Le patois à l’honneur
La langue normande, dont Charles Lemaître, le « Chansonnier du Bocage » , est sans doute l’ambassadeur le plus illustre, a-t-elle encore cours aujourd’hui dans nos contrées ? Qu’est devenue cette langue tant parlée autrefois dans les campagnes ?
Pour Pierre Boissel, ancien professeur de linguistique, spécialiste de la dialectologie normande, et d’histoire de la langue à la Faculté de Caen, aujourd’hui à la retraite, ce qui est certain c’est qu’ « il n’y a pas une seule et même langue normande mais plusieurs pratiques dialectales sur un même territoire » . Il n’est donc pas question d’un seul et même « patois » mais bien plutôt d’une « langue normande » qui diffère selon le « pays » sur lequel elle est parlée et véhiculée. Car selon Pierre Boissel il est préfèrable de faire référence à la notion de « pays » qu’à celle de « territoire » .
Mais d’ailleurs, peut-on parler de « patois » sans heurter les sensibilités et soulever ainsi des débats houleux…. ? « Le mot patois a pendant longtemps été péjoratif, dévalorisant, il faut mieux dire parler normand du Bocage » , selon Pierre Boissel.
Quels locuteurs ?
Pour Pierre Boissel, la grande difficulté dans l’analyse de la langue normande est celle inhérente à son nombre de locuteurs : « C’est très difficile de donner des chiffres » , précise-t-il. Pascal Grange, président de la Chouque et de la Fale (Fédération des associations pour la langue normande), estime à 20 000 le nombre de locuteurs en Normandie. Lui aussi s’accorde pour dire qu’il y a beaucoup de variantes en fonction des territoires mais qu’il existe toutefois des mots communs : « Boujou par exemple peut aussi bien être compris à Vire qu’à Yvetot. »
« Il y a pas mal de locuteurs dans le Cotentin et le Pays de Caux, surtout des personnes issues du milieu rural ou maritime » , explique Pascal Grange qui note un renouveau chez les jeunes : « Ils emploient des mots normands sans même s’en rendre compte » .
Une ligne de démarcation dans le Bocage
« La particularité dans le Bocage est de rouler les r» , explique Pierre Boissel, aujourd’hui professeur à l’Université Inter-âges de Caen.
« Dans le Bocage, nous sommes sur la ligne de démarcation : au nord de Vassy on a tendance a prononce [k] alors qu’au sud on prononce [ch]» , précise le dialectologue. Ainsi, tandis qu’au Nord de Vassy une « vache » se prononcera [vak], au sud on entendra plus communément [vache]. On appelle cette ligne de démarcation la ligne Joret du nom du dialectologue l’ayant mise en évidence au XIXème siècle.
Une langue en recul
« Une personne sur cinq dans sa pratique a des éléments de parlers locaux mais il y a de moins en moins de personnes qui parlent le parler local. Les gens qui arrivent dans la région ne parlent pas local, c’est beaucoup moins localisé » , explique Pierre Boissel.
Pour le linguiste, la langue normande est très clairement en recul : « Tout comme le Corse, le Breton, etc. la langue normande n’est pas en expansion. Il n’y a pas de langue maternelle unique. Il y a des écoles en Bretagne où on dispense le Breton, mais est- ce qu’un enfant , quand il nait, on lui apprend le Breton et uniquement le Breton ? Non ! C’est pour ça que c’est en recul. Une fille qui parlerait uniquement le patois par exemple, ça fait tâche » . « Toutes les langues sont en recul sévère bien que la demande identitaire soit plus forte en Bretagne, par exemple », ajoute le spécialiste.
Une langue à sauver
Aujourd’hui, de nombreuses associations ou des groupes de musique militent pour la sau- vegarde et la promotion de la langue normande.
La réunification de la Normandie semble avoir fait naître une demande d’identité encore plus forte, celle-ci passant, notamment, par le langage. C’est dans un souci de mutualisation des différents parlers locaux qu’est née la Fédération des Asssocations pour la Langue normande (Fale) en janvier dernier. « Notre objectif est de fédérer toutes les personnes physiques et morales afin de promouvoir la langue normande. Nous nous sommes regroupés avec des associations pour avoir plus de poids, créer un rapport de force avec les collectivités territoriales » , explique Pascal Grange, président de l’association. Si pour les membres de l’assocation, le regroupement vise à unifier la langue normande pour mieux la sauver, ce n’est toutefois pas l’avis de tout le monde : « La diversité est une richesse » , selon Pierre Boissel.
Reste maintenant à savoir si l’unification entrainera la disparition des particularités dialec- tales. « Il faut unifier le parler quand on veut créer des supports pédagogiques » , selon Pascal Grange.
La transmission aux plus jeunes
La Fale dispose de différentes commissions pour mener à bien ses objectifs dont le premier est la transmission aux plus jeunes et la visibilité de la langue normande « dans les administrations, sur les panneaux, etc. » , explique Pascal Grange. « On garde les pieds sur terre : nous sommes pour la valorisation de la langue mais le but n’est pas non plus que le Français disparaisse ! Nous souhaitons un partage. Qu’on puisse entendre la langue normande de temps en temps : la langue fait partie du patrimoine, pour moi elle a autant de valeur qu’une église et donne une image positive de la région. Elle fait partie de l’identité normande autant que la gastronomie, par exemple » , ajoute le président de la Fale.
La langue normande semble encore avoir de beaux jours devant elle avec la réédition en mars dernier, d’un dictionnaire franco-normand (Editions Eurocibles).