Les as de l’aviation française pendant la Grande Guerre
La notion d’as, apparue dans la presse en 1916 et officialisée par l’armée peu après, concerne une minorité de pilotes particulièrement motivés qui connaissent gloire et honneurs durant toute la Première Guerre mondiale.
Ils furent peu mais comptèrent beaucoup pour la victoire dans les airs. Retour sur un mythe.
Tuer un type en foutant la verte à tout le régiment, c’est ça le vrai boulot. Et on se l’est tapé, le boulot, à peutêtre trois mille types. Et c’est nous qui l’avons gagnée, cette putain de guerre. Nous ! Les trois mille ! – Et les autres ?
– Les autres, ils l’ont faite.” Ce dialogue est issu du film magistral de Bertrand Tavernier adapté du roman éponyme de Roger Vercel paru en 1934, Capitaine Conan. Ce capitaine, joué par Philippe Torreton, affirme à son ami le lieutenant Norbert joué par Samuel Le Bihan que ce sont des hommes tels que ceux de sa compagnie de corps francs qui ont gagné la guerre : une toute petite minorité de soldats particulièrement motivés, qui ont remporté les batailles par leur action décisive alors que la grande masse des combattants n’a fait que tenir les tranchées et plus rarement est montée à l’assaut à l’aveuglette au signal du coup de sifflet, faisant masse sans véritablement avoir eu l’ennemi au bout du fusil.
Quelle que puisse être la pertinence de ces propos sur les fantassins de la Première Guerre mondiale, ils sont en revanche parfaitement appropriés pour décrire la chasse française où l’essentiel des résultats est le fait d’une toute petite minorité, les as de l’aviation, titre officieux donné à tout pilote ou mitrailleur ayant obtenu cinq victoires aériennes homologuées. Seuls 176 aviateurs français et 11 étrangers ayant servi dans les escadrilles françaises ont pu prétendre à ce titre durant la Première Guerre mondiale. L’étude des dossiers de ces hommes permet de découvrir un groupe très homogène se distinguant de la masse des combattants.
Un milieu social favorisé
Cette génération d’hommes est née en grande majorité dans les années comprises entre 1885 et 1898, ce qui leur donne un âge compris entre 16 et 29 ans en 1914. Leur âge moyen est de 23 ans, seuls neuf d’entre eux ont dépassé de peu la trentaine quand éclate la guerre. Comme tous les hommes de leur génération, ils ont été éduqués par l’école publique dans l’esprit de revanche contre l’Allemagne, le regard tourné vers la ligne bleue des Vosges, mais leur patriotisme va se manifester de manière bien plus importante.
Quand les affiches de mobilisation générale sont placardées dans
toutes les communes de France, 52 (30 %) des 176 futurs as de l’aviation française sont des militaires d’active qui sont par définition déjà en poste dans les forces armées, dans diverses armes. 17 autres sont en train d’effectuer leur service national et sont également déjà porteurs de l’uniforme. Les 107 restants vont être mobilisés à la déclaration de guerre, mais 42 d’entre eux (39 %) ne vont pas se contenter d’attendre leur ordre de mobilisation et contracter un engagement volontaire dans l’armée. C’est une proportion considérable sachant que pour l’ensemble des forces armées comptant près de 3,5 millions de mobilisés, seuls 100 000 engagements volontaires ont été recensés durant la guerre – 2,8 % des effectifs.
Ce patriotisme particulièrement vif peut s’expliquer par l’origine sociale des intéressés, où l’on constate une très large surreprésentation des classes supérieures où le nationalisme, voire le militarisme, est une valeur largement partagée. En examinant la profession du père inscrite sur les actes de naissance des 176 as français, on constate que près de la moitié d’entre eux (85) est issue des classes supérieures avec le géniteur exerçant la profession d’officier de carrière, médecin, universitaire, industriel ou rentier. Environ un quart (46) est issu de ce qui pourrait être qualifié de la classe moyenne avec des professions de petit commerçant, fonctionnaire, ou journaliste, tandis que seulement un quart (45) vient des classes laborieuses (agriculteurs, ouvriers, employés ou artisans). Précisons qu’en 1914 les seuls agriculteurs représentent environ 55 % des actifs mais à peine 9 % (15) du milieu d’origine des as de l’aviation.
