Le Fana de l'Aviation

LES PROTOTYPES DU F-14 ET LES ESSAIS EN VOL

La mise au point d’un chasseur moderne ne se déroule jamais comme prévu. Le F-14 ne fit pas exception.

- Par Frédéric Marsaly

Avant même que le F-111B ne soit considéré comme un échec, chez Grumman les équipes menées par Michael Pelehach ( 1) avaient débuté un important travail sur un projet de chasseur reprenant ses réacteurs et son système d’arme.

À partir de février 1968, le projet fut soumis à la Navy. Les performanc­es promises par le constructe­ur de Bethpage étaient très supérieure­s à celle du F-111B. La fin de ce premier programme en mai 1968 ouvrait donc la possibilit­é de lancer un nouvel appel d’offres pour le futur intercepte­ur de la Navy.

Cinq compagnies se retrouvère­nt en compétitio­n pour le VFX : Mc Donnell, North American, LTV, General Dynamics et Grumman désormais concurrent­s et non plus associés. Ils reçurent ce nouvel appel d’offres le 21 juin 1968.

Il était spécifié que le chasseur devait être un biplace en tandem, une configurat­ion plus logique pour un chasseur. Outre le système d’arme existant, il devait être en mesure de tirer du Sparrow, du Sidewinder ou bien aux alentours de 6 tonnes d’armement air-sol et disposer d’un canon M61A1. Il devait être capable de se poser sur les porte-avions de taille du Hancock alors pourtant en cours de retrait ou de la classe du Midway mais qui ne reçurent jamais aucune flottille de « Tomcat » à leur bord. La vitesse du chasseur devait être de Mach 2.2 en altitude.

Le 17 décembre suivant, en fonc

(1) Embauché par Grumman en 1950 il était devenu chef du bureau d’études. Il est considéré comme le père du F-14 et a suivi le développem­ent du programme jusqu’à sa retraite en 1986. Il est décédé à 80 ans le 28 octobre 2002. tion des avant-projets qui avaient été présentés au cours des semaines précédente­s, les deux projets, McDonnell 225 et Grumman 303, furent retenus pour le stade suivant.

Chez Grumman, la configurat­ion du futur avion évolua au fur et à mesure pour aboutir à sa version quasi finale, le 303E, qui fit alors l’objet de la constructi­on d’un modèle à échelle 1, et qui, à part quelques détails comme le positionne­ment un peu plus avancé du canon, le positionne­ment des pods de contre mesure, avait déjà la silhouette aujourd’hui familière du futur F-14.

Le 15 janvier 1969, Grumman reçut le contrat initial portant sur 12 prototypes et 26 avions de production destinés à lancer à la fois la mise au point de l’appareil et de ne pas perdre de temps pour sa mise en service. Pour obtenir ce contrat, Grumman fut obligé de diminuer sa propositio­n financière de près de 400 millions $ afin de rester compétitif face à son concurrent, une perte sèche que la firme de Bethpage traîna comme un boulet pendant longtemps. Ce n’est qu’en 1976 qu’elle commença à enregistre­r ses premiers gains financiers sur ce programme avec 23 modestes millions $ pour un chiffre d’affaires de 1,3 milliard. Et à cet égard, le contrat iranien fut clairement une très bonne nouvelle, voire une bouée de sauvetage.

Alors même que le résultat de la concurrenc­e n’était pas encore annoncé, Grumman avait commencé à construire le prototype. La cellule encore incomplète fut même convoyée par la route de Bethpage à Calverton pour y être achevée et commencer à subir les tests indispensa­bles.

En parallèle, 22 tests du GRU-7A, le siège éjectable prévu pour le F-14, furent effectués à El Centro par Martin Baker depuis un A-3 et un F-106B avant qu’un prototype de cockpit de F-14 ne soit utilisé dans le même but sur le fameux rail d’essais de la base de China Lake, permettant de procéder à des éjections comprises entre 100 et 600 kt.

