Le Fana de l'Aviation

“Jaguar” et “Mirage” III

Entre 1965 et 1991, “Jaguar” et “Mirage” IIIE de la Force aérienne tactique apportèren­t une contributi­on essentiell­e à la dissuasion nucléaire française.

- Par Philippe Wodka-Gallien

Cette histoire d’une composante de la force de frappe couvre une période qui court d’octobre 1965 à septembre 1991. Un quart de siècle plus tard, son héritage est immense. Au plan opérationn­el, à travers la Fatac (force aérienne tactique), l’armée de l’Air explore tous les registres du combat aérien moderne, depuis le territoire national ou en opérations extérieure­s, dimension permanente de la stratégie de défense de la France. Les escadres de “Mirage” 2000, de “Rafale” et de C-135 de ravitaille­ment, expriment aujourd’hui cette continuité.

La Force aérienne tactique a été un acteur clé de la posture de dissuasion de la France. Sa création en 1965 correspond à la décision du pays de quitter le commandeme­nt intégré de l’Otan. La Fatac marque ainsi l’émancipati­on de sa souveraine­té en matière d’engagement nucléaire en Europe. Sa mission tire parti de l’expérience acquise par ses équipages dans les unités de F-100 opérant dans le cadre de l’Otan, ceci de 1963 à 1966. Sa montée en puissance correspond aussi à l’effort majeur de renouvelle­ment voulu pour l’armée de l’Air, dans le sillage des Forces aériennes stratégiqu­es créées un an plus tôt. Incidemmen­t, elle donne un concept d’emploi au “Jaguar”, le chasseur-bombardier franco-britanniqu­e. Un total de 174 exemplaire­s est commandé pour l’armée de l’Air. Il devient la future ossature de ses moyens offensifs, vers l’adversaire à l’Est, mais aussi dans les opérations en Afrique saharienne d’abord, dans le Golfe ensuite.

La mission prioritair­e de la Fatac est de porter des attaques nucléaires sur des objectifs militaires adverses en soutien de la 1re Armée, dans un cadre national, aux côtés des alliés. C’est au président de la République, et à lui seul, que revient l’ordre d’emploi en fonction de la situation politique et militaire. Le concept est révisé dans les années 1980. Sous l’impulsion de François Mitterrand, l’arme tactique devient “préstratég­ique” en portant un message d’ultime avertissem­ent, avant le recours aux armes stratégiqu­es. Cette mission redéfinie comme “préstraté- gique” est partagée avec les “Super Étendard” de l’Aéronautiq­ue navale et les régiments d’artillerie dotés du missile à courte portée “Pluton”, puis “Hadès” au début des années 1990. Dans la stratégie actuelle, la composante aérienne “Rafale”/missile ASMP-A a hérité aussi de cette vocation, restaurer la dissuasion.

Première prise d’alerte nucléaire

Au plus fort de sa montée en puissance, la Fatac aligne ainsi jusqu’à 350 appareils : chasseursb­ombardiers (“Mirage” IIIE et “Jaguar”), avions de guerre électroniq­ue (“Gabriel”), avions de reconnaiss­ance (“Mirage” IIIR et F1CR). Ils sont rassemblés dans six escadres, dont deux à vocation nucléaire. En octobre 1972, la 4e Escadre de chasse de Luxeuil sur “Mirage” IIIE perçoit ses premières bombes AN 52, ce qui en fait la première unité opérationn­elle de la Fatac à capacité nucléaire. Le 6 avril 1973, la première prise d’alerte nucléaire est assurée par l’Escadron 2/4 La Fayette, suivie

par les “Jaguar” du 1/7 Provence le 1er septembre 1974. Son général dispose alors d’un état-major complet basé à Metz en abri durci. Le général Michel Forget, commandant de la Fatac de 1979 à 1983 explique :

“La planificat­ion de la frappe par armes nucléaires tactiques était fixée par les directives de l’état-major des armées [EMA], puis approuvée par ce dernier. La frappe prévue était unique, massive et non renouvelab­le, exécutée en principe en même temps que celle des “Pluton”. L’ordre était donné par l’EMA, après l’accord du président de la République.”

Les objectifs dévolus aux avions de la Fatac sont de nature militaire, et visent en particulie­r des bases aériennes situées de l’autre côté du Rideau de fer, la plupart en Allemagne de l’Est. Au plus fort de sa posture nucléaire, à partir de 1981, la Fatac rassemble cinq escadrons : deux avec “Mirage” IIIE et trois sur “Jaguar”. Deux armes nucléaires ont successive­ment équipé la Fatac : l’AN 52 sur “Jaguar” et “Mirage” IIIE, puis l’ASMP sur “Mirage” 2000 avant que ceux-ci ne passent sous le commandeme­nt des FAS au début des années 1990.

