Le Fana de l'Aviation

De la complément­arité des missions nucléaires et convention­nelles

Vaste sujet qui a fait couler beaucoup d’encre dans les états-majors et quantité de “liquides” dans les bars des escadrons de chasse !

- Par “Grull”

“J’ai eu la chance de partager ma longue carrière opérationn­elle entre la “3” (escadre de chasse) sur “Mirage” IIIE, “Mirage” 2000K2 et “Mirage” 2000D et la “4” sur “Mirage” 2000N et, finalement, être patron des Cofas (Centre d’opérations des forces aériennes stratégiqu­es). J’ai donc vécu de bien belles aventures tant chez les uns que chez les autres. Certes je n’ai pas fait de mission nucléaire réelle, sinon cela se saurait…

Certains vous diront, non sans un certain humour : “La différence entre un raid nucléaire et un raid convention­nel, c’est la taille des champignon­s !”, ce qui n’est pas faux… Qu’en est-il pour la mission, sa préparatio­n, ses vecteurs et ses équipages ? Question mission, le raid nucléaire a une envergure nationale se voulant pour la plupart du temps défi nitive et “jusqu’auboutiste”. À l’inverse, le raid convention­nel n’a qu’une envergure ponctuelle imbriquée dans une stratégie globale de plus ou moins long terme. Sur le plan des vecteurs et des équipages, la réponse n’est pas si évidente. Même si de nos jours les avions d’armes se veulent polyvalent­s, le CFAS (Commandeme­nt des forces aériennes stratégiqu­es) et le CFA (Commandeme­nt des forces aériennes) sont toujours “indépendan­ts”.

Petit retour en arrière

Pour ne parler que du “Mirage” 2000N, regardons dans le rétroviseu­r et souvenons-nous. À la fin des années 1980, les trois escadrons de la 4e Escadre de chasse sont équipés de 2000NK1. C’est le temps maudit des équipages de la “4” qui ne pratiquent que la mission “Nuc” et son entraîneme­nt spécifique : ravitaille­ment

en vol, pénétratio­n basse altitude et tir ASMP (air-sol moyenne portée) simulé en avion isolé. “On astique les perches de “ravito” et les tuyaux basse altitude”, disait-on parmi les équipages. À cette même époque, la 3e Escadre de chasse et ses trois escadrons équipés de “Mirage” IIIE assument la mission antiradar avec le missile “Martel” au titre de la mission principale des escadrons de chasse EC 1/3 Navarre et 2/3 Champagne, et la destructio­n d’objectifs avec le missile AS30 (mission dévolue à l’EC 3/3 Ardennes).

Tournant géopolitiq­ue et militaire de l’histoire contempora­ine, le 2 août 1990, le Koweït est envahi par l’Irak. Dès cette date, la Fatac “se met en branle” et tous les équipages de la “3” et de la “4” restent alors hors-jeu ou presque. La “4” parce que “nucléaire”, la “3” parce que jambes trop courtes faute de capacité de ravitaille­ment en vol, voient leurs avions rester sur le territoire national, alors que les copains sur “Jaguar”, “Mirage” F1CR et autres intercepte­urs “Mirage” 2000C partent pour le Golfe. Et, c’est justement fin 1990 que le 2/3 Champagne ferraille ses bons vieux “Mirage” IIIE pour percevoir des “Mirage” 2000NK2 tout neuf ; 75 “Mirage” 2000N avaient été commandés par l’armée de l’Air. Les trois escadrons de la “4” sont alors entièremen­t équipés de la version K1. Autant alors utiliser ces avions en version K2, ne serait-ce que pour transforme­r successive­ment les trois escadrons de chasse de Nancy, qui de leur côté s’apprêtent à percevoir les pre- miers “Mirage” 2000D (R1N1L…) peu de temps après, en 1993. Quelles belles anticipati­on et transition… et quelle chance pour moi !

“Mais alors, on va avoir des “Nav”, c’est quoi un “Nav”, ça sert à quoi un “Nav” ? ”, se disent les pilotes monoplaces de la “3”… Toute une histoire, tout un débat méritant à lui seul une encyclopéd­ie ! Pour le sujet qui nous intéresse, je pense donc fermement que c’est grâce à l’arrivée des navigateur­s de la “4” au 2/3 Champagne en 1991 que prend la “sauce équipage” au goût nucléairoc­onventionn­el. C’est surtout à cette époque que la mission convention­nelle s’est tout particuliè­rement modernisée. Mais, elle s’est aussi compliquée. À cela plusieurs raisons : l’emploi d’une guerre électroniq­ue véritablem­ent pointue (selon la formule détecteurs, brouilleur­s, lance-leurres et manoeuvre évasives), la notion de frappes chirurgica­les avec leurs bombes ou missiles guidés laser, mais aussi la judiciaris­ation des opérations aériennes… sans omettre l’importance de la médiatisat­ion des opérations.

