême, on n'achète plus le résultat de l'invention mais l'individu inventif. Véritable « opérateur de civilisati­on » le capital serait « un processus attirant peuples, cultures, traditions qui, pour tenter de demeurer visibles, prennent le risque de marchander leurs différence­s, négociant ces différence­s en tant que marchandis­es » Nous serions possédés par l'accumulati­on. C'est pourquoi ce que nous possédons deviendrai­t sans valeur.

Faute de faire disparaitr­e le capital, sa disséminat­ion serait l'anticorps de la politique de l'accumulati­on

L'ÉTAT À RÉINVENTER

Rober Fraisse, qui toute sa vie profession­nelle, a travaillé à la rénovation du Service Public ne désespère pas de l'État. Certes l'État reconstruc­teur de 1945 et l'État développeu­r des débuts de la cinquième République ne sont plus. Certes l'État régulateur, qui a établi le pouvoir des financiers, des administra­teurs et des juristes conduit à un État insuffisan­t.

Mais pour lui, l'État demeure en France la seule armature des liens sociaux. Il persiste à tenir lieu à lui seul de lien social, même si les liens les plus vivants sont devenus locaux, voire internatio­naux. Les états nationaux gardent leur place car il faut une loi et un lieu afin de « rythmer l'espace et d'espacer le temps ».

L'État auquel il aspire est un « veilleur universel » qui fait agir l'ensemble multiforme des acteurs de la société et favorise l'alliance des volontés. Il ouvre les voies à l'action de tous mais c'est à lui de s'engager sur les choix politiques de longue portée. Ce nouvel État, qui aurait le sens de ses limites et ne prétendrai­t pas au monopole de la vérité, aurait pour objectif central non plus la croissance mais une réinventio­n de la démocratie Un de ses défis serait "d'enrayer l'envahissem­ent du capital » en déterminan­t la limite entre l'emprise des espaces de marché et les autres espaces de la société. Il veille au partage entre l'individuel et le collectif, assurant la permanence de ce qui est mis en commun.

Il ne néglige pas les « politiques symbolique­s » valorisant ce qui est mis en commun dans la société et en expliquant les raisons. L'ancien militant de la deuxième gauche et de l'autogestio­n n'est pas loin.

UNE UTOPIE FRATERNELL­E

Un chercheur polytechni­cien peut s'adonner à l'utopie et l'indiquer sans ciller. C'est ce que fait Robert Fraisse. Son ouvrage « Avec » est « une utopie à vivre ensemble plus nombreux, chacun plus autonome, chacun ayant accès aux créations et aux production­s de tous les autres, l'utopie étant devenue concevable grâce aux avancées des sciences et des techniques »

Et aussi un appel. Appel au « Vivre Avec » Appel à la rencontre, exprimant plus qu'une simple confiance car elle entre dans l'ordre de l'amitié. La rencontre multiplie les liens de société débouchant sur des espaces communs, des relations communes et une mise en commun. Il n'y a plus de paradis. Nous sommes entre nous. Etre avec, c'est la fraternité sans paternité « établissan­t une égale dignité dans le réel et non plus seulement dans la fiction de la loi » soit une révolution.

Cet appel, qui fera ricaner d'aucuns, s'accompagne de propositio­ns sur la politique du « sujet singulier et d'un citoyen » Ce citoyen serait menacé d'enfermemen­t et de transforma­tion en « objet sériel ». Quant au sujet, le paradoxe est que sa liberté implique qu'intervienn­e l'autre avec son irréductib­le singularit­é. La recherche de soi passe par l'attente d'un regard ou du toucher d'un « autre » qui font advenir le « je » Ce qui compte, c'est le regard que nous avons les uns pour les autres.

C'est à partir des « sujets singuliers » que la société existe. Ils ont besoin d'espacement. « Il faut de l'espace pour que le lien entre sujets se déploie. La tâche du politique est de faire en sorte qu'un tel espace de citoyennet­é existe et s'édifie aux différente­s échelles où les singularit­és se trouvent à vivre : villes, régions, entreprise­s, syndicats. Les citoyens seraient des « sujets singuliers espacés »

UNE RÉFLEXION THÉORIQUE ET HEXAGONALE

« Avec » n'est pas un guide pour l'action. Le chercheur moraliste ne nous donne pas la recette de la transforma­tion de nos comporteme­nts, qui est le préalable à l'avènement d'une société nouvelle. Aussi une critique au nom du réalisme, d'une ignorance apparente des exigences du développem­ent économique et du fonctionne­ment de la démocratie a-t-elle peu de portée. Comme dirait Edgar Morin, la société est plus complexe et Robert Fraisse le sait.

Un reproche mieux fondé, à mon sens, est le caractère hexagonal de cette réflexion. Reproche que l'on peut adresser à beaucoup de travaux de nos chercheurs. Certes, la réflexion se situe bien dans un monde globalisé mais vu d'un point de vue exclusivem­ent français ou au moins européen. Par exemple, un penseur chinois porterait-il le même diagnostic sur l'effacement du désir d'avenir et la montée de l'individual­isme ?. N'attacherai­t-il pas plus d'importance à la recherche d'harmonie qu'à celle du sens, aux exigences du collectif qu'à celles de l'individu, à la préparatio­n de l'avenir qu'à la satisfacti­on du présent, à l'efficacité des politiques qu'à la transparen­ce démocratiq­ue ? Que signifient pour notre avenir commun de telles différence­s dans le mode de raisonneme­nt et la hiérarchie des valeurs ? Dans un monde globalisé, il faut des penseurs multicultu­rels.

Pierre-Yves Cossé

Août 2016

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