1937, l’année charnière
Cinquième partie. Maurice Noguès et Jean Mermoz disparus, de nouveaux noms font leur entrée au panthéon d’Air France : Guerrero, Codos, Delaunay… Le pavillon de la compagnie flotte sur l’Atlantique sud. L’Atlantique nord attendra 1938.
Cinquième partie. Les grands hydravions étaient- ils les meilleurs sur l’Atlantique ?
En janvier 1937, la ligne France-Amérique du Sud, héritage glorieux des Lignes Latécoère et de l’Aéropostale, relie, sur un premier tronçon, Toulouse à Casablanca puis, sur un second, Casablanca à Dakar et enfin, via l’Atlantique, Dakar à Natal au Brésil. Du fait de la guerre civile espagnole (lire Le Fana de l’Aviation n° 574), le premier tronçon évite désormais Tanger et fait un détour par Oran.
Depuis l’été 1936, CasablancaDakar par Villa- Cisneros [aujourd’hui Dakhla, au Sahara occidental. NDLR.] est ouvert aux voyageurs sur Dewoitine 333 en parallèle au transport de Poste sur Breguet 393T et Wibault 282/283T. L’étape africaine est assurée en 11 heures avec huit passagers. Ne conservant que le courrier, les avions ou hydravions à long rayon d’action prennent le relais à Dakar et s’élancent sur l’Atlantique sud et son fameux pot au noir (3 200 km) (1). Le premier tronçon américain Natal- Buenos-Aires (4 040 km),
(1) Zone de convergence intertropicale, barrant tout l’Atlantique d’est en ouest de la pointe du Brésil jusqu’à la côte africaine, où règne une grande instabilité météorologique. via Rio de Janeiro, est confié à des avions terrestres. Deux Br 393T ont été positionnés dans la capitale argentine. Sur Buenos Aires-Santiago du Chili, Air France a détaché deux Potez 621 (F-ANQN Aquila et F-ANQQ Halcon). Cette dernière étape est maintenant ouverte aux passagers. En janvier 1937, le courrier met deux jours de Paris à Rio et quatre de Paris à Santiago. Il faut 24 heures à un voyageur pour aller de la métropole au Sénégal et 5 heures pour relier l’Argentine au Chili par la Cordillère des Andes. Mais l’aventure commerciale qui succède à celle des pionniers souffre aussi de ses martyres.
Au nom de Noguès sur l’Extrême- Orient répond désormais celui de Mermoz sur l’Atlantique. L’Archange et son équipage ont disparu en mer le 7 décembre 1936 à bord du Latécoère 300 Croixdu-Sud. Survenant après celle du Latécoère 301 Ville-de- BuenosAires, qui effectuait sa quatrième traversée le 10 février 1936, cette nouvelle disparition, vécue comme un deuil national, a failli mettre un terme à l’entreprise transatlantique. En souvenir du chef pilote d’Air France et de son équipage, le ministre de l’Air Pierre Cot a baptisé
en janvier le tronçon transatlantique “Ligne Mermoz”.
Jugés dangereux, les gros hydravions quadrimoteurs Latécoère 301 – que le ministère avait imposés – ont été interdits de vol et placés “en réserve”. Il ne reste à la compagnie qu’un hydravion transatlantique, l’antique Blériot 5190 SantosDumont, réputé fiable mais arrêté depuis des mois et que personne ne souhaite vraiment voir revenir. Hormis ces trois hydravions, Air France ne dispose plus au 1er janvier 1937 que de deux avions postaux transatlantiques, les Farman F.2200 Ville- de- Montevideo (F-AOXE) et Ville- de- Mendoza (F-AOXF) qui ont effectué respectivement 15 et six traversées en 1936. Ces gros quadrimoteurs à trains fixes équipés d’Hispano-Suiza 12 Lbr de 600 ch couplés sous voilures croisent à 180 km/h et peuvent emporter 300 kg de courrier sur 4 000 km. C’est au Ville- de- Mendoza et à son équipage (Delaunay, Durand, Gimié, Bougeard et Pichard) que revient le privilège d’accomplir la 200e traversée de l’Atlantique sud le 27 juillet 1937. Deux autres F.2200 sont attendus en 1937. Mais le troisième (F-AQCX), Ville- de- Saint-Louis, n’arrivera qu’en 1938, rebaptisé Villede- Natal suite à la perte accidentelle du quatrième F.2200 en essais (F-AQCY) après 60 heures de vol.
