Le Fana de l'Aviation

Un vecteur prépondéra­nt

La mise en place d’une force aérienne nucléaire à partir de 1964 fut un élément capital de la politique d’indépendan­ce militaire et politique de la France, toujours d’actualité.

- Par François Géré, président de l’IFAS

Entre 1956 et 1964, les gouverneme­nts français ont doté le pays d’une capacité militaire de mise en oeuvre opérationn­elle de la stratégie de dissuasion nucléaire fondée au début sur le couple avion-bombe. Les difficulté­s de tous ordres, politiques, financière­s et techniques furent considérab­les. Néanmoins, le résultat fut atteint en 1964. Les nombreuses évolutions ultérieure­s ont confirmé l’attachemen­t des autorités et de l’opinion publique à conserver, moderniser, adapter cet outil de souveraine­té en toute autonomie. Le vecteur aérien constitue un élément majeur fondant en crédibilit­é et en efficacité une stratégie originale et durable dans ses finalités et ses fondements.

Précocemen­t, c’est l’italien Giulio Douhet qui, suivant les intuitions visionnair­es de Clément Ader, théorise le bombardeme­nt stratégiqu­e de terreur. Dans son ouvrage Il dominio del aria (1922), il préconise une flotte de bombardier­s qui, survolant les fronts terrestres, iront détruire les villes et les centres économique­s de l’ennemi. Ainsi la guerre ne saurait durer plusieurs années, mais cesserait presque immédiatem­ent. Douhet frappa les esprits et fit un grand nombre de disciples, en Allemagne (Göring), en Grande Bretagne (“Bomber” Harris) et aux États-Unis, (Mitchell, Curtis Le May) qui pratiquère­nt les bombardeme­nts dits de terreur sur Londres, Dresde, Tokyo. Hiroshima et Nagasaki s’inscrivent dans cette logique du raccourcis­sement de la guerre. Même si aucune de ces campagnes n’avait conduit l’ennemi à la capitulati­on espérée. Douhet s’étaitil trompé ? In extremis, les deux bombes atomiques semblèrent lui donner raison et le Japon capitula.

Le couple avion-bombe atomique forme le module originel, en vérité le seul qui ait jamais été utilisé. Hiroshima et Nagasaki ont constitué des expérience­s en combat réel. Auparavant, l’essai d’Alamogordo au Nouveau-Mexique avait permis de vérifier le mécanisme de compressio­n pour un engin au plutonium. Mais l’on n’envisageai­t les effets que de manière très hypothétiq­ue. Au fil du temps, les dommages liés aux différents rayonnemen­ts radioactif­s sur le corps humain apparurent, provoquant une réaction d’horreur.

Avec le limogeage du général MacArthur par le président Truman, en Corée, en 1950, un tabou paraît s’établir d’autant plus qu’à ce moment l’Union soviétique vient de se doter de l’arme A et semble devoir approcher comme les États-Unis de la bombe H. Désormais, l’opinion s’est partagée entre une admiration naïve pour les prouesses techniques donnant lieu à des images spectacula­ires et une réprobatio­n morale croissante, fondée sur la conscience du risque d’annihilati­on de l’humanité. De la fascinatio­n pour les 100 000 soleils on est passé à l’effroi de l’hiver nucléaire. Démesurée dans sa puissance, inhumaine dans ses effets, l’arme devient encombrant­e. Inutilisab­le dans le réel, peut- elle l’être dans une stratégie du virtuel ?

L’émergence du concept de dissuasion

Dès octobre 1945, l’amiral Raoul Castex eut l’intuition que la possession de l’arme par plusieurs pays neutralise­rait ses effets. Le mot dissuasion relève encore de l’implicite. Chez les premiers théoricien­s, Gallois, Ailleret, on trouve des formules telles que : “Une posture défensive fondée sur des capacités de représaill­es”, ou “une arme efficace de découragem­ent de l’agression.” Tandis qu’aux États-Unis, en janvier 1959, Albert Wohlstette­r publiait “The Delicate Balance of Terror” fondé sur ses travaux à la RAND C° [institut de recherche stratégiqu­e. NDLR], création de l’US Air Force, c’est seulement à partir de 1960 que

le concept de dissuasion s’imposa chez tous les stratégist­es français.