Une très grande motivation
Que leur incorporation dans les rangs de l’armée se soit faite de manière volontaire ou subie, tous, sans exception, se sont ensuite portés volontaires pour intégrer l’aviation militaire. Très peu d’entre eux (18) étaient déjà des pilotes titulaires du brevet militaire ou civil avant la guerre. La grande majorité a donc appris à piloter pendant le conflit, ce qui à l’époque se faisait assez rapidement dans une durée d’environ six mois. On relève trois éléments concrets dans leurs dossiers, qui sont parfois cumulatifs, et qui peuvent expliquer leur motivation.
Tout d’abord, comme tous les hommes de leur génération, ils sont fascinés durant leur adolescence, c’est-à-dire durant la première décennie du XXe siècle, par l’essor des sports mécaniques. La presse relate ainsi les premières courses automobiles, tout comme les vols des premiers faucheurs de marguerites dont le survol du moindre village par un aéroplane est un événement local. Un tiers d’entre eux vont transformer cette passion en mét ier en devenant à l’aube des années 1910 des ingénieurs, mécaniciens, chauffeurs automobiles (ce qui à l’époque revient à peu près au même…) où des employés de l’industrie aéronautique.
La seconde raison, moins avouable, est la volonté d’échapper aux tranchées. Beaucoup de soldats ont fait cette demande en 1918 dans l’espoir d’obtenir pour six mois un répit du front et avec pour motivation de bénéficier de conditions de vie bien plus confortables. La valeur combative de ces pilotes était selon plusieurs témoignages toute relative… Mais les as de l’aviation, s’ils ne dédaignent pas l’avantage du confort donné aux pilotes, avaient surtout la volonté de continuer de se battre d’une manière jugée plus flamboyante. 55 d’entre eux ( 31 %) ont commencé la guerre dans l’arme de la cavalerie, l’arme la plus prestigieuse, mais qui devient vite obsolète par la guerre des tranchées qui la transforme en infanterie de seconde ligne. Pour eux, il s’agit autant d’une volonté de quitter la boue des tranchées et des missions sans intérêt que de changer de monture. Signalons enfin que 20 % des 176 as français sont des éclopés, des soldats jugés inaptes à l’infanterie du fait de leurs blessures reçues au front ou la faiblesse de leur consti-
tution au moment de l’incorporation. Ces hommes auraient pu, du fait de leur état de santé, passer le restant de la guerre chez eux ou à des tâches secondaires loin de la ligne de front, mais ont fait le choix délibéré de combattre et d’intégrer l’aviation où les critères physiques sont bien plus souples.
Meilleure formation et meilleur matériel
Une fois admis dans l’aviation, tous les as ont suivi le cursus habituel des écoles de pilotage, consistant en des cours théoriques et vols en passager au centre de Dijon-Longvic ou Lyon-Bron, suivis des cours dans une école élémentaire où ils passent le brevet de pilote militaire (Istres, Châteauroux, Chartres, Ambérieu, Étampes pour ne citer que les principales) et, jugés aptes à passer dans la chasse, suivent le cours de perfectionnement de l’école d’acrobatie de Pau, généralement complété par un stage à l’école de tir de Cazaux. L’affectation en unité n’est pas immédiate car sont formés plus de pilotes que de besoins, ce qui leur permet de rester au Groupement
des divisions d’entraînement (GDE) dans l’attente d’être envoyés au front, période où ils continuent de s’entraîner. Un pilote de chasse bénéficie ainsi d’un minimum de 40 heures de vol, chiffre qui peut aller jusqu’à une centaine selon le temps passé au GDE. Cette excellente formation, nettement supérieure à celle dispensée aux pilotes britanniques, leur donne un avantage certain lors de leur arrivée au front.