Le F.2220 s’élance sur l’Atlantique sud
Faute d’hydravions, que les avionneurs peinent à mettre au point, la compagnie demande à l’État de mettre à sa disposition de nouveaux Farman et obtient une levée temporaire de l’interdiction de vol de ses deux Laté 301 F-AOIL Ville-de-Rio (ex- Eridan) et F-AOIM Ville- deSantiago (ex- Nadir) dont les moteurs, incriminés dans la disparition du Laté 300 de Mermoz, ont été remplacés et équipés de freins d’hélice.
Avec le renfort du Farman 2220 (F-APKY) Ville- de- Dakar et du Farman 2231 (F-APUZ) LaurentGuerrero mis à disposition par le ministère, Air France a désormais sept appareils (dont quatre terrestres) sur l’Atlantique sud. Unique en son genre, le F.2220 diffère des F.2200 déjà en service par son train escamotable, ses réservoirs de plus grande contenance et ses moteurs Hispano- Suiza plus puissants (690 ch) entraînant – c’est une nouveauté – des hélices à pas variable en vol. Il était prévu à l’origine pour être engagé sur l’Atlantique nord, mais les vols d’endurance ont révélé un rayon d’action et un plafond opérationnel insuffisants pour cette tâche. Aussi, le 27 septembre, avec 284 kg de Poste, c’est sur l’Atlantique sud que le F. 2220 s’élance de Dakar en direction de Natal. Paul Codos (chef-pilote Air France depuis décembre 1936) et Laurent Guerrero (fin pilote et na-
vigateur issu de l’Aéropostale) sont aux commandes. Avec 10 500 l de carburant répartis en soute et dans la voilure, le F.2220 Ville-de-Dakar bat, en 12 heures et 54 minutes à une moyenne de 236 km/h, le record établi en 13 heures et 37 minutes sur ce parcours par le Farman F.220B Centaure le 16 septembre 1935. Outre l’équipage de cinq hommes, Louis Allègre, directeur général d’Air France, et Jean Foa, son nouveau directeur d’exploitation, sont présents à bord pour marquer le succès du 111e courrier transatlantique de la compagnie. Le retour, avec 512 kg de Poste, est l’occasion d’une nouvelle performance avec un temps de vol ouest-est abaissée sous la barre des 14 heures et 30 minutes.
15 jours plus tard, le 18 octobre, le Farman F.2220 repart de Dakar avec son équipage défi nitif (Guerrero, commandant de bord ; Jean Dufour, copilote ; André Salvat, navigateur ; Léo Gimié, radio ; André Montet, mécanicien) et signe une nouvelle performance : l’Atlantique sud est franchi en 12 heures et 39 minutes avec 375 kg de courrier. Guerrero vient d’effectuer sa 54e traversée, Salvat sa 56e. Ce sont leurs der- nières… Le 26 octobre, tous deux embarquent comme passagers pour leur retour en métropole à bord du Dewoitine 333 Antares qui disparaît entre Casablanca et Agadir…
À bord du Laurent-Guerrero
À l’automne, un nouvel appareil s’apprête à franchir l’Atlantique sud. C’est encore un Farman, ou plus exactement un NC Farman 2231 puisque, depuis la nationalisation, Farman et Hanriot forment la SNCA du Centre (lire Le Fana de l’Aviation
n° 571). Extrapolé du bombardier lourd Farman 223, dont l’armée de l’Air n’a pas voulu, le modèle 2231 est bien connu du public. Concurrent malheureux de la course IstresDamas-Paris (6 190 km) disputée en août 1937, il a terminé bon dernier, victime de mauvaises conditions météo (lire Le Fana de l’Aviation nos 553 et 554). Pourtant, l’avion n’a pas démérité. Des six prototypes français engagés dans cette compétition, il est le seul à n’avoir effectué aucun ravitaillement intermédiaire. En octobre, Lucien Coupet fait la démonstration de ses réelles possibilités en battant le record des 1 000 km avec 10 t de charge à la moyenne de 262 km/ h. Réceptionné par Air France en novembre, immatriculé F-APUZ, il reçoit de nouveaux moteurs HS-12Xgrs et son nom de baptême, Chef pilote Laurent Guerrero en hommage au disparu.