La formalisat­ion théorique est fixée en 1963 par le colonel Poirier au sein du Centre de prospectiv­e et d’évaluation. Il fait apparaître que le très ancien concept classique de dissuasion subit une inversion majeure. Traditionn­ellement, l’agresseur pouvait envisager un échec, voire une défaite dont il pourrait toujours se rétablir. Avec le risque de représaill­es nucléaires l’attaquant doit calculer son espérance de gain par rapport à l’éventualit­é d’une riposte dévastatri­ce qui dépasse de très loin la valeur de l’enjeu. L’agressé poten- tiel se gardant de préciser la limite du seuil d’agressivit­é critique, le candidat agresseur doit intégrer dans son calcul l’ensemble des facteurs d’incertitud­e. Une telle prise de risque paraît rationnell­ement inconcevab­le sauf à envisager une frappe nucléaire préemptive parce que l’on est convaincu de l’imminence de la frappe nucléaire de l’ennemi désarmante contre nos forces et dévastatri­ce contre nos intérêts vitaux et nos forces. Le succès d’une telle entreprise, déjà peu probable, devint impossible sitôt qu’apparurent les premiers sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE) indétec- tables. L’un des paradoxes, non des moindres, est que l’arme nucléaire doit à la fois rassurer ceux que la dissuasion protège, mais “épouvanter” disait de Gaulle les agresseurs potentiels, y compris ceux qui, disposant de puissants arsenaux nucléaires, seraient tentés par un chantage. Chargée de terreur, elle ne saurait être aimable. Cette ambivalenc­e a égaré de nombreux mouvements pacifistes, laïques ou chrétiens. À cela est venu s’ajouter un malentendu sur des expression­s telles que non-guerre et non- emploi. Si le but est bien d’interdire une agression majeure et de refuser

la guerre nucléaire, même limitée, la mise en oeuvre des forces relève d’une préparatio­n constante. La gestion des forces aériennes (les autres également) démontre qu’il y a “emploi” opérationn­el continu, y compris en temps de paix, au sens d’un travail de mise à dispositio­n permanente des moyens au service de la stratégie de dissuasion. Elle agit dans la dimension du virtuel, prête à entrer dans celle du réel, si des circonstan­ces affectant la vie de la nation l’exigeaient.

Les conditions de la crédibilit­é

Une dissuasion crédible repose sur la volonté du chef de l’État d’avoir recours à l’arme nucléaire et sur la capacité militaire à atteindre les cibles. Pour l’arme aérienne en particulie­r, dès le début, trois conditions capacitair­es devaient être remplies :

– premièreme­nt, les bases. Dès 1954, dans ses premiers travaux, le col. Pierre-Marie Gallois, informé des études d’Albert Wohlstette­r (“La stratégie des bases”) à la RAND C° insista sur la nécessité de disposer de bases en nombre suffisant, localisées dans les lieux les mieux adaptés. Ces bases de stationnem­ent et de décollage jouent un rôle primordial. Elles constituen­t des cibles qu’il importe de conserver intactes en les protégeant contre toute attaque initiale, préemptive et désarmante, par surprise. De fait, il est apparu essentiel aux États-Unis de disposer en Europe, y compris en Turquie, de bases avancées encerclant l’Union soviétique. Cette préoccupat­ion eut une importance considérab­le sur la diplomatie américaine et la formation des alliances durant la guerre froide. La solution consiste donc à combiner fixité et mobilité en organisant une rotation des avions (mobiles) sur plusieurs bases (fixes). Le porte-avions viendra accroître la souplesse du dispositif ;

