Quand le “Tracker” s’enrôle chez les pompiers
À la fin des années 1960, le Canada cherchait à étoffer son dispositif antifeu avec un avion d’attaque initiale, plus rapide que les appareils écopeurs. Le “Tracker” était le candidat idéal… après transformation.
Le monde des avions de lutte anti-incendie est en perpétuelle évolution. Les collectivités locales et les entreprises de travail aérien concernées sont toujours à la recherche de nouveaux appareils à équiper, plus efficaces et surtout moins chers puisque, à quelques rares exceptions près, les flottes sont principalement constituées d’avions convertis et effectuant une seconde carrière parfois bien éloignée de leurs fonctions premières.
la fin des années 1960, au Canada, deux “écoles” de lutte contre les feux de forêt cohabitaient. Celle dont la doctrine reposait sur l’utilisation d’avions écopeurs comme le Martin “Mars”, le DH “Beaver”, le DH “Otter” et, bien sûr, le “Canso” (PBY “Catalina” au Canada), en attendant l’arrivée du premier avion spécifiquement conçu pour cette tâche, le CL-215 de Canadair. Et celle qui faisait appel à des avions conventionnels, utilisant
du retardant comme moyen d’extinction principal comme les TBM “Avenger”, les Stearman, Douglas “Invader” et bien d’autres. La sélection des appareils était essentiellement guidée par des raisons topographiques. Là où les lacs étaient innombrables, le choix de l’écopeur ne souffrait d’aucune discussion ; ailleurs, la rapidité et la rentabilité des avions conventionnels et leur mode de fonctionnement étaient un peu plus discutées.
Les différentes entreprises concernées et les collectivités locales qui les engageaient restaient en éveil, à la recherche de la perle rare, l’avion qui serait plus efficace ou moins cher et qui pourrait étendre les flottes en service ou leur succéder. En 1968, les trois forces militaires canadiennes furent unifiées sous l’égide d’un seul chef d’état-major et un seul état-major de Défense. Conséquence indirecte de cette réorganisation, l’unique porte-avions canadien, le NCSM Bonaventure, qui venait pourtant de sortir d’un chantier de rénovation coûteux, fut désarmé. La marine canadienne annonça alors se séparer d’une partie de sa flotte d’avions embarqués, dont une dizaine de CP-121, des CS2F “Tracker” construits sous licence par De Havilland Canada.
Naissance dans l’Ontario
Le Department of Lands and Forest (département chargé des Forêts et des Territoires) de l’Ontario, qui disposait d’avions écopeurs “Beaver” et “Otter”, cherchait à compléter son dispositif avec des avions d’attaque initiale, plus rapides. Sur le papier, le “Tracker”, successeur du TBM, un appareil déjà utilisé pour cette nouvelle mission, semblait être un candidat crédible. Mais il fallait s’en assurer concrètement.
Une étude préalable fut donc menée par le National Aeronautical Establishment of the Research Council (Établissement aéronautique national du Conseil pour la recherche), le Canadian Transport Commision (ministère des Transports), le Canadian International Paper Co (exploitant forestier), et Hicks and Lawrence Ltd, une entreprise de travail aérien, d’épandage et de lutte anti-incendie, qui disposait donc d’un certain savoir-faire en la matière.
Après évaluation d’un avion, il en résulta que le CP-121 semblait adapté à cette nouvelle et délicate mission avec ses performances, une manoeuvrabilité et un champ visuel pour le pilote tout à fait adaptés. La charge utile potentielle fut établie à 8 000 livres (3 630 kg). Néanmoins, le rapport faisait état d’un risque d’autocabrage au moment du largage et de décrochages brutaux.
En conséquence, le 7 octobre 1970, le CS2F-2 n° de série DH.57 fut acquis pour la somme de 10 000 dollars canadiens et immatriculé CF-OPZ. Robert H. “Bob” Fowler, chef pilote de DHC, convoya l’avion depuis la base de Shearwater où il était stocké. Il effectua ensuite plusieurs vols depuis l’aérodrome de Downsview à Toronto, entre le 25 février et le 18 mars 1971, pour
évaluer le comportement de l’avion avant l’installation de la soute. Puis l’appareil arriva chez Field Aviation à Sault- Ste-Marie, une entreprise déjà impliquée dans la reconversion d’avions de lutte anti-incendie comme les “Catalina”, pour être préparé à ses nouvelles missions.