En escadrille, les pilotes français ont presque toujours trouvé à leur disposition un appareil leur donnant une supériorité technique sur l’ennemi. Les premières escadrilles dédiées à la chasse voient le jour vers le milieu de l’année 1915 en France et volent sur Nieuport 10 à moteur rotatif de 90 ch, puis au tout début de l’année 1916 passent sur le Nieuport 11 spécifiquement conçu pour la chasse, qui est d’ailleurs vite épaulé par le Nieuport 16 plus puissant à moteur de 110 ch vers le mois de mars 1916. C’est à cette pé- riode qu’à lieu la première bataille de chasseurs à Verdun, suivie de la bataille de la Somme où entrent en opération des Nieuport 17 dotés du même moteur, mais bien mieux équilibrés. Face à eux, durant toute cette période, les Allemands n’ont à leur disposition que le Fokker “Eindecker” monoplan, doté d’un moteur équivalent à celui des Nieuport mais qui sont nettement inférieurs sur le plan de la maniabilité. L’arrivée de l’Albatros D.III à la fin de l’automne 1916 donne à l’Allemagne un avantage en puissance sur les Nieuport, mais ceuxci commencent à cette époque à être remplacés par l’excellent chasseur Spad VIII de 150 ch qui lui est équivalent en vitesse. La version du Spad VII à moteur surcompressé de 180 ch, qui ne se généralise en escadrille qu’à l’été 1917, redonne un avantage technique à la chasse française qui dispose d’une supériorité en vitesse et la conservera tout le restant de la guerre. Le Spad XIII plus puissant, arrivé à l’automne 1917, renforce encore cette supériorité que seule la version à moteur surcompressé du Fokker D.VII pourra contester, mais celui- ci n’apparaît qu’en trop petites quantités à la fin de la guerre.
Pour les as, cette supériorité du matériel est encore plus flagrante car ils sont prioritaires pour voler sur le meilleur matériel disponible. Les plus grands as de la chasse ont ainsi l’honneur de tester au combat les prototypes des appareils les plus réussis, quand ils ne participent pas directement à leur conception. On aperçoit ainsi Jean Navarre assister aux premiers essais du chasseur Spad VII de 150 ch dont les premiers exemplaires sont livrés au mois de septembre 1916 aux as de l’Escadrille N 3 que sont Georges Guynemer (n° 115), Alfred Heurtaux (n° 113) et André Chaînat (n° 117). L’as des as Guynemer, qui reçoit en décembre 1916 le premier Spad VII à moteur surcompressé (n° 254) à bord duquel il remportera 19 victoires homologuées, correspond régulièrement avec le constructeur et le motoriste et met au point le Spad XII-Canon qu’il baptise “Pétadou” et teste au combat durant l’été 1917. Toujours durant l’été 1917, il reçoit l’un des tout premiers Spad XIII à deux
Au combat, il faut être extrêmement motivé pour aller tuer un homme
mitrailleuses (n° 504) à bord duquel il disparaît au combat le 11 septembre 1917, le même mois où le seul Spad XIII livré à l’Escadrille N 103 est donné à l’adjudant René Fonck, l’as de l’unité, bien que nombre de pilotes soient plus gradés et plus anciens que lui. Fonck, devenu le nouvel as des as de la chasse, reçoit au mois de septembre 1918 le tout premier Spad XVII à moteur de 300 ch à bord duquel il remporte ses dernières victoires. Pour tous les autres as, beaucoup moins connus que les personnalités précitées, les chefs d’escadrille ont pour consigne de leur donner les meilleurs appareils : ils reçoivent ainsi les premiers Spad quand ceux-ci remplacent les Nieuport dans leurs unités, à de rares exceptions près. Quand les Spad constituent toute la dotation de l’escadrille, les as se voient attribuer les meilleurs d’entre eux, ceux produits non par les sous-traitants mais par la maison mère Spad dont les cellules sont réputées être de meilleure qualité.
La part du lion des victoires
En escadrille, les as de chasse forment généralement une très petite minorité de pilotes, comme le souligne l’as Louis Risacher : “Au combat, il faut être extrêmement motivé pour aller tuer un homme. Aussi, si dans une unité vous avez 10 % des pilotes qui veulent se battre, c’est déjà bien. Nombre de pilotes étaient juste là pour avoir un bel uniforme. Au combat, il faut foncer. Dès qu’on voit l’ennemi, il faut plonger dessus, et improviser pour s’approcher. Puis, tout le monde n’étant pas comme Fonck, tirer à bout portant.” À l’exception notable de la légendaire Escadrille SPA 3, unité d’élite comportant de nombreux as, dans la quasi-totalité des autres escadrilles l’essentiel du résultat collectif de l’unité est celui d’un seul, ou de deux, voire trois pilotes, sachant que l’effectif réglementaire est fixé à 18 à la fin de la guerre. L’as des as René Fonck a ainsi remporté personnellement 72,5 des 103,5 victoires homologuées de la SPA 103 (décompte fractionné pour tenir compte des victoires partagées avec d’autres unités). Charles Nungesser remporte à lui seul près du tiers des 90,84 victoires de la SPA 65 et la proportion passe à plus de la moitié si l’on rajoute celles des sept autres as de l’unité que sont Robert de Bonnefoy, Jean Sauvage, Marcel Henriot, Eugène Camplan, Georges Lienhard, Jacques Gérard et Lucien Cayol, tout en sachant que 124 pilotes se sont succédé dans l’escadrille durant toute la guerre. Moins connus, les deux as de la SPA 75 que sont William Hérisson et Antoine Laplasse remportent à eux deux 13,41 des 31,41 victoires de l’escadrille, soit 43 % du total.