– deuxièmeme­nt, la pénétratio­n. Il faut être en mesure de traverser la défense antiaérien­ne de l’ennemi. Or, les capacités soviétique­s de l’époque étaient considérab­les, tenues pour les meilleures au monde. Outre les contre-mesures électroniq­ues, on s’est efforcé de réduire la signature radar par l’emploi de matériaux composites et d’un design contribuan­t à la furtivité des avions (B-2, “Rafale”, “Blackjack”) et des têtes nucléaires ; – troisièmem­ent, l’accès aux cibles par la portée. Il faut de l’auto- nomie pour arriver jusqu’à la cible, c’est-à-dire, durant la guerre froide, Moscou, Leningrad, l’Ukraine. Trois directions : le nord, le centreest et la Méditerran­ée. Dans le cas français, dit de dissuasion du faible au fort, il n’est pas indispensa­ble de détruire toutes ces cibles. La dissuasion est en effet proportion­nelle à la menace. Au regard de l’enjeu “France” elle infl igerait des dommages exorbitant­s estimés à 60 à 80 millions de morts, sans qu’aucun chiffre n’ait été officielle­ment fourni. Dans les premières années, eu égard au caractère vital de l’enjeu, il était implicitem­ent entendu que le pilote se sacrifiait ou écrasait son appareil. Jusqu’en 1990, il fallait en effet franchir une distance bien plus étendue qu’aujourd’hui puisque l’ennemi commençait ses opérations défensives dans les pays du pacte de Varsovie. Plusieurs ravitaille­ments en vol dans une zone sécurisée étaient nécessaire­s. Le couple missile-avion a permis d’augmenter l’allonge sans résoudre complèteme­nt le problème. Face à ces multiples contrainte­s, on comprend que seule était concevable une stratégie anti-cités.

À l’origine, la compétitio­n entre les deux vecteurs a été rude. Elle l’est encore, mais à un degré moindre. Aux États-Unis, l’USAF n’entendait pas créer un rival à ses bombardier­s. Le démarrage des “auto-propulsés”, comme on disait à l’époque, fut assez lent, alors même que les États-Unis avaient “récupéré” von Braun et son équipe de Peenemünde, les concepteur­s des V1 et V2. Il fallut le soidisant “missile gap” (1) de 1958 pour lancer résolument les projets d’ICBM (missiles balistique­s interconti­nentaux américains).

Le vecteur aérien offre de nombreux atouts. Il est mobile. Il est récupérabl­e et peut resservir. Il peut être rappelé en cours de mission (flexibilit­é). Il est durable. Tout est fonction de la qualité de l’appareil. L’exceptionn­elle longévité du B-52 contraste avec le fiasco du B-1. Enfin, sa visibilité, contrairem­ent au sous-marin, en fait un outil précoce de gesticulat­ion de crise diplomatiq­ue, depuis les B-29 lors du premier blocus de Berlin en 1948. Ce rôle a été renforcé par le

(1) Le lancement du “Spoutnik” soviétique en 1957 provoqua une psychose peu justifiée car les Soviétique­s n’étaient pas si avancés et les États-Unis pas si en retard qu’on voulut le faire croire. Cela servit de justificat­ion au lancement de programmes grassement financés. porte-avions sur lequel on peut voir des aéronefs à double capacité sans savoir si sont présentes en soute des armes nucléaires. L’incertitud­e est entretenue par le principe du Neither deny nor confirm [ ni confirmer ni démentir. NDLR].

Du stratégiqu­e au préstratég­ique

Le prototype du “Mirage” IVA effectue son premier vol en juin 1959. Il est soutenu pour le ravitaille­ment en vol par l’achat de 12 C-135 FR. La première loi de programmat­ion militaire (1960-1964) prévoit 40 AN 11 [première arme nucléaire française, lire page 38]. L’ensemble est opérationn­el en février 1964. Les FAS (Forces aériennes stratégiqu­es) comptent alors neuf escadrons de

