Les avions renifleurs britanniques
Les Britanniques s’intéressèrent aux essais nucléaires français. Ils traquaient les nuages radioactifs en partant du Pérou. Retour sur des missions peu connues.
Les essais nucléaires atmosphériques effectués depuis les années 1950 furent souvent suivis de vols pour collecter des échantillons et mesurer le potentiel des bombes. Cela nécessitait de traverser les “débris” de l’explosion, une tâche très dangereuse pour l’avion et son équipage, à cause de l’exposition aux rayonnements et aux effets radioactifs. Ainsi, pour suivre les essais nucléaires britanniques effectués dans le Pacifique au milieu des années 1950, un English Electric “Canberra” PR.Mk.7 fut équipé d’un filtre spécial. La RAF prélevait également des échantillons lors d’essais menés par d’autres pays. Ainsi, à la fin des années 1960, les “Canberra” B.Mk 6 du Squadron 45 déployés à Kai Tak (aéroport de Hong Kong) surveillaient les essais chinois. Au sein de la RAF, ces missions d’échantillonnage étaient connues le plus fréquemment sous le nom de sniffing. Les Britanniques s’intéressèrent aux essais français et, pour les surveiller, décidèrent de s’installer au Pérou, pays avec lequel ils entretenaient de bonnes relations diplomatiques. La position était intéressante car les vents dominant ramenaient vers le continent sudaméricain le nuage. Menées depuis Lima, les opérations Alchemist en 1970, Attune en 1971, puis Aroma en 1972 permirent d’en savoir plus.
“Nécessaire de prélever des échantillons”
Attune fut lancée en mars 1971, quand l’état-major du Strike Command à High Wycombe déclara dans une note que “le gouvernement français devrait effectuer une série d’essais nucléaires dans le Pacifique entre le 1er juin et le début de septembre 1971. Il est nécessaire de prélever des échantillons d’air des débris produits par ces explosions”. Le lieu de cette série de tests était l’atoll de Moruroa, à environ 5 790 km du Pérou.
L’opération Attune s’étendit de mai à septembre 1971. Elle permit de surveiller trois essais : “Dioné” (5 juin), “Encelade” (12 juin) et “Japet” (4 juillet). Les noms de code correspondants pour les missions britanniques furent Katina, Charlock et Lagonda. Un détachement du Sqn 543 doté de d’Handley Page “Victor” reçut l’ordre de rejoindre l’aéroport international de Lima pour une période d’environ 16 semaines. Du personnel de l’Atomic
Weapons Research Establishment (AWRE) d’Aldermarston, ainsi que du Meteorological Office de Bracknall, était aussi du voyage. Le No. 38 Group Support Unit de l’Air Support Command (ASC) assurait la logistique et le transport des 68 membres du détachement et des quelque 15 t de matériels acheminés depuis les bases de Benson et Wyton.
Deux “Victor” avec trois équipages disponibles devaient assurer les prélèvements. Il fut considéré que quatre sorties en 48 heures seraient nécessaires lors de chaque détonation afin de localiser le nuage et de prélever les échantillons. Une fois l’avion au sol, le personnel de l’AWRE devait expédier le plus rapidement possible les échantillons afin que les scientifiques d’Aldermarston calculent le rendement de l’arme.
Les “Victor” impliqués lors de l’opération Attune étaient des B (SR) Mk 2 de reconnaissance stratégique, dont neuf exemplaires avaient été convertis à partir de la version standard de bombardement.
Pour la collecte des échantillons, les “Victor” furent équipés à Wyton de nacelles greffées à l’avant des réservoirs supplémentaires montés sur les ailes. Elles avaient été développées par l’AWRE à Aldermaston. Elles contenaient, entre autres, du papier buvard conçu pour absorber les particules nucléaires. Des capteurs de rayonnement prenaient aussi place dans la cellule. Ceux-ci étaient connectés à des compteurs mis en oeuvre par l’Air Electronics Officer. Ils mesuraient l’intensité de la radioactivité lors d’un vol à travers un nuage et fournissaient également des informations sommaires sur son azimut et son élévation. La collecte des échantillons devait se faire à l’arrière du nuage, où l’intensité de la radioactivité était plus la faible.
