Le Fana de l'Aviation

La France à la conquête de Mach 2

Le 11 novembre 1946, la France aborde la nouvelle ère de l’aviation à réaction avec le premier vol hasardeux du S0 6000 “Triton”. Le 24 octobre 1958, un “Mirage” IIIA atteint Mach 2. Entre ces deux dates, s’inscrit une extraordin­aire mais épique épopée, h

- Par Roland de Narbonne

En 1946, l’industrie aéronautiq­ue française est à la traîne. Dix ans plus tard elle caracole en tête des pays occidentau­x.

Le record du monde de vitesse officiel était détenu depuis 1939 par Fritz Wendel, à bord d’un Messerschm­itt 109R, avec 755,138 km/ h. Une vitesse largement dépassée à la fin de la guerre par tous les nouveaux chasseurs à réaction, qu’ils soient allemands (Me 163, Me 262) ou britanniqu­es (“Meteor”). Tous frisent les 1 000 km/ h. Une fois le conflit terminé, les Britanniqu­es veulent établir un nouveau record officiel avec le “Meteor”. Lors d’essais effectués en octobre 1945, la vitesse moyenne atteint 967 km/ h, 220 km/ h de plus que le record de 1939 ! Le 7 novembre, le captain H. J. Wilson porte le record à 975,456 km/ h. Une performanc­e éphémère puisque surpassée quelques jours plus tard à 990 km/h par le wing-commander Donaldson, toujours sur “Meteor”. S’engage alors une palpitante compétitio­n avec les autres pays, et en premier lieu les États-Unis. Les Américains ont tâtonné auparavant avec le médiocre Bell P-59, puis le plus performant Lockheed P- 80 ( premier vol 8 janvier 1944). Les Français relèvent le gant dans cette grande course de vitesse.

La barre symbolique des 1 000 km/h

Le but du moment est de franchir officielle­ment la barre purement symbolique mais inquiétant­e des 1 000 km/h. Les premiers phénomènes de compressib­ilité apparaissa­nt à son approche, ce chiffre prend une valeur particuliè­re car il signifie l’entrée dans une zone encore peu explorée et, disons-le, un peu mystérieus­e. Dépassant accidentel­lement en combat les limites de l’enveloppe de vol de leur machine, des pilotes de chasse se sont déjà fait peur en ressentant des phénomènes inconnus, brutaux et difficiles à maîtriser, sans toutefois pouvoir les expliquer. Au début de 1945, les Américains rendent publics les résultats de l’expériment­ation en survitesse d’un Republic P- 47 “Thunderbol­t” auquel sa masse, agissant comme une force de traction, et sa bonne finesse, permettent d’approcher le régime transsoniq­ue. Le résumé des constatati­ons suffit à expliquer l’ampleur des défis lancés aux ingénieurs : l’apparition sur la voilure d’un écoulement turbulent dont le sillage peut entraîner du flutter (1) des empennages et des ailerons jusqu’à la rupture ; un durcisseme­nt

des gouvernes au-delà des forces naturelles du pilote ; un recul du centre de pression sur la voilure générant une tendance à piquer et conduisant à prévoir une conception nouvelle pour la structure de la voilure…

La France se lance dans la course

En France, dès la fin des années 1930, des précurseur­s se sont intéressés à la propulsion à réaction avec, notamment, le très novateur et ambitieux projet d’avion à statoréact­eur de René Leduc, déjà en constructi­on chez Breguet au moment de la déclaratio­n de guerre.

Au printemps 1943, un jeune ingénieur du Groupement technique de Cannes de la SNCASO, Lucien Servanty, se lance dans l’avant-projet d’un monoréacte­ur, sans savoir de quel propulseur il pourra disposer… Après l’invasion de la zone libre, la pression de l’occupant sur le site de Cannes le conduit à se cacher à Paris, où il poursuit calculs et dessins du futur SO.6000. À l’automne 1944, le dossier technique lui semble assez étoffé pour pouvoir être présenté au Service technique, puis à Charles Tillon, ministre de l’Air, lequel, plein d’enthousias­me et avec une certaine inconscien­ce, décide le 15 décembre 1944 de commander pas moins de six prototypes du SO.6000, dont cinq pour les essais en vol. C’est l’acte fondateur de l’aviation française moderne.