Une soute à retardant proéminente
Il fut alors confié aux bons soins de Knox Hawkshaw, chef du projet et concepteur de la soute de largage. Pour simplifier le travail, Field Aviation fit le choix de ne pas toucher à la structure de l’avion. La soute à retardant fut donc installée dans la soute à torpilles ventrale et, pouvant contenir 800 gallons (3 028 l), dépassait largement sous le fuselage. Cette soute, proéminente, disposait de quatre compartiments et de quatre portes, deux à l’avant, deux à l’arrière. Le CF-OPZ fut également doté de roues plus grosses pour mieux répartir la masse de l’appareil.
La soute installée, il ne restait plus qu’à l’essayer. Mais le phénomène d’autocabrage au largage inquiétait tout le monde. Il fallut donc s’adjoindre les services d’un spécialiste. Un nom s’imposa dans l’esprit de Bob Fowler, celui d’Alexander Linkewich dont il venait de lire le premier ouvrage, Pilot’s nots for Fire Bombing, un guide pratique à l’intention de ses collègues pompiers du ciel, fruit de son expérience accumulée en plus d’une douzaine de saisons passées à combattre les feux à bord de “Stearman”, TBM “Avenger” et, depuis 3 ans, à bord de F7F “Tigercat” chez SIS- Q en Californie, un avion très performant mais particulièrement pointu.
Alexander venait d’être engagé par Kenting Aviation pour faire la promotion du A-26 “Tanker” auprès de la province de l’Ontario et s’était fait lâcher sur “Invader” chez Rosenbalm, dans l’Oregon. Il fut contacté directement par son chef qui l’enjoignit de filer au plus vite à Toronto et de prendre contact avec De Havilland Canada et son chef pilote d’essais qui le réclamaient.
Le phénomène d’autocabrage constituait un sérieux problème. Au moment du largage, certains avions bombardiers d’eau avaient une vraie tendance à prendre de l’incidence brutalement. Outre le caractère spectaculaire de la manoeuvre, sa brutalité, qui se traduisait par des facteurs de charge élevés, pouvait avoir des conséquences particulièrement néfastes pour le vieillissement des cellules. Alexander avait en mémoire les déboires des B-25, particulièrement sensibles au phénomène et dont plusieurs exemplaires s’étaient brisés en plein ciel, obérant la carrière de pompier d’un avion au demeurant brillant. Il se murmurait à l’époque que l’USFS (US Forest Service) considérait le “Tracker” comme incompatible avec la mission pour cette raison. Il avait un fuselage particulièrement court, ce qui, pensait-on, devait accentuer le phénomène.
Le CF- OPZ subissait bien ce phénomène, amplifié par l’organisa- tion des compartiments de la soute, mais qui n’était pas insurmontable comme Alexander le démontra à un Bob Fowler surpris par la simplicité déconcertante de la solution :
“J’ai ralenti l’avion jusqu’à 125 noeuds [231 km/h] et je me suis préparé au largage. J’ai appuyé sur le bouton et j’ai procédé comme à mon habitude en poussant le manche
vers l’avant juste assez pour réduire le nombre de g. J’en laissais cependant assez pour que l’avion reste en positif et monte même un peu.”
Pour peu que l’avion soit convenablement compensé, cette simple action sur la commande de profondeur, parfaitement dosée et en temps voulu, était suffisante pour annihiler le phénomène.
Ce qui peut sembler comme une évidence aujourd’hui ne l’était pas vraiment à l’époque. Même si les avions combattaient les feux depuis un peu plus d’une décennie, les débats sur les techniques à adopter étaient encore vifs, d’autant plus qu’aucune normalisation des procédures n’existait. Chaque entre- prise, chaque pilote, pouvait opérer selon ce qu’il pensait juste. Certains larguaient à la plus grande vitesse possible, pensant que c’était plus efficace, d’autres bombardaient en piqué et effectuaient des ressources à très fort facteur de charge. Les morts furent hélas nombreux ; c’est ce constat qui avait conduit Alexander à mettre par écrit le fruit de son expérience pour diffuser l’art des bonnes manoeuvres le plus largement possible. Aujourd’hui, les avions de lutte anti-incendie larguent tous à vitesse réduite ; Alexander et ses livres n’y sont pas pour rien.