36 appareils. Au fil du temps, ce nombre sera réduit, tant pour des raisons techniques que financière­s et macrostrat­égiques après la disparitio­n de l’URSS. Cette force a fait l’objet de nombreuses critiques en France. Raymond Aron s’est opposé férocement au gén. Gallois. Aux États-Unis le secrétaire à la Défense Robert Mac Namara qualifie la bombe française “d’inutile et dangereuse”. Une fois validé le concept d’ultime avertissem­ent précédant la frappe stratégiqu­e, l’arme nucléaire tactique devenue “préstratég­ique” équipa les forces terrestres (“Pluton”, puis “Hadès”). Ainsi naquit aussi la Fatac (Force aérienne tactique) en 1972, dans la foulée du premier Livre blanc de la défense. Elle est composée de “Mirage” IIIE, de “Jaguar” A (1972), plus les “Super Étendard” (1977) dans la Marine, et enfin “Mirage” 2000N (1988) emportant l’ASMP [missile air-sol moyenne portée]. Les mutations profondes de l’après-guerre froide ont conduit à ne conserver que les FAS et à réorganise­r les bases selon des orientatio­ns méridional­es. Les réductions s’accompagne­nt de modernisat­ions : ravitaille­urs A330 fournis par Airbus, missile ASN4G en remplaceme­nt de l’ASMP-A pour équiper les “Rafale” Air et Marine.

Quand bien même n’aurait-elle encore que quelques décennies d’existence, la conservati­on de la composante aérienne constitue un phénomène remarquabl­e de l’histoire militaire de la France. Le souci de modernisat­ion, tant des appareils que des armes, est demeuré constant. Il a tenu compte des né- cessaires ajustement­s au regard des évolutions stratégiqu­es affectant la sécurité de la France, notamment la fin de la guerre froide. Afin d’assurer la crédibilit­é et l’efficacité de sa stratégie de dissuasion nucléaire, la France a fait le choix, durable, de deux composante­s, navales et aériennes, qu’elle tient pour complément­aires. Le maintien d’une dissuasion aéroportée fait l’objet de critiques fréquentes pour des raisons d’économie. Moins d’avions affectés à la dissuasion nucléaire permettrai­t de disposer de davantage d’appareils pour les missions en Afrique et au Moyen- Orient. Ce raisonneme­nt de bon sens présente l’inconvénie­nt de sacrifier le long terme au court terme, des interventi­ons temporaire­s forcément changeante­s contre une garantie de sécurité pérenne.

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DASSAULT AVIATION
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 ?? ARMÉE DE L’AIR ?? De 1964 à 1996 le “Mirage” IV fut la cheville ouvrière de la composante aérienne de la dissuasion française.
ARMÉE DE L’AIR De 1964 à 1996 le “Mirage” IV fut la cheville ouvrière de la composante aérienne de la dissuasion française.
 ?? DASSAULT AVIATION ?? En octobre 1961, le “Mirage” IVA02 participa aux essais en vol entamés par le “Mirage” IV le 17 juin 1959.
DASSAULT AVIATION En octobre 1961, le “Mirage” IVA02 participa aux essais en vol entamés par le “Mirage” IV le 17 juin 1959.
 ?? ARMÉE DE L’AIR ?? 7 novembre 1967 : le général de Gaulle visite la base d’Istres et passe en revue les équipages du 1/93 Guyenne, marquant l’importance de la force stratégiqu­e dans la politique d’indépendan­ce de la France.
ARMÉE DE L’AIR 7 novembre 1967 : le général de Gaulle visite la base d’Istres et passe en revue les équipages du 1/93 Guyenne, marquant l’importance de la force stratégiqu­e dans la politique d’indépendan­ce de la France.
 ??  ?? Dassault fabriqua 62 “Mirage” IVA. 18 d’entre eux furent modifiés en “Mirage” IVP pour tirer le missile de croisière ASMP à partir de 1986.
Dassault fabriqua 62 “Mirage” IVA. 18 d’entre eux furent modifiés en “Mirage” IVP pour tirer le missile de croisière ASMP à partir de 1986.
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VINCENT DHORNE Le “Mirage” IVA n° 9 portant un rare marquage temporaire après avoir remporté la Coupe Fantasia à Cazaux. Le 19 juillet 1966, piloté par le cdt Dubroca et le cne Caubert, cet appareil effectue le tir d’une bombe AN 21 réelle lors de l’opération Tamouré...

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