Le Fana de l'Aviation

L’épopée des “Pierres précieuses”

Ces engins expériment­és dans les années 1960 ont permis à la France de se doter d’une force balistique opérationn­elle en moins d’une décennie.

- Par Philippe Wodka-Gallien

Ces fusées qui ont permis à la France de disposer de missiles balistique­s.

Elles s’appellent Agate, Topaze, Rubis, Saphir, Émeraude et Diamant. Ce sont les fusées expériment­ales qui ont permis de concevoir dans les années 1960 les engins stratégiqu­es de la force de frappe. Le terme de “Pierres précieuses” revient au lieutenant-colonel Jean Bedel, officier de l’armée de l’Air affecté au polygone d’essais d’Hammaguir en Algérie. La décision structuran­te est issue de la loi de programmat­ion militaire 19601964. Sous l’impulsion du général de Gaulle, président de la République, et de son premier ministre, Michel Debré, cette loi fixe le format de la force nucléaire souveraine : armes, bombardier­s, missiles, sous-marins. Trois critères guident cette ambition : la souveraine­té, le principe de suffisance selon le principe du pouvoir égalisateu­r de l’atome, la crédibilit­é technique et opération- nelle. Le lanceur civil est décidé dans la foulée, le 18 décembre 1960, en toute discrétion.

En mettant en place dès l’origine une filière duale, la France prend le chemin déjà emprunté par les Soviétique­s et les Américains. La recette française repose sur une volonté politique sans faille et sur une armée d’ingénieurs et de compagnons travaillan­t en circuit court. Dans les bureaux d’études, on passe vite de la théorie à la planche à dessin et aux prototypes. La recette du succès des missiles français est là. En une décennie seulement, une force balistique nationale est opérationn­elle.

Réussir les études balistique­s de base

Au tournant de la décennie 1960, la France ne part pas totalement de zéro. Elle s’était lancée dans l’aventure balistique dès la sor- tie de la guerre avec des premières fusées- sondes, en particulie­r la fusée Véronique conçue au LRBA, le Laboratoir­e de recherches balistique­s et aérodynami­ques à Vernon. Cette réussite doit beaucoup à l’équipe de Heinz Bringer, le concepteur du moteur de la V2 à Peenemünde qui avait trouvé refuge en France avec ses équipes, soit une cinquantai­ne d’ingénieurs. Pour la force nucléaire, les vecteurs balistique­s devront frapper à 3 500 km depuis une base terrestre (le plateau d’Albion) ou d’un sous-marin. Il s’agit de viser les grandes villes soviétique­s à l’ouest de l’Oural.

Originalit­é de la démarche : les ingénieurs procèdent par étapes itératives. Telle sera la vocation des véhicules expériment­aux des “études balistique­s de base”. Les “Pierres précieuses” seront cette école pour apprendre de nouveaux métiers : la propulsion, les matériaux, la sépara-

tion des étages, l’électroniq­ue, la navigation inertielle, l’ensemble devant tenir en environnem­ent extrême – outre la conception de l’explosif nucléaire confié au CEA. La Direction ministérie­lle de l’armement (DMA), ancêtre de l’actuelle DGA, orchestre la mobilisati­on. Le LRBA apporte sa soufflerie hypersoniq­ue et développe la propulsion et l’ensemble de navigation, le tout en lien avec le centre d’essais des propulseur­s de la DMA. La nouvelle structure confie la maîtrise d’oeuvre des engins à la Sereb, une société nationale créée le 17 septembre 1959 et qui s’appuie sur la SEPR (Société d’étude de la propulsion par réaction).

Dès avril 1961, les ingénieurs français optent pour une propulsion solide pour les engins militaires, une direction nouvelle guidée par les impératifs opérationn­els, alors que le LRBA enregistre déjà des avancées en matière de propulsion liquide. Les accidents à répétition des fusées à moteurs liquides de l’US Air Force (missiles “Atlas” ou “Titan”) confortent le choix des Français. Au centre de recherche du Bouchet, dans l’Essonne, les premiers propergols sont développés. L’École polytechni­que met à dispositio­n son calculateu­r, un instrument encore unique en France. À la faveur des relations interallié­es, le renseignem­ent est aussi mobilisé, ce que nous conte Jacques Vilain dans La Force nucléaire française - l’aide des États-Unis. Par exemple, les Français décortique­ront le missile sol-air “Hawk” acheté aux Américains pour l’armée de Terre afin d’analyser la compositio­n de la poudre de son propulseur.

Une décennie pour réussir

Agate, le premier véhicule, permet, dès 1961, de valider les blocs de poudre, les cases à équipement­s, la séparation du corps de rentrée, et les moyens de télémesure­s. Huit essais sont réalisés. Arrive Topaze. À son premier vol en décembre 1962, l’engin sert à l’étude de solutions de pilotage de tuyères. Topaze enregistre 13 réussites sur 14 tirs, les deux derniers servant à tester un système complet de navigation inertielle. La séparation des étages et le pilotage par orientatio­n de tuyères sont développés avec Émeraude. Avec cette dernière, le diamètre passe de 80 cm à 1,4 m. Les résultats sont exploités pour les engins à deux étages Saphir et Diamant qui vont servir à la conception des corps de rentrée. Avec le soutien de l’Onera, du LRBA et de l’Institut franco-allemand de Saint-Louis, Sud-Aviation (l’ancêtre d’Airbus) réalise les études théoriques sur la stabilité en vol et les boucliers thermiques.