Son départ est attendu au Bourget, mais la piste est jugée insuffisante pour un décollage à 18 850 kg, par vent d’ouest avec 11 690 l d’es- sence. C’est donc d’Istres que le NC Farman 2231 prend son envol le 20 novembre pour une “liaison postale transatlantique accélérée” avec un équipage fameux : Paul Codos, chef-pilote ; Marcel Reine, second pilote ; Léo Gimié, radio ; Edmond Vauthier, mécanicien et… 1 700 cartes postales oblitérées à Paris. Il franchit les 3 600 km le séparant de Dakar en 16 heures à 225 km/h de moyenne. Une première étape que Codos, qualifiera de “paisible” dans ses mémoires (2). Mais sur
l’Atlantique, le Laurent- Guerrero se heurte au pot au noir. À 3 000 m d’altitude une pluie diluvienne les accueille. Ruisselant en nappe sur le pare-brise, elle s’infiltre dans l’habitacle, mettant en panne le système de pilotage automatique. Guidé à l’approche des côtes américaines par le relevé gonio d’un aviso d’Air France, le quadrimoteur franchit l’Atlantique en 11 heures et 5 minutes, soit (2) Routes du Ciel, France-Empire (1955). 1 heure et 34 minutes de moins que le Farman 2220.
Une fois l’avitaillement effectué à Natal, le F-APUZ s’aligne avec 11 000 l d’essence. C’est la première fois qu’un avion de 20 t décolle de cette piste traîtreusement rongée par les termites. Il est 22 h 45, la silhouette effilée du Farman s’estompe dans la nuit, cap au sud par l’océan vers Buenos Aires. Très vite les conditions météo se dégradent à nouveau. Le Farman entre “dans un déchaînement de feux d’arti- fice”. Codos et Reine luttent contre les éléments. À 5 500 m d’altitude, l’équipage doit entamer sa précieuse réserve d’oxygène. Enfin, c’est le retour au calme. La terre apparaît baignée par un lever de soleil. Le contact radio est établi avec Rio et l’avion poursuit sa route à 500 m d’altitude sur un long ruban de végétation verte. Attendu par l’ambassadeur de France en Argentine et de nombreuses personnalités, le Laurent- Guerrero se pose à Buenos Aires. Beaucoup pensaient
que le voyage se terminait là, mais le ministère de l’Air a donné son feu vert pour conclure “en beauté” par la cordillère des Andes jusqu’à Santiago du Chili.
Les pleins faits, le LaurentGuerrero repart. Il survole d’un trait les 1 000 km de pampa monotone qui le séparent de la barrière montagneuse. Reine, en vétéran de la cordillère, a pris les commandes et cherche un passage. La visibilité est mauvaise, la neige se met de la partie. L’équipage passe sous oxygène et grimpe à 6 500 m se faufilant entre les hauts sommets qui le dominent de plus de 500 m. La masse nuageuse déchire ses derniers voiles et l’avion, moteurs réduits, plonge à 3 m/s vers la capitale chilienne. Il était temps : l’oxygène, entamé au-dessus de l’Atlantique, est à son niveau le plus bas. À Santiago, l’accueil est triomphal ! Les 13 300 km séparant Istres de la côte du Pacifique ont été parcourus en deux jours, 10 heures et 41 minutes à une vitesse commerciale de 227 km/h et une moyenne en vol de 260 km/h. C’est le meilleur temps réalisé sur cette longue route.
105 traversées en un an !
Le 6 décembre 1937, trois avions français survolent simultanément l’Atlantique : le Villede- Mendoza, parti de Dakar, le Ville- de- Montevideo, parti de Natal, auquel se joint le F-APUZ qui diminue de 1 heure et 28 minutes le meilleur temps de la traversée ouest-est établi par Laurent Guerrero quelques jours avant sa disparition. Malheureusement, trop d’emport de carburant ampute la charge marchande du NC Farman 2231, notoirement insuffisante. Le bel avion est repris par la SNCAC pour des essais de cabine étanche. Il terminera sa carrière dans l’Aéronautique navale. Une semaine plus tard, Air France engage simultanément deux appareils sur l’océan. Le courrier normal transporté par le Ville- de- Mendoza avec Henri Delaunay, et l’inattendu Dewoitine D.333 Cassiopée affecté aux “transports rapides des passagers” entre Natal et Buenos Aires.
L’année 1937 s’achève sans qu’Air France ait eu à déplorer d’accident grave sur sa ligne transatlantique. Ses sept appareils ont accumulé 105 traversées (86 en 1936) soit une de plus que sa concurrente directe, la Lufthansa. De Casablanca à Santiago ils totalisent au 31 décembre 1 282 622 km
parcourus en 12 mois avec 11 935 kg de fret (7 810 kg en 1936), 49 875 kg de Poste (37 907 kg en 1936). Près de 460 passagers (106 en 1936) ont été transportés sur les tronçons africains et sud-américains ouverts au public. Le poids moyen de courrier acheminé entre Dakar et Natal était de 200 kg en 1936. Il est passé à 300 kg en 1937, ce qui représente une très nette progression.
Le record des traversées est détenu pour l’année par le Ville-deMontevideo (39 traversées) devant le Ville- de-Mendoza (37), le Villede-Dakar (10), le Ville- de- Rio, le Santos-Dumont (huit), le LaurentGuerrero (deux) et le Cassiopée (une liaison non commerciale). Consciente des risques encourus, la compagnie retire du service le Blériot 5190 et le Laté 301 Villede-Rio. Le Ville- de- Santiago, qui a été prudemment tenu en réserve, sera ferraillé en 1938. Au total, l’ensemble de ces voyages commerciaux portent à 253 le nombre des traversées de l’Atlantique sud accomplies pour la ligne France-Amérique du Sud depuis le 12 mai 1930.
Mais pour l’État français, l’exploitation de cette ligne de prestige génère de lourdes charges financières. Si la France veut maintenir son leadership, elle doit redoubler d’effort et composer avec la concurrente allemande qui, depuis un an, exploite la desserte postale Francfort-Bathurst- Natal à l’aide de petits hydravions Dornier 18 qui amerrissent près de navires-bases sur lesquels ils sont hissés, ravitaillés et ensuite catapultés. La solution est sans doute transitoire mais elle fonctionne bien. Les Français sont plus rapides et les Allemands plus réguliers. Plutôt que de prolonger une concurrence onéreuse, il est envisagé de faire avec la Lufthansa un groupement d’exploitation. Mais l’idée, combattue par la déjà puissante Association des personnels navigants de l’aviation (Apna), est tellement impopulaire qu’il faut y renoncer.
L’Amérique du Sud, c’est aussi un important réseau intérieur que se disputent Américains et
Européens. Au Brésil, cinq compagnies exploitent une trentaine de lignes. À elles seules la Syndicato Condor et la Panair do Brasil ont, en 1937, transporté respectivement 18 800 et 14 000 passagers ! Et la Pan American tisse son propre réseau qui ne cesse de s’étendre. L’avenir est sombre pour Air France sur ce continent où la compagnie doit faire face aux pressions politiques exercées par ses concurrents étrangers et à l’arrivée des performants Ju 52/3m allemands et DC-3 américains.
Les Français assurent désormais tous leurs vols sur l’Atlantique sud avec des quadrimoteurs Farman, plus fiables et moins coûteux que les antiques hydravions de haute mer. Pour autant, le ministère de l’Air n’est pas enclin à confier aux “avions terrestres” les premiers passagers transatlantiques attendus en 1941. Les appareils en essais sont encore des hydravions !
Le premier est totalement raté. C’est le Loire 102, extrapolé du trimoteur militaire Loire 70 qui lui-même n’est pas une réussite. Ce vilain quadrimoteur taillé à la serpe, avec ses quatre HS-12 Kbrs de 720 ch montés en tandem “sur tréteaux”, était prévu pour faire ses classes sur l’Atlantique nord. Mais ses performances et ses qualités de vol sont à ce point décevantes que, bien qu’ayant reçu son immatriculation (F-AOVV) et son nom de baptême Bretagne au printemps 1937, il ne sera jamais réceptionné par Air France. Réussi et d’une esthétique plus avantageuse, le Lioré et Olivier LeO H- 47 est issu du même programme (quatre passagers et 680 kg de fret) émis en 1934. Cependant il est équipé de quatre moteurs HS-12 Ydrs plus puissants (880 ch) montés en tandem et bien profilés. Air France en a commandé cinq exemplaires. Le 19 mai 1937, le prototype capote au déjaugeage, tuant son équipage d’essais. Malgré ce drame, la commande est maintenue mais, arrivés trop tard, les LeO H- 470 de série seront réquisitionnés par la Marine. Cependant, la direction d’Air France affiche des ambitions plus grandes encore…
Le 15 juin 1937, Air France et la Compagnie générale transatlantique créent une filiale commune, Air France Transatlantique, chargée de l’étude et des vols d’essais en vue de l’exploitation aérienne de l’Atlantique nord. Cette société anonyme dépend en fait du ministère de l’Air, son fonctionnement et ses rémunérations financières sont assurés par l’État qui, non majoritaire en actions en temps normal, peut le devenir par simple décret. Le directeur général en est Louis Couhé, précédemment directeur de l’Aviation civile au ministère de l’Air, assisté de Robert Boname à la direction technique et de Louis Castex à la direction commerciale.
Un rêve inachevé : l’Atlantique nord
Depuis 1935, les Services techniques encourageaient les efforts de Latécoère pour la conception de grands hydravions transatlantiques. En 1936, un premier Comité pour l’Atlantique nord avait été créé autour d’Air France avec une forte représentation de l’État par le biais du ministère de l’Air, des Finances et de l’Aviation civile. Ce comité d’étude avait pour conseiller technique et rapporteur le commandant Roger Bonnot, célèbre officier de la “Royale” qui s’était illustré, notamment, en remportant sur Latécoère
300 un record de distance en direction de l’Amérique du Sud. Le même homme occupait également un poste important dans le suivi des essais chez Latécoère.
La nomination d’un militaire dans les “affaires civiles” de la compagnie avait été diversement appréciée. Pour Paul Codos, ardent défenseur des “avions à roulettes”, elle résonnait comme une défaite, d’autant plus cruelle que la SNCAC et Hispano-Suiza tardaient à mettre au point un successeur au NC-2231. L’hydravion l’emportait. Mais la méfiance prévalait aussi dans les rangs de ses partisans qui craignaient que les choix du cdt Bonnot répondent plus aux intérêts de la Marine qu’à ceux de l’aviation commerciale.
Cependant, rallier l’Amérique du Nord depuis la France imposait encore une escale dans l’Atlantique. Air France misait sur les Açores. Mais dans le climat de tension dû à la guerre d’Espagne, un événement inattendu avait ruiné ces prévisions. Prenant pour motif une interdiction de survol du territoire français signifié à dix Ju 52/3m que Lisbonne venait d’acheter en Allemagne, le président Salazar dénonçait le droit d’escale français dans l’archipel portugais.
Le vieux Laté 521 reprend du service
Ne restait alors comme possibilité que Saint-Pierre et Miquelon, avec un trajet long et difficile. De l’avis du ministère de l’Air, un seul appareil en était capable, le vieux Latécoère 521 Lieutenant- de-Vaisseau-Pâris, un énorme hydravion rescapé d’une autre époque, celle des records impressionnants et du prestige de la masse : 42 t, une distance franchissable de 5 000 km mais une vitesse d’à peine 200 km/h ! (lire Le Fana de l’Aviation n° 409 à 413).
Restait à choisir l’équipage. Les rivalités entre militaires et civils aboutirent à un compromis. Le cdt Bonnot, qui pourtant connaissait parfaitement la machine, en laissait les commandes à Henri Guillaumet et à Henri Leclaire. Paul Comet et Jacques Néri seraient les navigateurs avec Bouchard à la radio. Les postes de mécaniciens navigants revenaient à deux militaires de l’Aéronautique navale, Gaston Le Morvan et René Chapaton. “L’esprit de la Ligne” l’avait emporté. Non sans l’aide de la jeune Association des personnels navigants de l’aviation, qui avait brandi la menace d’une grève, et la défiance des autorités américaines peu désireuses d’accueillir à New York un appareil civil, propriété du gouvernement français et piloté par des militaires !
Le programme du Latécoère 521 datait de 1929… Sa courte carrière sur les océans l’avait auréolé de gloire avant que, victime d’une tornade à l’ancre dans la baie de Pensacola, en Floride, il ne revienne en France pour être reconstruit et amélioré avec quelques raffinements aérodynamiques, des réservoirs de plus grandes contenances et six Hispano-Suiza 12 Nbr de 800 ch. On le savait lent mais robuste, stable en vol et d’un pilotage aisé. Malgré son âge, il inspirait confiance. Son pilote n’était- il pas Henri Guillaumet, le héros des Andes, le vétéran de l’Atlantique sud ?
Le 23 septembre 1937, immatriculé F-NORD (on ne pouvait pas mieux choisir !), le Lieutenant- deVaisseau-Pâris est prêt et son équipage suffisamment entraîné. Les conditions météo sont mauvaises, mais tous ont vu pire. On attend l’exploit, lorsque, revenant sur sa décision, Pierre Cot interdit le vol, prétextant du mauvais rendement des moteurs et des conditions climatiques. La décision surprend et irrite : on interdit l’Atlantique au Latécoère 521, alors que les Laté 301, dont tout le monde se méfie, sont remis en service ! Les dés sont jetés.
Aucun appareil français ne survolera l’Atlantique nord en 1937.
C’est sur l’Atlantique sud que le Lieutenant-de-Vaisseau- Pâris repart à l’automne pour une tentative contre le record de distance établi en 1935 par le Consolidated XPB-3Y américain. Le 25 octobre, avec Guillaumet et Henri Leclaire aux commandes, Paul Comet comme navigateur, Jacques Neri à la radio, Le Morvan et Chapaton aux postes de mécaniciens, il arrache ses 41 000 kg (dont 18 735 kg de carburant) devant Port-Lyautey, descend le long cheminement désertique de la côte marocaine, survole Cap Juby puis Dakar avec un fort vent contraire et met le cap sur l’Amérique. Au-dessus de l’océan, pour économiser du carburant, Henri Guillaumet coupe ses deux moteurs arrière. À 8 h 44, au matin du 26 octobre, le Lieutenant- deVaisseau-Pâris croise dans le mauvais temps l’avion- courrier Villede-Dakar parti de Natal. Moins de deux heures plus tard, le gros hexamoteur survole l’île de Fernando De Noronha, rejoint la côte et se pose dans la baie de Maceio, au nord-est du Brésil. Il ne reste que 800 l dans ses réservoirs. Le Latécoère 521 a amélioré le record précédent de plus de 500 km en parcourant 5 771 km en 34 heures et 37 minutes à la vitesse moyenne de 167 km/h. Pour s’élancer sur l’Atlantique Nord, le Lieutenant- de-Vaisseau- Pâris attendra août 1938 et la levée de l’interdiction d’escale aux Açores. En raison de conditions météorologiques désastreuses, il y restera bloqué six jours et n’atteindra la capitale américaine que le 31 août, soit une semaine après son départ de Biscarrosse ! Le retour sera plus rapide en 76 heures dont 42 heures et 37 minutes de vol. À vrai dire, de telles performances ne relèvent plus de l’exploit : quelques semaines auparavant, un quadrimoteur FockeWulf 200 “Condor” de la Lufthansa a relié New York à Berlin sans escale en un peu moins de 20 heures !
Les hydravions en sursis
Conscients de la nécessité de lancer un nouveau programme, les services officiels avaient, dès 1936, émis les spécifications d’un hydravion transatlantique d’un rayon d’action de 6 000 km, d’une vitesse de croisière de 250 km/h face à un vent debout de 60 km/h, d’une masse totale de 40 t pour une charge commerciale d’au moins 500 kg. Ce programme, jugé ambitieux, avait suscité de nouvelles embrouilles au sein d’Air France. Fallait-il construire des hydravions limités à 40 t ou, voir plus grand, au-delà de 60 t ? Les débats houleux se concluent en 1937 par un compromis. L’État passe commande, non pas d’un, mais de trois prototypes : le Potez- CAMS 161 (45 t), le SE 200 (66 t) et le Latécoère 631 (70 t) de la Sidal. Aucun ne sera prêt en 1939. Tous feront leurs essais sous l’Occupation et seul le Laté 631 sera construit à dix exemplaires à la Libération, dont quatre connaîtront une fin tragique.
Comment en 1937 ne pas croire en l’avenir de l’hydravion quand Charles Lindbergh, président du Comité technique de la Pan American Airways, en est un des plus fervents défenseurs ? Les maigres moyens accordés à Air France Transatlantique et les retards pris par les industriels ne lui permettent pas de rivaliser avec les Short “Empire” des Imperial
Airways et moins encore avec l’énorme Boeing 314 et ses quatre moteurs développant 1 600 ch ! Un géant des mers, tout en finesse, auquel l’aérodynamique et la technologie avaient permis d’offrir une voilure à haut rendement, cantilever et dotée d’hypersustentateurs efficaces. C’est lui qui, le 25 juin 1939, s’élancera sur l’Atlantique nord et réalisera la première liaison commerciale avec 22 passagers payants et 12 membres d’équipage.