Une étude statistique des victoires remportées par l’aviation française, bien que difficile à mener du fait de la masse des informations à analyser, peut cependant être réa- lisée avec une précision appréciable grâce aux recherches historiques modernes. Par victoire homologuée, on entend tout avion, ballon captif ou dirigeable ennemi détruit ou capturé et reconnu comme tel par les autorités militaires, par une décision d’homologation. La conséquence de cette décision est dans la très grande majorité des cas la récompense du pilote ou du mitrailleur victorieux par une citation à l’ordre de l’armée qui est imprimée dans les colonnes
du Journal Officiel. Il y a cependant des cas où la victoire n’est récompensée que par une citation de rang inférieur, à l’ordre du corps d’armée, qui ne figure pas au Journal officiel et doit être relevée dans les dossiers individuels des combattants. Ce gigantesque travail documentaire de collecte a été réalisé sur plusieurs décennies par l’historien américain Franck W. Bailey (1925-2010), qui, épaulé par l’historien français Christophe Cony, a publié en 2001 le résultat de ses recherches dans l’ouvrage The French Air Service War Chronology 1914-1918 (Éditions Grub Street). Toutefois, l’ouvrage reste incomplet car il ne recense que les victoires et pertes du front français, des Flandres à la frontière suisse. Or, les pilotes français se sont battus sur plusieurs autres fronts : en Serbie et aux Dardanelles en 1915, puis en Grèce à partir de l’année suivante sur ce qui constitue le “front d’Orient”. En 1916, une escadrille de chasse s’installe en Italie à Venise et sera suivie d’autres unités pour le restant de la guerre. Enfin, en 1917, la France prend en main l’aviation roumaine en y envoyant du matériel et des aviateurs, tout comme elle envoie une mission aéronautique en Russie – l’une et l’autre de ces missions combattant jusqu’à la fin de l’année 1917 quand la Russie dépose les armes. Toute la difficulté pour ces fronts secondaires est de quantifier les victoires homologuées, car, notamment pour le front d’Orient, par volonté de rabaisser le général Sarrail qui en assurait le commandement, les autorités locales n’avaient pas le pouvoir d’accorder des citations à l’ordre de l’armée, mais des propo- sitions qui devaient être confirmées par le Grand Quartier Général. Il en ressort un décalage entre les victoires considérées comme sûres dans les documents de l’Armée d’orient (qui sont listées de manière exhaustive pour les années 1917 et 1918), et celles effectivement homologuées par le Grand Quartier général en France.
compte de ces réserves, on peut évaluer le nombre des victoires homologuées comme suit :
le front français ;
le front d’Orient, comprenant la campagne de Serbie et des Dardanelles ; le front italien ; le front roumain ; le front russe. au total, 2 817,93 victoires homologuées aux pilotes et mitrail- leurs français ou étrangers engagés dans des unités françaises.
as de l’aviation française en ont remporté très exactement 1 329,77, chiffre vérifié par l’examen de leurs dossiers individuels. Soit 47 % du total, un peu moins de la moitié des victoires homologuées remportée par une toute petite cohorte de 187 hommes – 180 pilotes et sept mitrailleurs dont d’ailleurs trois d’entre eux sont devenus pilotes. Sachant que 17 402 brevets de pilotes militaires ont été décernés en France jusqu’au 11 novembre 1918, et, considérant qu’à cette date 42 % des pilotes en unités sont des pilotes de chasse, on peut évaluer grossièrement le nombre de pilote de chasse formés à 7 300, ce qui amène à la conclusion que 2,5 % des pilotes ont remporté la moitié des victoires