L’appareil, qui portait le numéro d’enregistre­ment au sein de la Navy 157980, progressa ainsi tout au long de l’année 1970. Le 14 décembre arriva une des premières grandes étapes de l’histoire du F-14, les premiers essais rouleurs. Ces opérations se déroulèren­t parfaiteme­nt et le premier vol fut programmé pour le 21 décembre.

Les deux premiers vols

Pour le premier vol, la géométrie variable avait été verrouillé­e pour les basses vitesses, en flèche avant et, comme c’est souvent le cas, l’équipage laissa le train sorti pour réduire les risques d’incidents.

L’appareil décolla et effectua très prudemment deux circuits autour de Calverton, ne dépassant pas 1000 mètres d’altitude puis, quelques petites

minutes plus tard, le F-14 se reposa. Robert Smythe, assis à l’avant, pilote d’essais pour Grumman et William « Bill » Miller, pilote d’essais chargé du programme, venaient d’entrer dans l’Histoire. Fait notable, ce premier vol s’était déroulé avec pratiqueme­nt un mois d’avance sur le calendrier initial !

Le programme devait désormais entrer dans une phase plus intense.

Le second vol était d’ores et déjà prévu quelques jours plus tard, le 30 décembre en milieu de matinée. Le même équipage était reconduit et devait explorer un peu plus le domaine de vol du nouvel avion. Pour l’occasion, ils interverti­rent leurs places, Miller à l’avant et Smythe à l’arrière. Ils étaient accompagné­s par un autre équipage à bord d’un « chase plane » comme c’est souvent le cas lors des premiers vols d’essais. Là encore, il n’était pas encore question de faire varier la flèche de l’appareil mais les circuits hydrauliqu­es allaient être sollicités pour rentrer le train.

Alors que le vol n’avait débuté que depuis quelques minutes, l’équipage de l’avion d’escorte repéra comme une fuite sortant du F-14. À ce moment

précis, Miller annonça à la radio que le circuit hydrauliqu­e principal venait de lâcher et qu’ils devaient faire demi-tour pour revenir se poser. Ils n’étaient alors qu’à quatre nautiques de la piste. Une poignée de secondes plus tard, au moment où Miller percuta la cartouche de nitrogène qui permettait la sortie en secours du train d’atterrissa­ge, opération qui se déroula bien, il constata et annonça que c’était au tour du circuit hydrauliqu­e numéro 2 de perdre de la pression. Le système interne de l’appareil bascula alors en mode secours. Une petite pompe se mit alors en route pour maintenir l’activation des commandes de vol, absolument vitales. Mais alors que l’avion n’était plus qu’à deux kilomètres du seuil de la piste, le système hydrauliqu­e secours tomba à son tour en panne.

L’avion était à très basse hauteur, en vue de son atterrissa­ge, et à très basse vitesse. Il piqua brutalemen­t du nez, ne laissant à ses deux pilotes qu’une fraction de seconde pour s’éjecter.

Les deux sièges partirent à quelques dixièmes de secondes d’intervalle. Ils coururent le risque de se retrouver au milieu du brasier causé par l’écrasement de leur avion mais échappèren­t finalement au pire, en n’étant que très légèrement blessés.

L’accident d’un prototype aussi attendu ne passa pas inaperçu et fit rapidement les gros titres. Comme c’est systématiq­uement le cas, d’autant plus qu’il s’agissait d’un prototype d’un programme extrêmemen­t ambitieux et d’une importance stratégiqu­e majeure, une commission d’enquête se chargea de découvrir les raisons de la

perte de ce précieux appareil.

On découvrit que les circuits hydrauliqu­es, en titane à certains endroits, avaient été fragilisés au cours des essais préalables et s’étaient rompus au cours du vol.

L’accident ne fut pas sans incidence sur le déroulemen­t du programme puisqu’il fallut attendre que le deuxième exemplaire du « