L’épopée des “Pierres précieuses”
Ces engins expérimentés dans les années 1960 ont permis à la France de se doter d’une force balistique opérationnelle en moins d’une décennie.
Ces fusées qui ont permis à la France de disposer de missiles balistiques.
Elles s’appellent Agate, Topaze, Rubis, Saphir, Émeraude et Diamant. Ce sont les fusées expérimentales qui ont permis de concevoir dans les années 1960 les engins stratégiques de la force de frappe. Le terme de “Pierres précieuses” revient au lieutenant-colonel Jean Bedel, officier de l’armée de l’Air affecté au polygone d’essais d’Hammaguir en Algérie. La décision structurante est issue de la loi de programmation militaire 19601964. Sous l’impulsion du général de Gaulle, président de la République, et de son premier ministre, Michel Debré, cette loi fixe le format de la force nucléaire souveraine : armes, bombardiers, missiles, sous-marins. Trois critères guident cette ambition : la souveraineté, le principe de suffisance selon le principe du pouvoir égalisateur de l’atome, la crédibilité technique et opération- nelle. Le lanceur civil est décidé dans la foulée, le 18 décembre 1960, en toute discrétion.
En mettant en place dès l’origine une filière duale, la France prend le chemin déjà emprunté par les Soviétiques et les Américains. La recette française repose sur une volonté politique sans faille et sur une armée d’ingénieurs et de compagnons travaillant en circuit court. Dans les bureaux d’études, on passe vite de la théorie à la planche à dessin et aux prototypes. La recette du succès des missiles français est là. En une décennie seulement, une force balistique nationale est opérationnelle.
Réussir les études balistiques de base
Au tournant de la décennie 1960, la France ne part pas totalement de zéro. Elle s’était lancée dans l’aventure balistique dès la sor- tie de la guerre avec des premières fusées- sondes, en particulier la fusée Véronique conçue au LRBA, le Laboratoire de recherches balistiques et aérodynamiques à Vernon. Cette réussite doit beaucoup à l’équipe de Heinz Bringer, le concepteur du moteur de la V2 à Peenemünde qui avait trouvé refuge en France avec ses équipes, soit une cinquantaine d’ingénieurs. Pour la force nucléaire, les vecteurs balistiques devront frapper à 3 500 km depuis une base terrestre (le plateau d’Albion) ou d’un sous-marin. Il s’agit de viser les grandes villes soviétiques à l’ouest de l’Oural.
Originalité de la démarche : les ingénieurs procèdent par étapes itératives. Telle sera la vocation des véhicules expérimentaux des “études balistiques de base”. Les “Pierres précieuses” seront cette école pour apprendre de nouveaux métiers : la propulsion, les matériaux, la sépara-
tion des étages, l’électronique, la navigation inertielle, l’ensemble devant tenir en environnement extrême – outre la conception de l’explosif nucléaire confié au CEA. La Direction ministérielle de l’armement (DMA), ancêtre de l’actuelle DGA, orchestre la mobilisation. Le LRBA apporte sa soufflerie hypersonique et développe la propulsion et l’ensemble de navigation, le tout en lien avec le centre d’essais des propulseurs de la DMA. La nouvelle structure confie la maîtrise d’oeuvre des engins à la Sereb, une société nationale créée le 17 septembre 1959 et qui s’appuie sur la SEPR (Société d’étude de la propulsion par réaction).
Dès avril 1961, les ingénieurs français optent pour une propulsion solide pour les engins militaires, une direction nouvelle guidée par les impératifs opérationnels, alors que le LRBA enregistre déjà des avancées en matière de propulsion liquide. Les accidents à répétition des fusées à moteurs liquides de l’US Air Force (missiles “Atlas” ou “Titan”) confortent le choix des Français. Au centre de recherche du Bouchet, dans l’Essonne, les premiers propergols sont développés. L’École polytechnique met à disposition son calculateur, un instrument encore unique en France. À la faveur des relations interalliées, le renseignement est aussi mobilisé, ce que nous conte Jacques Vilain dans La Force nucléaire française - l’aide des États-Unis. Par exemple, les Français décortiqueront le missile sol-air “Hawk” acheté aux Américains pour l’armée de Terre afin d’analyser la composition de la poudre de son propulseur.