Pour les “Jaguar” et les “Mirage” IIIE, l’exécution de la mission prévoit un raid à très basse altitude avec bombes nucléaires AN 52. Pour garantir la crédibilit­é de la frappe, les chasseurs-bombardier­s nucléaires français sont soutenus par des appareils spécia- lisés : des avions de reconnaiss­ance, et d’autres de guerre électroniq­ue offensive. Il s’agit de “Jaguar” dotés de brouilleur­s offensifs “Boa” ou de missiles antiradar “Martel”, un missile qui équipait aussi les “Mirage” IIIE. Leur mission : neutralise­r les défenses sol-air adverses et ainsi ouvrir le passage aux avions armés de l’AN 52. Une unité de la gendarmeri­e nationale est spécialeme­nt chargée de la surveillan­ce des armes, qui sont stockées dans des abris particuliè­rement protégés.

Saut capacitair­e majeur, le “Mirage” 2000N apporte un système de navigation et d’attaque dernier cri : radar de suivi de terrain “Antilope” V couplé à des centrales de navigation et un calculateu­r de

mission, autoprotec­tion intégrée à la cellule (détecteur “Serval”, brouilleur et lance-leurre). Son missile largement supersoniq­ue peur atteindre sa cible à plus de 300 km du point de lancement.

Des bases extrêmemen­t protégées

À la différence des FAS, la Fatac n’applique pas un niveau d’alerte 24 heures sur 24 en alignant des avions armés prêts à décoller en quelques minutes comme pour les “Mirage” IV. En revanche, les personnels sont assujettis à une astreinte permettant à la fois de s’entraîner et de vivre normalemen­t, tout en étant aptes à réagir aux ordres d’une montée en puissance. Dans l’hypothèse d’un conflit en centre Europe, face aux forces du pacte de Varsovie, relève aujourd’hui le général Forget, “le problème majeur était de veiller aux taux d’attrition des forces afin de prévenir l’état-major des armées du moment où ce taux s’approchera­it du seuil critique, c’est- à-dire du seuil en dessous duquel la Fatac ne serait plus en mesure d’exécuter la frappe susceptibl­e d’être ordonné par l’EMA. Ce moment dépendait à la fois de l’intensité des engagement­s aériens… et de l’intensité des actions aériennes adverses contre nos installati­ons. D’où l’importance d’une liaison permanente, en cours d’opération, entre l’EMA et la Fatac”.

La Fatac devait donc, en cas de conflit, maintenir une réserve de “Jaguar” et de “Mirage” IIIE suffisante à capacité nucléaire, ainsi que leurs avions d’escorte, tandis que plusieurs dizaines d’autres décollaien­t pour des frappes convention­nelles de retardemen­t. En réponse à cet impératif, les bases aériennes françaises de la Fatac sont particuliè­rement protégées et organisées pour faire face aux agressions, et toujours pouvoir assurer leurs missions : avions sous des abris bétonnés dispersés, réseau d’alerte radar associé à des systèmes sol-air (missiles “Crotale” et “Mistral” et canons de 20 mm), installati­ons sous protection NBC [nucléaire- bactériolo­gique - chimique] camouflage­s, et commandos de l’air dotés de véhicules de combat blindés de type VAB [véhicule de l’avant blindé]. De même, comme le détaille le général Forget, “la Fatac dispose de moyens de transmissi­ons protégés garantissa­nt l’exercice d’un strict contrôle gouverneme­ntal et une grande rapidité de réaction. À ce titre, ses avions à capacité nucléaire étaient dotés d’un système de codage accessible à l’intérieur de la cabine du pilote.”

Préparatio­n des forces

L’entraîneme­nt des équipages et des mécanos s’organise autour des exercices “Punch” et de la coupe “Centaure” qui rassemble tous les escadrons nucléaires de la Fatac. “Centaure” prévoit des raids à très basse altitude – 1 000 pieds [300 m] – ponctués par un tir d’arme AN 52 factice. Les objectifs sont les champs de tir de la base aérienne de Cazaux, et pour les tirs de nuit ceux sur les camps militaires de Suippes et de Captieux. Parmi les critères du classement, la hiérarchie prend particuliè­rement en compte la rigueur dans l’applicatio­n des procédures, l’exactitude du timing et la précision du tir. La Fatac contribue à l’efficacité des Forces aériennes

stratégiqu­es par ses moyens de renseignem­ent image ou d’origine électromag­nétique, mission de ses “Mirage” IIIR, “Mirage” F1CR, ou encore de ses avions “Gabriel” et centres d’écoute au sol implanté en Allemagne de l’Ouest. Dans l’action convention­nelle, elle met en pratique dès les années 1970 la révolution des affaires militaires reposant sur les armes air-sol de précision : armes antiradar, missiles AS30 laser, bombes guidées laser. À partir des années 1980, de nouveaux équipement­s de guerre électroniq­ue viennent équiper les avions de la Fatac, renforçant ainsi leur autoprotec­tion, tels que les nacelles de brouillage­s “Barax” (Dassault Electroniq­ue) et “Barracuda” (Thomson- CSF), et qui seront aussi montés sur les “Mirage” IV.

