65 ans après « Ils continuent! »
Tout a commencé avec le sursaut scandalisé d’un député, prêtre capucin, engagé depuis 1947 au service des plus démunis. Il se révoltait, l’hiver de 1952, devant le drame d’un bébé de 3 mois mort de froid, faute d’avoir pu trouver, avec sa famille, un hébergement en dur. Et le religieux ne s’est pas contenté de clamer son indignation. Il a su mobiliser l’opinion devant le drame de sans-abri, condamnées à dormir dehors par les plus grands froids. On se souvient de l’appel qu’il réitérait sur les ondes après avoir gagné haut la main au jeu de Quitte ou Double.
Des bénévoles, saisonniers ou durables, sont alors venus rejoindre les premiers Chiffonniers d’Emmaüs. Certains, se retrouvaient sur des champs où la voirie déversait ses bennes d’ordures. Là, dans des escouades de six personnes, le repris de justice faisait binôme avec le séminariste, le clodo avec l’étudiant, l’ancien militaire à la dérive avec le délinquant, pour attaquer chaque monceau de détritus. Tous aimantés par l’appel de cet homme qui déclarait au croyant : Avant de parler de Dieu à un homme, on lui donne une couverture et un toit ; à l’exclu : ce que la société actuelle n’est pas capable de faire, nous allons le réaliser et au suicidaire : Viens m’aider à aider. Sur le champ d’épandage on récupérait papier, métaux (ferreux et non ferreux), chiffons, verres et semelles … de crêpe. Il ne restait après l’opération que poussières et déchets de ménage. La vente de ces matières hétéroclites, conditionnées sur place, permettait de faire tourner une petite unité de fabrication de parpaings. À peine secs ils étaient maçonnés en murettes sur lesquelles de grandes demibuses métalliques faisaient des abris de fortune. Et quand arrivait sur le chantier aux allures de cour des miracles une patrouille de policiers en mission de recherche ou de contrôle, l’abbé Pierre avançait seul à leur rencontre. Dans l’instant un grand silence planait sur le terrain. Au bout de quelques minutes de conversation les agents repartaient … et le travail de tri et de récupération reprenait dans le brouhaha des parlottes.
Des équipes étaient affectées à la chine. Elles courraient la ville, glanaient dans les greniers mobiliers et antiquailles, sources de revenus ajoutés à ceux des gadoues. Les chineurs étaient un peu regardés comme des chanceux car ils se déplaçaient, rencontraient des gens et trouvaient souvent mieux et plus rentable que dans les poubelles.
Ces souvenirs ne sont pas braises devenues cendres. Ils renvoient au début d’une histoire qui ne s’est pas arrêtée. Depuis, en effet, dans le sillage des premiers Chiffonniers d’Emmaüs, des communautés de laissés pour compte ont vu le jour. Une tradition d’humanisation continue ainsi de répandre ses bienfaits et dans plusieurs directions. Celle d’un rétablissement de dignités humaines flétries par des événements, des rejets et des conditions de vie dégradants. Celle de se trouver appelé, avec l’aide des autres, à prendre réellement sa vie en mains. Celle d’une solidarité qui refuse sans concession de traiter l’autre comme rebut ou déchet. Celle de la fierté de répondre avec des moyens minuscules à des besoins sociaux urgents laissés en plan par des organismes publics dotés pourtant de moyens financiers et de matériels conséquents.
Merci à l’abbé Pierre et à celles et ceux qui poursuivent aujourd’hui son oeuvre. La persistance de leur témoignage de volonté et d’espérance plaide pour l’homme debout, quels que soient les turbulences et les vents contraires.