À la recherche du nuage
Avant un essai nucléaire, les Français étaient tenus de délivrer un avis de sécurité internationale aux navires présents dans la région, cette notification permettrait d’informer le Sqn 543. À la suite du tir, et avant le décollage du “Victor”, les météorologues prédisaient l’endroit où les courants aériens seraient les plus puissants. Les premières tentatives de collecte devaient être faites à une altitude élevée pour trouver les vents les plus forts, puis, si besoin, l’avion descendait pour poursuivre le prélèvement.
La bombe (type AN 51) de l’essai “Dioné” explosa à 19 h 15 GMT le 5 juin. Les deux “Victor” de la mission Katina décollèrent à la recherche du nuage radioactif. Aucun contact ne put être établi par le premier avion piloté par le flight lieutenant Dixon ( Katina One, code XM715), qui explora une zone rectangulaire entre les latitudes 18 à 23° sud et les longitudes 90 à 98° ouest, à une altitude de 11 890 m. Cependant, des changements importants dans la configuration du vent furent transmis au deuxième “Victor” ( Katina Two, XL161). Piloté par le flt lt Tom Barnard, son équipage comprenait le flying officer Julian Collis (copilote), les flight lieutenant Roger Wilson (navigateur), Pete Gallagher (navigator radar) et Mike Beer (l’air electronics officer, le responsable
des équipements électroniques). En suivant une ligne de vol en W à partir de l’arrière du nuage, l’appareil explora la région située entre le 17° sud et le 84° ouest, à nouveau à 11 890 m. Ensuite, lors d’une montée au niveau 460 (14 020 m), l’équipage aperçut un nuage jaune verdâtre et localisa des débris à 16° au sud et 84° ouest à 13 410 m, avec une forte densité de produit de fission par mètre cube.
L’équipage de XL161 pu prendre des photos et des échantillons en combinant les observations visuelles du nuage avec les informations fournies par les compteurs. Au terme de 30 minutes de collecte, il fut temps de rentrer à Lima. Katina Two, qui avait décollé à 3 heures, se posa au terme d’un vol de 6 heures et 10 minutes.
Les “Victor” radioactifs
Une fois au sol, les spécialistes de l’AWRE envoyèrent les échantillons collectés à l’ambassade britannique, qui les répartit de la façon suivante : nacelle gauche : six poches en GrandeBretagne, deux poches à New York. Nacelle droite : six poches en GrandeBretagne, deux poches à New York, une restant sur place. Une fois les échantillons recueillis, les vitesses des vents et d’autres informations météorologiques permirent de noter que le nuage traverserait la côte de l’Amérique du Sud à 18° sud à minuit, le 8 juin 1971.
Le rapport de la mission indique que de la radioactivité fut détectée sur les vêtements de l’équipage, en particulier sur les bras et les gants. Cependant, le site Internet créé par l’ancien membre de l’équipage du XL161, Mike Beer, précise clairement que les “Victor” au retour du Pérou étaient “littéralement radioactifs”. Les équipages étaient invités à ne pas toucher les cellules et il fut préconisé de voler dans la pluie pour essayer de nettoyer les dépôts radioactifs, une approche pas très satisfaisante selon Mike Beer. Dans la cabine de l’équipage, une pompe permettait de filtrer l’air. Le niveau d’exposition à la radioactivité fut continuellement mesuré, néanmoins Mike Beer confirme qu’“il n’était pas sans danger de voler dans de telles conditions pendant de longues périodes”. Attune et les autres opérations permirent aux Britanniques de mesurer assez précisément le niveau technique et la puissance des bombes françaises.
Quand le Sqn 543 fut dissous, le rôle de collecteur d’échantillons échoua aux Avro “Vulcan” du Sqn 27. Comme la France avait cessé de mener des tirs atmosphériques en 1974, les opérations concernaient désormais uniquement la Chine. Mais ceci est une autre histoire.