Avions amphibies, à réacteurs, vieilles gloires reconverties, drones… Du passé vers l’avenir
Pour les bombardiers d’eau hérités des années 1940 et 1950, comme le “Tracker”, le glas a sonné. Mais les opérateurs disposent de solutions pour leur succéder.
Le retrait des “Tracker” canadiens et celui, annoncé, des français comme celui plus récent des “Neptune” aux États-Unis, sonnent le glas d’une époque, celle des avions tirés des surplus militaires à vil coût, transformés et envoyés sur feu avec plus ou moins de bonheur. Certains, comme les A-26 “Invader”, TBM “Avenger”, “Catalina” et autres B-17, ont ajouté de très belles pages à leur histoire déjà bien riche. D’autres, plus confidentiels, n’ont pas démérité tels les PV2 “Harpoon” ou F7F “Tigercat”. Certains, disponibles en très peu d’exemplaires, comme les AF2 “Guardian”, l’unique F-15 “Reporter” ou les Grumman “Savage” sont, eux, totalement passés inaperçus. Mais ces choix eurent une conséquence inattendue puisqu’ils furent, pour la plupart d’entre eux, également une chance de ne pas passer trop vite sous le pic du ferrailleur. Nombreux sont les avions rescapés des missions feux de forêt à connaître une retraite dorée comme warbird, une contribution remarquable à la préservation du patrimoine aéronautique pour laquelle les pompiers du ciel sont rarement reconnus. Les nouveaux propriétaires de leurs anciens bombardiers d’eau font généralement le choix de vite les repeindre avec des couleurs militaires plus “vendeuses”…
Changement d’époque
Mais l’époque des surplus militaires est pratiquement révolue. Les dramatiques accidents de 2002 aux États-Unis, lors desquels un Lockheed C-130A et un PBY- 4 “Privateer” se sont disloqués en plein ciel, victimes d’une mainte-
nance en dessous des normes exigibles, ont entraîné un revirement de situation et de nouveaux choix d’équipements. Les avions trop anciens comme les quadrimoteurs Douglas et les “Privateer” sont interdits de contrats avec l’US Forest Service (USFS, branche du ministère de l’Agriculture en charge des forêts au niveau fédéral), l’organisme qui offre les contrats les plus rémunérateurs et les plus stables aux États-Unis. Certains parviennent à obtenir des contrats plus locaux, comme les trois derniers Douglas DC-7 appartenant aujourd’hui à la société Erickson, mais les autres sont arrêtés de vol ou revendus au Canada : les deux derniers DC- 4 “Tanker”, ancien d’Aero Union, volent ainsi chez Buffalo Airways dans les territoires du Nord-Ouest. Les C-130A sont également bannis en dépit des qualités exceptionnelles de cette plateforme (1).
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Le moment était donc propice à l’émergence de nouveaux projets. Deux nouveaux “Tanker” frappent les esprits au début des années 2000. La société 10 Tanker présente son DC-10-10 “Tanker” 910 pouvant embarquer environ 45 t de retardant. La Société Evergreen joue la surenchère avec un Boeing 747-200F doté d’un système de soutes pressurisées de 75 000 l. Si le Boeing 747 végète pendant une décennie jusqu’à la faillite de sa compagnie-mère, le DC-10 trouve un premier contrat avec la Californie puis, la situation étant intenable face aux feux de l’Ouest du continent américain, avec l’US Forest Service. Le DC-10-10 a été retiré du service après une décennie d’opérations, et la compagnie 10 Tanker exploite désormais une flotte de quatre DC-10-30 modifiés qui opèrent aux États-Unis et en Australie.
Après la faillite d’Evergreen, le Boeing 747-100 “Supertanker” qui avait remplacé le 747-200 pendant l’intersaison 2008-2009 fut lui aussi poussé vers le parc à ferraille, mais son système de largage fut racheté et installé sur un Boeing 747- 400 par une nouvelle société, Global Supertanker Services. Entre décembre 2016 et janvier 2018, l’avion fut utilisé par Israël, le Chili et la Californie et effectua plus de 150 largages opérationnels, bien plus que le total accumulé par ses deux prédécesseurs au cours de la décennie précédente. La compagnie a annoncé au début de l’année être à la recherche d’un deuxième avion à convertir !
Pendant longtemps, la capacité à survivre dans les reliefs tourmen- tés et à effectuer des largages précis de ces appareils “super-lourds” a été mise en doute. Un peu plus de dix ans après leur apparition, le constat est tout autre. Les autorités américaines ont reconnu l’intérêt des largages massifs et les pompiers, notamment californiens, ont parfaitement intégré ces nouveaux
outils, au point, aujourd’hui, de les considérer comme indispensables.