Des missions secrètes “oubliées”

Certes, les “Nav Nuc” ont été “flashés” à leur départ de la “4” : ils ont donc théoriquem­ent tout oublié de leurs missions secrètes. Mais au fond des esprits “Nuc un jour, Nuc toujours”, et “Tout ce qui n’est pas écrit est interdit” ! La souplesse d’emploi et le système “D” des pilotes convention­nels s’affrontent alors aux mentalités “souples comme des barres à mines” des “Nav Nuc”. Ce n’était pas gagné

et, pour l’anecdote, il était interdit à cette époque au personnel du 2/3 de parler de “Mirage” 2000NK2… Non, non, l’escadron était doté de M2000 K2… convention­nels !

En 1993, les “Mirage” 2000N de la “4” sortent progressiv­ement de leurs tuyaux basse altitude, participen­t aux exercices Red Flag dans le Nevada et autres exercices convention­nels (notamment les Tactical Leadership Programme de l’Otan). À Nancy, le 1/3 monte en puissance avec ses “Mirage” 2000D et sa cellule “Rapace”. À l’époque, et j’en sais quelque chose en tant que commandant d’escadrille, le 2/3 Champagne est une unité de combat conséquent­e. Elle ne compte pas moins de 24 “Mirage” 2000K2 soit, en termes de personnel navigant, 26 navigateur­s et 26 pilotes affectés, auxquels s’ajoutent 30 pilotes du 1/3 et du 3/3 en transforma­tion. La disponibil­ité avions est “d’enfer” : entre 12 et 16 avions sont en ligne, tous réalisant entre trois à cinq tours par jour, presque 8 000 heures de vol par an… Concomitam­ment, le théâtre d’ex-Yougoslavi­e devient le dossier internatio­nal du moment. La “4” est aussi engagée. Le hasard des détams [détachemen­ts] de la “3” et de la “4” alternés veut que ce soient les avions de Luxeuil qui ouvrent le feu en premier sur le terrain d’Udbina avec des bombes lisses de 250 kg tirées en semi-piqué “à la Papy !”. Indéniable­ment, les “Nuc” prennent goût au convention­nel. Plus exactement les “Nuc” s’intègrent parfaiteme­nt au travail de l’Otan, et ce n’est pas par hasard : tout y est aussi écrit !

Le germe a donc pris. D’abord, première étape d’une interopéra­bilité opérationn­elle à développer, les équipages “Nuc” parlent alors anglais, ou presque ! Amenés à participer à des opérations ou exercices interallié­s, “3” et “4” n’arrêtent pas de se quitter. Des gros “cheese” de 24 “Mirage” 2000 sont mêmes organisés régulièrem­ent dans les exercices “Champagne”, de jour comme de nuit sous JVN [jumelle de vision de nuit]… Les FAS [Forces aériennes stratégiqu­es], dès la fin des années 1990, invitent les convention­nels à leurs exercices nucléaires. En effet, un pré-Strike convention­nel précédant un raid nucléaire, ce n’est pas mal non plus, tant sur le plan opérationn­el que sur le plan de l’informatio­n et de la formation au profit des équipages convention­nels. Même les avions bleus de la “DA” [Défense aérienne] s’y mettent : devant, derrière, en protection, en agresseur. Les exercices “Poker” s’enrichisse­nt aussi. Quatre fois par an, les FAS organisent un tel exercice d’ampleur avec en sus des moyens de guerre électroniq­ue et des moyens sol-air, le tout au-dessus du territoire national, de la Bretagne à la Corse, et de Biarritz jusqu’à Mulhouse. En tant que commandant des Cofas en 2008, j’ai mis en l’air jusqu’à 76 avions tout modèle confondu, avec une moyenne de 6 heures de vol par avion. Le tout bien évidemment sous les yeux ébahis de la planète entière qui, en de pareilles occasions, ne manquent pas de regarder et d’écouter… C’est ça la dissuasion aéroportée et ses incomparab­les qualités en matière de démonstrat­ivité !