Pourtant l’avenir n’appartient plus aux hydravions. Le futur du transport aérien s’esquisse dans les bureaux d’études de Lockheed et de Douglas avec des avions qui auront pour noms “Constellation”, DC- 6 et DC-7. Comme l’écrira Robert Boname dans la revue Icare n° 157 : “Même sans la guerre, notre pavillon n’aurait pas eu sur l’Atlantique nord les moyens d’une compétition honorable.”
Une flotte modernisée
Pourtant l’année 1937 se termine pour Air France sur un bilan positif. La compagnie a officiellement commencé l’année avec 96 appareils ; elle n’en possède plus que 91 mais la modernisation de sa flotte est engagée avec des machines plus performantes et mieux équipées pour le vol sans visibilité. En 12 mois elle a cependant déploré la perte de trois avions qui ont entraîné la mort de 11 personnes ce qui, au regard du matériel et des conditions d’exploitation, est un bilan douloureux mais supportable. Sans la prise en compte de la catastrophe du dirigeable Hindenburg – seul appareil à voler régulièrement avec passagers sur l’Atlantique – la Lufthansa a connu, sur la même période, six accidents graves qui ont fait 21 morts.
Tout en réduisant son parc, Air France a augmenté ses effectifs portés à 91 pilotes, 79 radios et quatre
navigateurs. Ces équipages, encore animés de l’esprit des pionniers, ont parcouru 10 505 355 km, transporté 77 850 passagers, 1 099 017 kg de fret (en diminution) et 555 735 kg de Poste (en augmentation). Un bon résultat en partie motivé par la suppression partielle de la surtaxe de 0,75 franc (pour 20 grammes) imposé au courrier par la France.
De 38 182 km fin 1936, le réseau est passé à 40 860 km et le nombre des lignes de 17 à 23 avec l’ouverture du tronçon méditerranéen Damas-Bagdad, d’une liaison quotidienne Paris- Genève et d’une ligne saisonnière Paris-Francfort couplée au service Paris-Cologne- Berlin opéré en partenariat avec la Lufthansa. L’inauguration de cette ligne “franco-allemande” a lieu le 15 mars malgré l’hostilité des milieux aéronautiques et militaires qui dénoncent l’autorisation ainsi donnée à l’Allemagne de survoler de nuit une partie stratégique de notre territoire.
Le confl it espagnol a pesé sur l’activité d’Air France. Moins cependant qu’on aurait pu le craindre. Les “lignes essentielles” ont été maintenues (hormis Madrid) et le tronçon Toulouse- Casablanca a même vu son trafic se développer au cours des six derniers mois. Dans une moindre mesure, les congés payés ont également influé sur l’évolution du réseau. Aux beaux jours, une escale saisonnière a été ouverte au Touquet, pour les salariés qui en ont les moyens ! De même, le tronçon Marseille- Cannes (150 km) a été réactivé. Mais “voler” demeure le privilège d’une élite sociale.
Le développement des lignes et l’augmentation du trafic ont contraint les pouvoirs publics à investir dans les équipements. Décidée en 1935, la construction d’une nouvelle aérogare au Bourget est achevée en 1937. Véritable chef-d’oeuvre “art déco” de l’architecte Georges Labro, la plateforme est inaugurée le 12 novembre par le président de la République Albert Lebrun. Doté d’une aire d’atterrissage portée de 200 ha à 325 ha avec “une ligne d’envol principale” de 2 500 m, de nouvelles installations de radioguidage sur ondes moyennes et courtes, Le Bourget inaugure également un balisage pour les vols de nuit, encore peu pratiqués en Europe. En 1937, il voit transiter 18 134 passagers (13 712 en 1934) et 360 t de Poste et messagerie (196 t en 1934) de toutes provenances.
Mais la montée des périls jette un doute sur la poursuite de l’effort engagé. Au point que, pour 1938, les subventions d’Air France – qui représentent encore 60 % de ses recettes – sont accordées in extremis le dernier jour de l’année. On avait craint un moment qu’elles n’aillent grossir le budget de la Défense… ■