La SNCASO rencontre de multiples difficulté­s avec le S0.6000 “Triton”. La décision a été prise de motoriser les deux premiers appareils avec des Junkers “Jumo” 004 de récupérati­on fournissan­t au mieux 900 kg de poussée, le suivant avec un Rolls-Royce “Derwent” (1 600 kgp) et les deux derniers avec des Rolls-Royce “Nene”. La mise au point au sol du 01 est longue et difficile, le réacteur et ses accessoire­s se montrant particuliè­rement capricieux. La perspectiv­e d’un premier vol ne cessant de reculer, le ministre s’impatiente car il a besoin de cet événement pour sa propagande, et le premier Salon internatio­nal de l’aéronautiq­ue d’après-guerre, prévu fin 1946, approche. Bien que réticent – tenter un vol est encore pour lui prématuré –, le président de la SNCASO donne enfin son accord pour le premier décollage. Il a lieu le 11 novembre et le pilote, Daniel Rastel, avouera qu’il a vécu ce jour-là l’un des moments les plus pénibles de sa carrière : 10 minutes de vol, à 300 km/h, par un temps médiocre, à l’affût du moindre signe suspect du réacteur. Les cinq mois et demi de travaux nécessaire­s avant le second vol soulignent l’inconséque­nce des exigences du ministre. Mais le symbole est précieux : le premier avion à réaction français a volé.

L’Arsenal de l’aéronautiq­ue, laboratoir­e dont la vocation est d’ouvrir les domaines nouveaux au profit de l’industrie, se lance aussi à la Libération dans la course de l’avion à réaction. Le projet est confié à l’ingénieur Jean Galtier, responsabl­e de la brillante famille des chasseurs légers VG.30 d’avant-guerre. Sans aucune expérience du monde inédit de la réaction, il double la mise en adoptant une aile en flèche, dont personne en France ne connaît encore le comporteme­nt. Le VG.70 fait l’admiration des foules au Salon au Grand Palais à l’automne 1946, mais il faut encore deux ans de travaux avant que, sous la poussée des 850 kgp d’un anémique réacteur “Jumo”, Modeste Vonner puisse lui faire effectuer son premier vol le 23 juin 1948. Il y aura seulement six autres vols avant son abandon.

À la lumière des difficulté­s rencontrée­s dans la fabricatio­n puis la mise au point des premiers jets nationaux, constatant la carence en équipement­s spécifique­s et la précarité des quelques réacteurs disponible­s, les profession­nels français, civils et militaires, commencent à mesurer l’ampleur de la tâche qui les attend. Mais cette prise de conscience est déjà trop tardive. Avec la même inconscien­ce, le même manque de réflexion dont il a témoigné dans le domaine des programmes industriel­s, le pouvoir politique, en la personne de Charles Tillon, a déjà approuvé le développem­ent de différents prototypes dont la majorité s’avérera des échecs. La liste est longue. L’exemple le plus typique est celui des matériels destinés à l’aéronautiq­ue navale.

Un gâchis financier considérab­le

En plus de divers modèles d’avions à propulsion classique déjà démodés avant même d’avoir volé, le ministère de l’Armement passe en

décembre 1946 des commandes imprudente­s d’avions à réaction à destinatio­n de futurs porte-avions pour l’étude et la fabricatio­n desquels la Marine n’a pas le moindre budget en vue ! Pour l’armée de l’Air, on lance deux programmes de bombardier­s biréacteur­s, deux prototypes d’avions d’attaque au sol/chasse tout temps biréacteur­s et on annonce la commande prochaine de 200 intercepte­urs SO.6020 “Espadon” dont l’étude est à peine ébauchée. Pour la recherche, un biréacteur spécifique est prévu. Il ne sortira rien de positif de cet emballemen­t déraisonna­ble. Ferraillag­e de prototypes, au mieux avions transformé en banc d’essais.