Mais c’est un avion plus modeste qui a réussi à s’imposer de façon indiscutable. Alors que ses quatre réacteurs semblaient être un frein économique au développement du concept, le BAe 146 et son successeur le RJ85 constituent aujourd’hui l’essentiel de la flotte fédérale américaine. La compagnie Neptune Aviation aligne huit BAe-146-200 capables de larguer environ 12 t de retardant. La compagnie canadienne Conair a également transformé huit RJ-85, quatre pour son propre compte et quatre pour la société Aero Flite qui les exploite aux États-Unis. Ces avions, qui disposent d’une soute externe de 12 000 l et dotée d’un système de largage à flux constant, font l’objet de contrats au Canada, aux États-Unis et en Australie. Dernière arrivée sur le marché, la filiale américaine de la compagnie canadienne Air Spray a présenté en mars dernier
son premier BAe 146-200 disposant aussi d’un système de largage à flux constant, mais dans ce cas à partir d’une soute interne.
Aujourd’hui, ces différents appareils ont démontré leurs capacités en intervenant dans les immenses feux de ces dernières années, faisant taire les critiques qui pensaient que les jets n’avaient pas leur place dans l’arsenal des pompiers du ciel.
La compagnie Erickson a fait, elle, le choix de modifier des MD-87 avec une soute interne mais, au cours de la première année d’exploitation, à l’été 2015, s’est aperçu que les réacteurs absorbaient beaucoup de retardant au moment du largage. Les deux premiers MD-87 sont revenus en 2017 avec un système modifié et de nouvelles procédures pour les largages. Ceux-ci doivent se faire train sorti, l’avion ne pouvant sortir trop de volets pour des questions de centrage à ce moment-là. Cinq MD-87, quatre sous contrat dont un avec le Cal Fire et un en réserve, sont donc en service pour cet été 2018 qui devrait être celui de la confirmation.
Mais les vieilles gloires n’ont pas rendu les armes pour autant. Si les C-130A ont été bannis de tout contrat fédéral en 2004, les versions ultérieures ont été relancées par Coulson Group à partir de 2014. La branche américaine de cette société canadienne exploite désormais quatre “Hercules” aux États-Unis et en Australie. Mais les C-130H et dérivés sont des avions très oné- reux, même d’occasion, car très recherchés ; Coulson teste donc cet été ses deux premier Boeing 737-300 “Fireliner” acheté à très bas prix auprès de Northwest Airlines, qui reçoivent une soute en deux parties pouvant contenir un total de 15 000 l de retardant.
Le retour en grâce des P-3 “Orion”
Toutefois la grande surprise de cette année 2018 est le retour en grâce des P-3 “Orion” de la défunte société Aero Union dont le contrat a été résilié en 2011, entraînant la faillite de l’entreprise de Chico (2). Les avions ont été stockés entre Chico et Sacramento et ont bénéficié d’un
entretien adapté. Trois d’entre eux ont été revendus, deux à une nouvelle société baptisée Aero Strike et un à Buffalo Airways ; ils pourraient reprendre du service sous ces nouvelles couleurs dès cet été. Un sacré retour !
Parmi les avions les plus anciens en service, les Convair 580 chez Conair et au Saskatchewan ont encore de belles années devant eux, tout comme la dizaine de Lockheed “Electra” d’Air Spray, toujours opérationnels.
Et en neuf, vous avez quoi ?
Si les pompiers du ciel font massivement appel aux avions d’occasion, il existe quelques machines disponibles directement “sur catalogue”. C’est le cas des avions agricoles Thrush 510G mais aussi de l’Air Tractor AT- 802F et de sa version amphibie “FireBoss”. En dépit de performances modestes, ces appareils ont un rapport coût/ efficacité très favorable. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui l’Air Tractor est sans doute le bombardier d’eau le plus répandu dans le monde, avec, selon les sources, environ 200 exemplaires vendus. Et ceci sans compter les versions précédentes qui peuvent bénéficier de soutes optionnelles leur permettant d’intervenir sur feux en plus de leurs missions d’épandage habituelles.
Plus original, la succession des “Turbo Firecat” français va donner lieu à la première conversion en “Tanker” d’avions neufs. Les six prochains Q400MR de la Sécurité civile vont être prélevés en sortie de chaîne de production chez Bombardier pour recevoir leur soute de largage chez Conair, alors que les deux premiers étaient des appareils ayant volé auparavant environ 10 000 heures pour la compagnie aérienne SAS.
Mais c’est un duel commercial international qui attire tous les regards. Avec la fin de la production du CL- 415 par Bombardier, une histoire s’achevait, celle du premier avion conçu spécifiquement comme bombardier d’eau et considéré comme l’appareil le mieux adapté à cette mission. Les certificats de types des CL-215, CL-215T et CL- 415 ont ensuite été rachetés par la société canadienne Viking qui a lancé, dans un premier temps, une nouvelle version du CL-215T, le CL- 415EAF, en équipant trois CL-215 de fin de série avec des turbines et une nouvelle avionique pour le compte d’une société du Colorado.
