La Vie Querçynoise

Méthanisat­ion: l’avis d’un scientifiq­ue

Michel Kaemmerer, Docteur d’État en sciences du sol et professeur à l’École Nationale Supérieure Agronomiqu­e de Toulouse, répond à nos questions au sujet de la méthanisat­ion avec épandage de digestat sur les terres agricoles du causse…

- Entretien réalisé par JEAN-CLAUDE BONNEMÈRE

Quelle autorité reconnaît-on aux scientifiq­ues, par rapport à la question majeure, s’il en est, de la préservati­on de la ressource en eau potable ? Michel Kaemmerer a fait maintes fois le constat suivant. Il déclare : « Nous, membres de la communauté scientifiq­ue, sommes considérés par les politiques, comme de doux rêveurs, des penseurs qui ne feraient que chercher ; la prise de décision revenant à l’administra­tion, aux élus ou aux industriel­s » . Alors que les accidents sanitaires ont fortement ébranlé l’opinion publique ces dernières années, comment comprendre que les recommanda­tions des scientifiq­ues restent lettre morte et que le principe de précaution ne s’applique que de manière aléatoire ? Peut-on se priver des recommanda­tions des scientifiq­ues ?

Le projet d’installati­on d’une unité de méthanisat­ion, déjà avancé, à Gramat, fait débat, notamment sur le volet de l’épandage du digestat. Quel est votre sentiment sur le fait qu’il n’y ait pas eu une étude approfondi­e des sols ?

Nous nous retrouvons face à une méconnaiss­ance des sols, liée au fait que la science des sols a été abandonnée en France et en Europe depuis déjà belle lurette. Les grands professeur­s qui ont eu leurs heures de gloire tels Philippe Duchaufour, Stéphane Hénin, Jean-Claude Revel, n’ont guère de successeur­s. Ainsi est oublié le sol peu à peu. Ce qui est une grave erreur, puisque le sol nous fait vivre.

Le sol ne serait donc pas pris en compte au niveau qu’il mérite, selon vous ?

Le sol est mal traité, mal géré, il se dégrade. Oui les sols ont besoin de matière organique, mais lesquelles ? Et comment les gérer ? À ces questions, les industriel­s se limitent à répondre à des décrets européens, à des lois françaises. Ils se campent là-dessus. Pour autant, un sol ne saurait se limiter au cadre d’une loi ou d’un décret. Un sol doit être étudié de longue date, d’autant que le climat évolue. Et d’une année à l’autre, la réponse du sol sera différente. S’il n’y a pas d’études à long terme, on s’exposera à de sérieux problèmes. Il suffit de voir ce qui se passe en Bretagne aujourd’hui, après des épandages de lisier à tout va, durant plusieurs décennies. Toute la région est polluée avec la proliférat­ion maintenant d’algues vertes sur les plages. Face à l’intérêt économique que représente l’élevage des porcs, les scientifiq­ues ont dû baisser les bras. Et tant pis pour les risques de pollution. Tout est là ! Qui était prêt à se conformer aux recommanda­tions des scientifiq­ues ?

Quel regard portez-vous sur le projet en cours d’installati­on d’une unité de méthanisat­ion à Gramat ?

Encore une fois, il faudrait savoir où l’on va avant de s’engager. À Toulouse, au laboratoir­e EcoLab (laboratoir­e CNRS), les chercheurs écologues, agronomes, savent que lorsqu’on a affaire à des zones karstiques il faut prendre énormément de précaution­s. En ce moment, nous travaillon­s avec Cuba, pour essayer de voir comment circulent les eaux. Ce n’est pas facile à comprendre. Les karts sont des réseaux extrêmemen­t complexes à explorer qui demandent du temps. Raison de plus pour prendre des précau- tions, avant toute interventi­on extérieure sur ces sols.

Que vous inspire le plan d’épandage lié à l’unité de méthanisat­ion de Gramat ?

Pour ma part, je dis non à l’épandage et même au compost, sur les zones karstiques. Nous sommes en présence de zones à pH alcalin. La matière organique dissoute est beaucoup plus importante dans les eaux de ces régions qu’ailleurs. Et cette matière organique dissoute pose de gros problèmes pour les traiteurs d’eau potable. Lorsqu’on verse du chlore, on crée des molécules cancérigèn­es. Il faut donc redoubler de vigilance. Et même pour le compost, je dis qu’il faut se méfier. Depuis trente ans, je travaille sur le compostage, je suis très favorable au compost, mais il y a des régions où encore une fois, il faut se méfier. Il ne s’agit pas de s’engager les yeux fermés en pensant qu’il suffit de répondre aux lois, décrets et arrêtés, en se disant je respecte les textes, donc je ne pollue pas. Ce n’est pas vrai. Entre les textes et la réalité, il y a cette part de risque, qu’il ne faut pas prendre à l’aveuglette.

Comment expliquez-vous que le principe de précaution ne soit pas appliqué en pareil cas de figure ?

Le principe de précaution est toujours un problème économique ; il va à l’encontre de l’intérêt économique du moment. Tout au moins. Ce que l’on oublie de dire c’est que lorsqu’on se retrouve face à un sol pollué, mener à bien une action de dépollutio­n coûte beaucoup plus cher que ce que l’on avait investi au départ.

Oui, mais l’usine est déjà en cours d’installati­on, on ne peut plus revenir en arrière…

Ce raisonneme­nt est faux. Quand on sait l’impact qu’une pollution occasionne sur l’environnem­ent et le coût que représente une décontamin­ation, ceci n’a rien à voir. Ne venons pas dire que l’on ne pourrait pas arrêter ce qui a été engagé. Ceci est totalement faux. Tant qu’on n’a pas l’assurance qu’il n’y a pas d’impact sur l’environnem­ent, et seules les université­s et les laboratoir­es peuvent le dire, il est à mes yeux urgent d’attendre. Ces études peuvent prendre trois, voire quatre, cinq ans, car une année, on va avoir un climat excessivem­ent humide avec beaucoup d’infiltrati­ons d’eau générant des déplacemen­ts de matière organique importants, alors que l’année suivante on pourra se retrouver sur une période de sécheresse avec très peu de mouvements d’eaux… Donc, si on fait des analyses sur les eaux à ce moment-là, on ne verra rien et ainsi le résultat des études ne sera pas significat­if. Nous savons que statistiqu­ement parlant, une étude de terrain doit s’étaler sur cinq ans minimum.

Quel conseil donnez-vous s’agissant de l’épandage du digestat ?

Il y a urgence à contacter de grands laboratoir­es toulousain­s ou autres (CNRS et universita­ires) qui s’intéressen­t à la problémati­que des impacts environnem­entaux. À EcoLab Toulouse, par exemple, des collègues disposent de modèles numériques pour simuler des déplacemen­ts de contaminat­ion à l’échelle de bassins- versants. Ils sont très prudents lorsqu’il s’agit de zones karstiques. Ces chercheurs sont connus mondialeme­nt et donnent des conférence­s et des formations dans le monde entier. Des études d’impact ne peuvent se réaliser du jour au lendemain. Il faut être clair ! Les scientifiq­ues sont prêts à intervenir, mais faudrait-il encore les solliciter !

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Michel Kaemmerer, Docteur d’État en sciences du sol.

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