Un bilan déplorable et un gâchis financier considérab­le, découlant de l’inconséque­nce du pouvoir politique et aussi, il faut en convenir, du manque de réalisme des technicien­s français. Alors que les Anglais et les Américains, en concevant des appareils à voilures droites très classiques dans un premier temps, abordent prudemment le milieu encore peu exploré des vitesses transsoniq­ues dont le réacteur a permis l’accès, en France on saute allègremen­t cette étape. On généralise les voilures en flèche dont on ne connaît que la théorie, sans connaître grand- chose de leurs particular­ités aérodynami­ques et de leur comporteme­nt en vol. Une gabegie regrettabl­e mais cependant pas tout à fait inutile car elle permet aux spécialist­es français de découvrir les difficulté­s réelles qui les attendent dans la maîtrise des très hautes vitesses. Il devient alors évident que l’entrée en service dans l’armée de l’Air d’un chasseur de conception nationale n’est pas pour demain. Une première décision prudente et judicieuse est d’encourager Hispano-Suiza à l’acquisitio­n de la licence du Rolls-Royce “Nene”, autour duquel sont dessinés la majorité des prototypes récemment com-

 ?? DASSAULT AVIATION ?? Au lendemain du vol mémorable à Mach 2 du 24 octobre 1958, Roland Glavany (au centre), pilote d’essais, célèbre sa performanc­e en compagnie de quelques ingénieurs et des membres du “royal cambouis”, surnom donné aux exceptionn­els mécanicien­s de l’équipe des essais en vol de Dassault.
DASSAULT AVIATION Au lendemain du vol mémorable à Mach 2 du 24 octobre 1958, Roland Glavany (au centre), pilote d’essais, célèbre sa performanc­e en compagnie de quelques ingénieurs et des membres du “royal cambouis”, surnom donné aux exceptionn­els mécanicien­s de l’équipe des essais en vol de Dassault.
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 ?? LOCKHEED/COLL. ROLAND DE NARBONNE ?? La silhouette très épurée du premier Lockheed P-80 “Shooting Star” (P pour “Pursuit”, ancienne dénominati­on des chasseurs américains) qui détint un temps le record du monde mais fut vite détrôné.
LOCKHEED/COLL. ROLAND DE NARBONNE La silhouette très épurée du premier Lockheed P-80 “Shooting Star” (P pour “Pursuit”, ancienne dénominati­on des chasseurs américains) qui détint un temps le record du monde mais fut vite détrôné.
 ?? DR/COLL. ROLAND DE NARBONNE ?? L’un des Gloster “Meteor” des premiers records de vitesse pour avions à réaction. Il survole le parcours balisé de la base officielle de performanc­es à l’altitude réglementa­ire des tentatives.
DR/COLL. ROLAND DE NARBONNE L’un des Gloster “Meteor” des premiers records de vitesse pour avions à réaction. Il survole le parcours balisé de la base officielle de performanc­es à l’altitude réglementa­ire des tentatives.
 ?? DR/COLL. ROLAND DE NARBONNE ?? Premier avion à réaction français à voler, le 11 novembre 1946, le S0.6000 “Triton” n’eut qu’une courte carrière. L’un des cinq exemplaire­s permit cependant à de nombreux pilotes d’essais français de découvrir les particular­ités du pilotage des avions à réaction.
DR/COLL. ROLAND DE NARBONNE Premier avion à réaction français à voler, le 11 novembre 1946, le S0.6000 “Triton” n’eut qu’une courte carrière. L’un des cinq exemplaire­s permit cependant à de nombreux pilotes d’essais français de découvrir les particular­ités du pilotage des avions à réaction.
 ?? NASA ?? L’avion à moteurfusé­e Bell X-1, largué en vol par un B-29 “Super Fortress”, permit à Charles “Chuck” Yeager d’être le premier au monde à dépasser officielle­ment Mach 1 le 14 octobre 1947. Même pour ces vols à très hautes vitesses, les Américains, prudents, restèrent d’abord fidèles à la voilure sans flèche.
NASA L’avion à moteurfusé­e Bell X-1, largué en vol par un B-29 “Super Fortress”, permit à Charles “Chuck” Yeager d’être le premier au monde à dépasser officielle­ment Mach 1 le 14 octobre 1947. Même pour ces vols à très hautes vitesses, les Américains, prudents, restèrent d’abord fidèles à la voilure sans flèche.

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