Une décennie pour réussir
Agate, le premier véhicule, permet, dès 1961, de valider les blocs de poudre, les cases à équipements, la séparation du corps de rentrée, et les moyens de télémesures. Huit essais sont réalisés. Arrive Topaze. À son premier vol en décembre 1962, l’engin sert à l’étude de solutions de pilotage de tuyères. Topaze enregistre 13 réussites sur 14 tirs, les deux derniers servant à tester un système complet de navigation inertielle. La séparation des étages et le pilotage par orientation de tuyères sont développés avec Émeraude. Avec cette dernière, le diamètre passe de 80 cm à 1,4 m. Les résultats sont exploités pour les engins à deux étages Saphir et Diamant qui vont servir à la conception des corps de rentrée. Avec le soutien de l’Onera, du LRBA et de l’Institut franco-allemand de Saint-Louis, Sud-Aviation (l’ancêtre d’Airbus) réalise les études théoriques sur la stabilité en vol et les boucliers thermiques.
À partir de 1965, les ingénieurs peuvent passer au développement des engins SSBS (sol-sol balistique stratégique) et MSBS (mer- sol balistique stratégique). Entre 1965 et 1972, 27 tirs de développement sont conduits pour le missile solsol (des prototypes désignés S112, S01 et S02) et 28 pour l’engin naval (M112 et M011/012/013). Tous deux partagent des étages propulsifs équivalents. Le 2 août 1971 marque la prise d’alerte du premier groupement de missiles stratégiques au plateau d’Albion, avec neuf engins de type S2, mission confiée aux Forces aériennes stratégiques. Les résultats des essais débouchent sur un vecteur MSBS à deux étages, le M1, d’une portée de 3 000 km, qui dote les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Le Redoutable, premier SNLE, effectue sa première patrouille opérationnelle en février 1972 avec 16 engins M1.
En marche vers la parité stratégique
Le niveau de performances est encore loin de celui des Américains et des Soviétiques alors que la moitié du budget de la défense est consacrée à la force nucléaire ! Deux axes d’efforts sont poursuivis : la portée
et l’emport de têtes multiples et indépendantes. Le premier objectif est rempli par le S3. Décidée dès 1972, cette fusée affichera 3 500 km de portée, des aides à la pénétration et une tête durcie manoeuvrante dotée d’une charge thermonucléaire. La première unité de tir avec neuf S3 prend l’alerte le 1er février 1980, la seconde le 1er décembre. En 1985, la France franchit un jalon essentiel en termes de crédibilité suite à l’arrivée du M4 sur le SNLE Inflexible, le sixième SNLE de la Marine : la portée du missile atteint 4 500 km et chaque engin emporte six têtes indépendantes, compliquant ainsi les stratégies antimissile alors en plein développement suite à l’initiative de défense stratégique de Ronald Reagan.
Un SNLE saurait, en théorie, délivrer en une salve unique 96 charges thermonucléaires. Le S3 n’aura pas de successeur, mais la composante balistique poursuit sa mission dissuasive à travers le M51 embarqué sur les SNLE. En service depuis 2010, le M51 forme la troisième génération d’engins de la Force océanique stratégique (FOST). Le ministère de la Défense met en avant les matériaux composites de la structure des propulseurs, les vérins électriques des divergents (1) de la propulsion, au bénéfice d’une maintenance allégée et d’un encombrement réduit. La coiffe redessinée offre un meilleur coefficient hydrodynamique. Intégrant trois étages, le M51 a une portée de l’ordre de 8 000 km, avec des performances équivalentes au “Trident” IID5 américain et au “Bulava” russe.
Une nouvelle industrie aérospatiale en Europe
Pour le lanceur spatial, la DMA coopère avec le CNES (Centre national d’étude spatiale) tout juste créé le 1er mars 1962. Cet autre volet de l’ambition stratégique nationale aboutit au lanceur Diamant. Six tirs d’essais sont effectués, dont quatre succès entre juin 1964 et juin 1965. Le 26 décembre 1965, la journée est historique : lancé à Hammaguir, Diamant met en orbite Astérix, le premier satellite français. La France devient la troisième puissance spatiale. Président de la république, Valéry Giscard d’Estaing est à
(1) Partie d’une tuyère de section croissante, en aval du col, où se produit la détente du gaz. l’initiative dès 1975 du projet Ariane développé entre Européens. Cette épopée pose les fondements d’une industrie française et européenne des lanceurs à travers les groupes Airbus et Safran, dont les activités lanceurs sont maintenant regroupées dans Arianegroup. Formant la composante balistique de la dissuasion depuis les océans, ce jour, un SNLE est en plongée avec à son bord 16 missiles M51 prêts au tir.