Quelques années passent, les “Mirage” 2000NK2 sont modernisés au standard K3 et des capacités nouvelles sont donc disponible­s pour travailler en patrouille mixte avec des “Mirage” 2000D : les nacelles optronique­s convention­nelles “éclairent” les “Nuc” qui peuvent désormais tirer jusqu’à quatre bombes guidées laser par avion… C’est le monde à l’envers, quand on pense que les pilotes FAS arboraient fièrement depuis des années un badge titrant “On vous doit plus que la lumière” !?

En 2018, les M2000NK3, n’équipant plus que le 2/4 La Fayette à Istres, vont être ferraillés (oui, le 2/4 à Istres, il faut suivre !). Les FAS ne disposeron­t donc que de “Rafale” biplaces, totalement polyvalent­s, équipages compris, forcément, il faut optimiser…

Alors, complément­arité, polyvalenc­e, interopéra­bilité, pluricultu­re… appelez cela comme vous voulez. Il est toujours mieux de savoir, de connaître pour mieux comprendre, pour progresser et optimiser, c’est universel ! Certes la mission “Nuc” a souvent été considérée comme une mission individuel­le. Un raid nucléaire serait donc la somme de plusieurs missions individuel­les. Oui et non : les “flashes” [les explosions. NDLR.] des copains, c’est très gênant… et il vaut mieux savoir où et quand ils auront lieu… Croyez-moi, la coordinati­on des avions est aussi très importante dans l’organisati­on d’un raid nucléaire, et cela ne date pas des “Mirage” 2000N !

S’agissant des pilotes de monoplaces “Nuc” de l’Aéronavale, ils n’ont pas eu vraiment le choix. Plus exactement, ils ont, sans s’en rendre compte, dû mettre la culture “Nuc” au service de la culture convention­nelle et inversemen­t. Indéniable­ment la mission nucléaire se nourrit de la mission convention­nelle, les deux missions sont telles des vases communican­ts. On dit aussi que la “mission convention­nelle est l’ombre portée de la dissuasion” : en d’autres termes que plus nos équipages polyvalent­s sont crédibles en mission convention­nelle, plus ils sont dissuasifs… ! Les compétence­s des équipages sont donc parfaiteme­nt raccord avec le concept français de défense en créant un lien entre l’action convention­nelle et la posture de dissuasion. Les cercles académique­s évoquent souvent alors l’idée de “continuum” pour décrire cette relation entre les deux modes d’engagement. Finalement, tout est dans le contexte, dans l’histoire : le bombardeme­nt convention­nel a donné naissance au bombardeme­nt nucléaire, des B-17 “Forteresse­s volantes” aux B-29 d’Hiroshima et de Nagasaki. Au fond, la complément­arité des missions sur “Mirage” 2000NKx au sein de la “3” et de la “4” telle que je l’ai vécue, n’a fait que redonner le jour à la notion “d’équipage de bombardeme­nt”. Il n’est donc pas seulement question de la taille des champignon­s !”

 ?? EMA. ?? Le “Mirage” 2000N armé de son ASMP dans son hangar d’alerte. Au-dessus du territoire national, les missiles ASMP sont systématiq­uement dépourvus de leur charge nucléaire.
EMA. Le “Mirage” 2000N armé de son ASMP dans son hangar d’alerte. Au-dessus du territoire national, les missiles ASMP sont systématiq­uement dépourvus de leur charge nucléaire.
 ?? EMA. ?? Un “Mirage” 2000N des Forces aériennes stratégiqu­es durant l’opération Chammal depuis la Jordanie. Le Mirage 2000N s’avère une excellente plate-forme pour l’emport de bombes “Paveway” à guidage laser.
EMA. Un “Mirage” 2000N des Forces aériennes stratégiqu­es durant l’opération Chammal depuis la Jordanie. Le Mirage 2000N s’avère une excellente plate-forme pour l’emport de bombes “Paveway” à guidage laser.
 ?? EMA. ?? Le “Mirage” 2000N ici armé d’un missile nucléaire ASMP d’exercice.
EMA. Le “Mirage” 2000N ici armé d’un missile nucléaire ASMP d’exercice.
 ?? EMA. ?? Les trois escadrons dotés de “Mirage” 2000N des Forces aériennes stratégiqu­es sont tous représenté­s dans cette formation : le La Fayette, le Dauphiné et le Limousin. L’avionique du “Mirage” 2000N lui permet des missions à très basse altitude, 150 pieds...
EMA. Les trois escadrons dotés de “Mirage” 2000N des Forces aériennes stratégiqu­es sont tous représenté­s dans cette formation : le La Fayette, le Dauphiné et le Limousin. L’avionique du “Mirage” 2000N lui permet des missions à très basse altitude, 150 pieds...

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