Cependant Viking, basée à Calgary et à Victoria, qui a relancé avec succès la production du “Twin Otter”, ne cache pas son envie de s’inscrire dans l’histoire en produisant une nouvelle version du célèbre appareil conçu initialement par Canadair. Le futur CL-515 sera identique au CL- 415 mais disposera d’une avionique modernisée et quelques évolutions spécifiques dont le détail n’est pas encore connu ; les capacités d’emport et les performances ne devraient pas évoluer.
Ce nouvel avion vise clairement la succession des premiers CL-415 livrés il y a plus de 20 ans. La Sécurité civile française, qui fut client de lancement du
“Canadair” à turbines, fait donc partie des clients potentiels et a été consultée par la société canadienne. À l’heure où ces lignes sont écrites, mi-juin 2018, aucune décision n’a été officialisée.
Le futur CL-515 devra aussi faire face à un concurrent de taille qui fait un retour tonitruant sur la scène internationale. Même si le succès commercial du Beriev 200, deuxième avion spécifiquement conçu comme bombardier d’eau, n’a pas été aussi brillant que celui de l’amphibie canadien, il n’en possède pas moins des caractéristiques qui, sur le papier sont spectaculaires. 750 km/h en croisière, 12 t d’eau. Néanmoins, le Beriev n’a été produit qu’en toute petite série, pour la Russie et l’Azerbaïdjan, et les nombreuses tournées, démonstrations et locations, au Portugal et en Grèce notamment, n’ont pas encore abouti à de nouvelles commandes. En attendant la confirmation des commandes pour l’Indonésie et la Chine, le Beriev est revenu dans l’actualité avec l’officialisation du contrat de sa remotorisation, par le remplacement de ses D- 436TP par des PowerJet SaM 146 construits conjointement par NPO Saturn en Russie et le groupe Safran en France, un projet resté en suspens pendant des années.
L’implication de la société française Safran et du groupe Airbus dans l’occidentalisation du Beriev pourrait le relancer dans la course à la succession des CL- 415 de la Sécurité civile et autres appareils de même type en Europe. Il est également susceptible d’intéresser les opérateurs aux États-Unis, même s’il y est sérieusement concurrencé par les Boeing CH- 47 “Chinook” et autres Erickson “AirCrane”, hélicoptères bombardiers lourds, à la souplesse d’emploi inégalable.
Néanmoins, le seul remplacement des réacteurs ne résoudra sans doute pas tous les défauts relevés par les pilotes français qui ont longuement évalué le Beriev 200 lors de l’été 2011, comme l’absence d’aérofreins pénalisante pour les opérations dans le relief, la consommation élevée exigeant de faire des choix douloureux entre charge utile et autonomie, et la programmation des commandes de vol peu adaptée.
En attendant la réponse de Viking, le Beriev a été présenté en vol lors du dernier rassemblement d’hydravions de Biscarrosse, début juin, et devrait continuer à faire parler de lui dans les mois à venir.
Et les militaires dans tout ça ?
Opérateurs privés et institutions gouvernementales se partagent généralement les opérations anti-incendies. Néanmoins, c’est le cas en Espagne avec le Grupo 43 ou en Thaïlande ou dans d’autres pays, les forces armées peuvent être impliquées dans ces missions. En France, l’opération Héphaïstos affecte des moyens militaires, notamment des hélicoptères, au soutien des opérations estivales. Aux États-Unis, contrairement aux idées reçues, l’investissement des militaires dans ces opérations se limite à la mise à disposition de huit C-130J “Hercules” d’unités de la Garde nationale ou de la Réserve pour l’utilisation de soutes MAFFS ( Modular Airborne Fire Fighting System, système modulaire de largage conçu pour les C-130), propriétés de l’US Forest Service qui, par nature, ne peuvent être utilisées que comme moyen de renfort quand les moyens civils sont débordés. L’US Navy et l’US Army disposent d’un nombre limité de “Bambi Bucket”, des réservoirs emportés sous élingue par les voilures tournantes (et même par les Bell-Boeing V-22) permettant des largages très précis. Ces moyens sont, là aussi, uniquement utilisés en renfort ou lorsque les territoires sous la responsabilité du ministère de la Défense américain sont touchés.
L’avenir de la lutte anti-incendie va donc passer par la conversion de nouveaux avions de ligne, le Boeing 757 pouvant être le prochain candidat selon Wayne Coulson, président de Coulson Group (propriétaire des Martin “Mars”). Mais ce combat peut aussi se penser différemment. Toujours chez Coulson Group, on envisage, dès l’été australien prochain, de tester des largages de nuit avec les C-130, grâce à des jumelles de vision nocturne, selon le protocole établi pour les opérations nocturnes avec les hélicoptères S- 61 au cours de la dernière saison feu. Le dernier rempart à l’utilisation des bombardiers d’eau pourrait donc tomber dans les années à venir. Les autres axes de recherche portent évidemment sur le rôle que les drones pourraient jouer dans ces missions. Les tâtonnements sont nombreux mais les coûts opérationnels se révèlent élevés ; cette piste semble cependant décisive pour les décennies à venir.