Au total, Field Aviation eut besoin de 77 vols pour mettre au point et peaufiner son nouvel avion. Le dernier se déroula le 27 octobre 1971. En septembre, le CF- OPZ avait passé le test des “pots de yaourt” qui consistait à effectuer un largage sur un champ couvert de récipients, permettant ainsi d’analyser finalement la répartition du liquide au sol et d’en connaître l’efficacité.
L’avion ayant été déclaré apte par le chef pilote d’essais, il était temps de passer à la campagne de promotion, et sans perdre de temps.
Alexander Linkewich et Bill Nash, ancien pilote de la marine canadienne, le convoyèrent jusqu’à Kamloops, en Colombie-Britannique, pour une démonstration en vol qui se déroula le 6 novembre 1971. À cette occasion l’avion fut également évalué par des
pilotes de A-26 qui volaient pour Conair, une importante compagnie de travail aérien et de lutte anti-incendie basée à Abbotsford dans la région de Vancouver.
Une particularité qui ne pardonne pas
Le 18 novembre suivant, c’est à Québec que le “Tracker” bombardier d’eau fut montré avant qu’il ne revienne à Sault-Ste-Marie pour quelques derniers réglages. Alexander Linkewich : “Bill et moi avons piloté l’avion ensemble environ une centaine d’heures pendant les essais de largages et les démonstrations pour les différents services forestiers à travers tout le Canada. Les plus marrantes furent les démonstrations dans les montagnes de Kamloops. Le “Tracker” s’est montré à la hauteur dans tous les environnements. C’était un grand bombardier d’eau. Et comme il y avait plein d’avions disponibles en surplus, il était le choix idéal pour de nombreux services.”
Un défaut du “Tracker” se fit néanmoins jour. Lorsque l’appareil était incliné à 60° et que le pilote continuait à cadencer [maintenir le manche en arrière pour serrer le virage], le décrochage dynamique qui en résultait n’était pas rattrapable à basse altitude et, surtout, était soudain et sans avertissement. Ce phénomène n’apparaissait que sur les S2F-1/S-2A et fut corrigé sur les versions ultérieures. Un vibreur de manche fut installé sur l’avion pour prévenir les manoeuvres dangereuses.
“Le “Tracker” a une particularité qui ne pardonne pas. Il passe de l’avion parfaitement sous contrôle à l’avion en perte totale de contrôle en un instant. Il n’y a pas de période de compromis entre les deux”, explique sans nuance Alexander Linkewich dans ses mémoires. Mais l’appareil possédait d’évidentes qualités qui entraînèrent son acceptation pour la saison 1972 et l’acquisition de six autres CP-121 par l’Ontario
Department of Lands and Forests qui changea alors son nom en Ontario Ministry of Natural Resources.
Pour sa première saison opérationnelle, le CF- OPZ fut basé sur l’aérodrome de Sudbury aux côtés de deux A-26 loués par la province auprès de Kenting Aviation pour former un groupe d’attaque initiale constitué. L’objectif était de pouvoir envoyer rapidement les trois appareils sur les départs de feux signalés pour les bloquer sans délai avec des largages au retardant. Le problème était que les pompiers semblaient donner la priorité aux “Beaver” et “Otter” écopeurs, sans doute réticents à employer ces avions conventionnels, terrestres, dont l’usage semblait moins évident, moins pratique, voire moins efficace que les amphibies capables de multiplier les largages. Quelques fois, le “Tracker” était appelé à l’aide, mais sans les A-26, ce que Kenting ne manqua pas de signaler au gouvernement avec lequel ils étaient sous contrat. Dès lors, les appareils intervinrent ensemble sur 35 départs de feu consécutifs qu’ils parvinrent à contenir sans avoir à retourner recharger leurs soutes de retardant. En dépit de ces succès, le contrat des deux A-26 ne fut pas renouvelé et le “Tracker” fut redéployé depuis Dryden.
Cinq autres “Tracker” furent convertis chez Field Aviation au cours de l’hiver 1971-1972, pour un coût de 100 000 dollars canadiens pièce, le sixième restant en l’état pour servir de réserve de pièces détachées. Ils furent suivis par d’autres avions commandés par le gouvernement de la province du Saskatchewan qui fut autorisé à profiter des mêmes modifications que les avions de l’Ontario.