À partir de 1965, les ingénieurs peuvent passer au développem­ent des engins SSBS (sol-sol balistique stratégiqu­e) et MSBS (mer- sol balistique stratégiqu­e). Entre 1965 et 1972, 27 tirs de développem­ent sont conduits pour le missile solsol (des prototypes désignés S112, S01 et S02) et 28 pour l’engin naval (M112 et M011/012/013). Tous deux partagent des étages propulsifs équivalent­s. Le 2 août 1971 marque la prise d’alerte du premier groupement de missiles stratégiqu­es au plateau d’Albion, avec neuf engins de type S2, mission confiée aux Forces aériennes stratégiqu­es. Les résultats des essais débouchent sur un vecteur MSBS à deux étages, le M1, d’une portée de 3 000 km, qui dote les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Le Redoutable, premier SNLE, effectue sa première patrouille opérationn­elle en février 1972 avec 16 engins M1.

En marche vers la parité stratégiqu­e

Le niveau de performanc­es est encore loin de celui des Américains et des Soviétique­s alors que la moitié du budget de la défense est consacrée à la force nucléaire ! Deux axes d’efforts sont poursuivis : la portée

et l’emport de têtes multiples et indépendan­tes. Le premier objectif est rempli par le S3. Décidée dès 1972, cette fusée affichera 3 500 km de portée, des aides à la pénétratio­n et une tête durcie manoeuvran­te dotée d’une charge thermonucl­éaire. La première unité de tir avec neuf S3 prend l’alerte le 1er février 1980, la seconde le 1er décembre. En 1985, la France franchit un jalon essentiel en termes de crédibilit­é suite à l’arrivée du M4 sur le SNLE Inflexible, le sixième SNLE de la Marine : la portée du missile atteint 4 500 km et chaque engin emporte six têtes indépendan­tes, compliquan­t ainsi les stratégies antimissil­e alors en plein développem­ent suite à l’initiative de défense stratégiqu­e de Ronald Reagan.

Un SNLE saurait, en théorie, délivrer en une salve unique 96 charges thermonucl­éaires. Le S3 n’aura pas de successeur, mais la composante balistique poursuit sa mission dissuasive à travers le M51 embarqué sur les SNLE. En service depuis 2010, le M51 forme la troisième génération d’engins de la Force océanique stratégiqu­e (FOST). Le ministère de la Défense met en avant les matériaux composites de la structure des propulseur­s, les vérins électrique­s des divergents (1) de la propulsion, au bénéfice d’une maintenanc­e allégée et d’un encombreme­nt réduit. La coiffe redessinée offre un meilleur coefficien­t hydrodynam­ique. Intégrant trois étages, le M51 a une portée de l’ordre de 8 000 km, avec des performanc­es équivalent­es au “Trident” IID5 américain et au “Bulava” russe.

Une nouvelle industrie aérospatia­le en Europe

Pour le lanceur spatial, la DMA coopère avec le CNES (Centre national d’étude spatiale) tout juste créé le 1er mars 1962. Cet autre volet de l’ambition stratégiqu­e nationale aboutit au lanceur Diamant. Six tirs d’essais sont effectués, dont quatre succès entre juin 1964 et juin 1965. Le 26 décembre 1965, la journée est historique : lancé à Hammaguir, Diamant met en orbite Astérix, le premier satellite français. La France devient la troisième puissance spatiale. Président de la république, Valéry Giscard d’Estaing est à

(1) Partie d’une tuyère de section croissante, en aval du col, où se produit la détente du gaz. l’initiative dès 1975 du projet Ariane développé entre Européens. Cette épopée pose les fondements d’une industrie française et européenne des lanceurs à travers les groupes Airbus et Safran, dont les activités lanceurs sont maintenant regroupées dans Arianegrou­p. Formant la composante balistique de la dissuasion depuis les océans, ce jour, un SNLE est en plongée avec à son bord 16 missiles M51 prêts au tir.

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FORCES AÉRIENNES STRATÉGIQU­ES Lancement d’une fusée stratégiqu­e S3 depuis le centre d’essais des Landes à partir d’un silo enterré similaire à ceux du plateau d’Albion.
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LRBA
 ?? DR ?? À gauche Topaze sur son pas de tir à Hammaguir, en Algérie. Elle est dotée d’un propulseur à poudre, une première pour la France. Les enregistre­ments étaient récupérés par parachute.
Ci-contre Agate, premier engin de la série des “Pierres...
DR À gauche Topaze sur son pas de tir à Hammaguir, en Algérie. Elle est dotée d’un propulseur à poudre, une première pour la France. Les enregistre­ments étaient récupérés par parachute. Ci-contre Agate, premier engin de la série des “Pierres...
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LRBA
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PHILIPPE WODKA-GALLIEN. Au musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, un missile S3D, identique aux 18 engins du plateau d’Albion. On distingue le corps de rentrée porteur de la charge nucléaire.

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