La force atomique fantôme
Les projets de missiles de croisière, super-porte-avions et bombardiers géants étudiés au fil du temps pour porter la bombe nucléaire.
Lorsque la France fixe officiellement la composition de sa force de frappe à travers sa loi de programmation militaire 1960-1964, Washington a déjà formaté sa triade stratégique : sous-marins nucléaires, engins balistiques et bombardiers. Les architectures stratégiques sont déjà tracées. Pourtant, il y eut bien une force nucléaire française fantôme faite de projets qui ne sont jamais sortis des planches à dessin.
Spécifi cité par rapport à l’allié américain, la France est à proximité de la menace, d’où un impact sur le cahier des charges. Les choix de l’Élysée sont aussi fonction d’une perception bien française du fait nucléaire : le principe de suffisance et le pouvoir égalisateur de l’atome. Pierre Mendès France, puis Guy Mollet lancent dès 1954 l’étude de la bombe atomique nationale confiant au CEA la tâche de la concevoir dans le plus grand secret. En parallèle, les bureaux d’études élaborent de multiples projets pour porter la bombe en profitant de l’effervescence technologique du moment que stimule la croissance économique, la reconstruction et le contexte de guerre froide. Le général de Gaulle reprendra tout cela en main.
Des robots aériens à voilure delta
Alors que l’avenir du missile balistique est en France encore incertain, les projets d’engins atmosphériques à statoréacteurs se multiplient dans la ligne des prototypes de René Leduc. On retiendra au début des années 1950 les dessins du SE-X-223 et SE-X223 de la SNCASE. Aux lignes futuristes, ces robots aériens à voilure delta sont propulsés par des turboréacteurs et des statoréacteurs. Très vite la fusée fait concurrence au vecteur aérobie. La fusée tactique “Redstone” (1953) ou le lancement de “Spoutnik” (1957) ouvrent une nouvelle voie pour porter la “Bombe”. Un premier projet balistique français est alors lancé : le SSBT (sol-sol balistique tactique).
L’engin, nommé “Casseur”, a vocation à donner à Paris un rang plus affirmé au sein de l’Otan, alors que l’Allemagne a été autorisée à se réarmer. Le SSBT est examiné par le Comité des chefs d’état-major dès mai 1957. Engin mobile de 8,5 m, il a une portée de 100 km. C’est une arme de bataille ; il est peu ambitieux mais impose de relever les défis de la propulsion solide et de la navigation inertielle, deux métiers que les ingénieurs français se doivent de maîtriser. Le général de Gaulle, revenu au pouvoir en mai 1958, veut faire de l’atome national un levier d’émancipation politique. Les services officiels étudient alors le projet air-sol balistique stratégique. Matra est sur les rangs avec le Matra 600. Une fois largué de l’avion, l’engin rejoint une hauteur de 100 m sous la couverture radar. Propulsé par un turboréacteur, ce missile de croisière a une portée de 2 400 km. L’avion est un Breguet “Atlantic” modifié qui devra assurer une permanence en vol avec arme nucléaire. Il reçoit à cette fi n une perche de ravitaillement en vol. La soute aurait été allongée en retirant le radar de surveillance maritime et du détecteur d’anomalie magnétique. Le principe de l’alerte en vol nécessite en revanche un budget de fonctionnement élevé, mais surtout, porte un risque inacceptable d’accidents. Vaisseau aérien nucléaire, l’“Atlantic” s’efface devant l’avion supersonique basé à terre prêt au décollage à très bref préavis. Ceci sans compter sur la vulnérabilité d’un avion lent volant à 540 km/h. En développement chez Sud-Aviation, le missile supersonique dérivé du X422 de 2 500 km ne convainc pas non plus l’état-major. Paris se conforme ainsi à l’abandon par Washington d’un projet équivalent, le “Skybolt” développé avec le Royaume-Uni.
En 1967, un autre projet est écarté : le SSLP (sol- sol longue portée). Cet engin doit frapper à 10 000 km, en vue d’étendre la dissuasion vers la Chine qui vient de démontrer sa capacité thermonucléaire. Avec ses 25 m, le SSLP est même plus gros qu’un “Minuteman” américain ! Il est stoppé en 1969. Il est vrai qu’il aurait nécessité de nouveaux corps de rentrée pour tenir des effets thermiques et mécaniques bien plus sévères que pour les engins prévus alors pour le plateau d’Albion. Les S2 puis S3 sont jugés suffisants pour dissuader à l’Est. Risqué techniquement, le SSLP dépassait les objectifs de défense assignés à la force de frappe.
Le Verdun, une extension du Clemenceau
En 1949, la Marine ambitionne quatre grands porte-avions modernes, chiffre vite ramené à trois. La IVe République lance alors le PA 54 Clemenceau. Mis sur cale en novembre 1955, il est suivi par le PA 55 Foch dont la construction débute en février 1957. Un troisième bâtiment est encore espéré pour remplacer l’Arromanches dont le désarmement est prévu pour 1962. Ce PA 58 doit être inscrit au budget de 1958. Les limites de l’aviation em- barquée sur les deux porte-avions, des chasseurs légers “Étendard” IV, viennent motiver le projet baptisé Verdun. Ce bâtiment ne verra jamais le jour. Il aurait été calibré pour mettre en oeuvre des avions supersoniques lourds et Dassault propose un “Mirage” IVM, version navale et monoplace de son delta stratégique. Le Verdun est une extension homothétique du Clemenceau en conservant la même silhouette. Le déplacement passe à 45 000 t à pleine charge et le pont d’envol s’étend sur 286 m (265 pour le Clemenceau) de manière à intégrer une catapulte de 100 m. Sa défense fait l’objet d’un luxe inouï. Outre des tourelles de 100 mm, les encorbellements accueillent deux systèmes surface-air “Masurca” alimentés par 60 missiles. Ils sont identiques à ceux prévus sur les frégates Suffren. Face aux menaces sous-marines, on ajoute un sonar remorqué et deux rampes de missiles porte-torpilles “Malafon”. Ses 200 000 ch lui donneront une vitesse de 35 noeuds : de quoi parvenir à doubler l’USS Enterprise ! Mais à la date du projet, la Marine sait déjà garantir la permanence en mer du groupe aéronaval avec ses deux porte-avions très modernes.