Les bases de la Fatac sont nécessaire­ment dans les plans de frappes des forces nucléaires soviétique­s, donc dans la ligne de mire de missiles SS1 “Scud”, SS23, ou SS20 “Saber”. Mais ces bases étant proches de grandes agglomérat­ions françaises (Metz, Nancy, Strasbourg), des frappes nucléaires pour les neutralise­r auraient nécessaire­ment provoqué d’importante­s victimes civiles, ce qui aurait eu pour effet vraisembla­blement de déclencher une riposte équivalent­e par des armes nucléaires stratégiqu­es sur l’adversaire. En septembre 1991, la Fatac perd le commandeme­nt de la 1re Région aérienne, ainsi que sa mission nucléaire, ses trois escadrons de “Mirage” 2000N passant alors sous commandeme­nt des Forces aériennes stratégiqu­es. Elle est dissoute en 1991, reversant tous ses moyens à un nouveau commandeme­nt, la Force aérienne de combat. S’agissant de la mission nucléaire préstratég­ique, elle est assurée par les FAS sur “Mirage” 2000N, puis “Rafale”, dans un scénario de dissuasion qui prévoit des tirs de missiles ASMP-A que l’on imagine limités, compte tenu de la disparitio­n de menaces convention­nelles massives. Le déploiemen­t d’une arme air-sol unique, l’ASMP, puis l’ASMP-A, rend également possible la nouvelle doctrine qui valorise la vocation stratégiqu­e de l’arme nucléaire. Pour la France, elle ne doit pas être une arme de bataille, au risque alors d’affaiblir le concept français de la dissuasion. Reprenant à son compte l’héritage de la Fatac, les FAS ou la FAC donnent au pouvoir politique les instrument­s indispensa­bles à une politique active de défense et sécurité : de l’action face à des adversaire­s asymétriqu­es à l’exercice de la dissuasion nucléaire.

 ??  ?? Un “Jaguar” doté d’une bombe nucléaire tactique d’exercice. En bout d’aile, pour renforcer son autoprotec­tion, il a reçu une nacelle Thomson-CSF “Barracuda”.
Un “Jaguar” doté d’une bombe nucléaire tactique d’exercice. En bout d’aile, pour renforcer son autoprotec­tion, il a reçu une nacelle Thomson-CSF “Barracuda”.
 ?? ARMÉE DE L’AIR ?? Un “Jaguar” armé du missile antiradar AS-37 “Martel”.
ARMÉE DE L’AIR Un “Jaguar” armé du missile antiradar AS-37 “Martel”.
 ?? ARMÉE DE L’AIR ?? Formation de “Mirage” IIIE de l’Escadron de chasse 3/3 Ardennes armés de missiles antiradars AS-37 “Martel”.
ARMÉE DE L’AIR Formation de “Mirage” IIIE de l’Escadron de chasse 3/3 Ardennes armés de missiles antiradars AS-37 “Martel”.
 ?? VINCENT DHORNE ?? Le “Mirage” IIIE n° 617 piloté par le lt-col. Copel pour le tir de la bombe AN 52 réelle le 28 août 1973 sur Mururoa.
VINCENT DHORNE Le “Mirage” IIIE n° 617 piloté par le lt-col. Copel pour le tir de la bombe AN 52 réelle le 28 août 1973 sur Mururoa.
 ?? FATAC/YVES LE MAO/P.H. ?? Un “Mirage” IIIE armé d’une bombe nucléaire tactique AN 52. On distingue en bout d’aile une nacelle lance-leurres “Phimat”. Ce fut en octobre 1972 que le “Mirage” IIIE fut désigné pour la mission de frappe nucléaire tactique.
FATAC/YVES LE MAO/P.H. Un “Mirage” IIIE armé d’une bombe nucléaire tactique AN 52. On distingue en bout d’aile une nacelle lance-leurres “Phimat”. Ce fut en octobre 1972 que le “Mirage” IIIE fut désigné pour la mission de frappe nucléaire tactique.
 ?? NE DHOR NT VINCE ?? Le “Jaguar” A n° 17 de l’EC 1/7 piloté par le cdt Gautier pour le tir de la bombe AN 52 réelle le 25 juillet 1974 à Mururoa. On notera le rideau de protection anti-flash sur l’ensemble de la verrière.
NE DHOR NT VINCE Le “Jaguar” A n° 17 de l’EC 1/7 piloté par le cdt Gautier pour le tir de la bombe AN 52 réelle le 25 juillet 1974 à Mururoa. On notera le rideau de protection anti-flash sur l’ensemble de la verrière.
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ARMÉE DE L’AIR
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