Les six avions en service pour le gouvernement de Toronto souffraient malheureusement de problèmes gênants. La soute en particulier n’était pas d’une grande fiabilité. Elle était difficile à entretenir et souffrait d’un sérieux manque d’étanchéité. Plus
grave encore, avec sa conception en deux compartiments à l’avant et deux compartiments à l’arrière, elle faisait courir des risques à l’équipage en cas de problème de blocage lors d’un largage d’urgence. Néanmoins, les avions étaient opérationnels et efficaces.
En 1977, lors d’une période d’entretien, on découvrit de sérieuses traces de corrosion dans les ailes, les nacelles moteur et l’arrière du fuselage de plusieurs appareils, conséquence directe des méthodes de maintenance des avions du temps de leur carrière militaire, problèmes qui n’étaient pas encore détectables lorsque les appareils étaient passés entre les mains des techniciens de Field Aviation et de DHC. Deux avions furent alors immédiatement retirés du service, dont le CF- OPZ, qui fut arrêté de vol le 21 septembre 1977.
Finalement, deux ans plus tard, l’Ontario mit un terme à son programme de “Tracker” bombardiers d’eau et, à l’issue de la saison 1979, les avions furent mis en vente.
On pourrait considérer cette aventure comme un échec. Pourtant, en 7 ans d’activité, aucun “Tracker” de l’Ontario ne connut d’accident et, en dépit de défauts, notamment sur la conception de la soute, l’avion se montrait fiable et efficace. Comme l’avait souligné Alexander : “Cet avion est un délice à piloter, et il se comporte comme un “Super Cub”, un Piper “Cub” indécemment surmotorisé, dans toutes les plages de vitesse utilisées pour les missions de lutte anti-incendie.”
Fin de carrière le 10 septembre 2013
L’expérience menée avec des “Tracker” dans l’Ontario fut suivie de près par d’autres organismes. Au Canada, en 1975, la province du Saskatchewan se porta acquéreur à son tour de six “Tracker” réformés de la Royal Canadian Air Force. Ils furent confiés également à Field Aviation qui les modifia en avions de lutte anti-incendie sur le même modèle que ceux de l’Ontario. Néanmoins, la soute de largage bénéficia d’améliorations qui la rendirent bien plus fiable.
Les six avions furent exploités depuis leur base principale de La Ronge, aux côtés des “Catalina” de la province, qui furent bientôt remplacés par des CL-215. Pour la saison, ils étaient déployés sur d’autres bases disposant d’installation de remplissage au retardant comme Hudson Bay, Prince Albert, Meadow Lake ou Buffalo Narrow. Ils pouvaient être également amenés à intervenir sur le territoire des provinces voisines en cas de besoin. Pour leurs interventions, ils bénéficiaient de l’aide de “Bird Dog”, avions d’observation et de guidage, Beechcraft “Baron”, mais aussi, plus souvent, de Piper “Aerostar”, plus rapides.
En 1982, le “Tanker” 502 C-GEHQ fut perdu en opérations suite à un atterrissage d’urgence, les réservoirs à sec. Il fut remplacé par un “Tracker” converti au standard anti-incendie par Conair.
Au tournant des années 2000, la province du Saskatchewan songea sérieusement à faire subir un chantier de rénovation à ses appareils et les faire équiper de turbines mais finalement se porta acquéreur de Convair 580A auprès de Conair.
Après l’arrêt des vols des “Tanker” 503 et 505, les trois derniers “Tracker” opérationnels finirent leur carrière le 10 septembre 2013, après 37 ans d’opérations. Les cinq cellules restantes furent mises en vente avec une précision d’importance : “Pour exposition statique ou pièces détachées uniquement”. Le “Tanker” 501 est exposé depuis le 19 mai 2015 sur l’aéroport de Saskatoon et doit servir de point de départ à un musée consacré à l’histoire de l’aviation dans la province, un autre est exposé à La Ronge ; les deux derniers sont visibles à Abbotsford chez Conair.
Mais avant même que le Saskatchewan ne suive le mouvement initié par l’Ontario, l’avion fit aussi une percée dans un secteur géographique stratégique pour l’aviation de lutte contre les feux, la Californie.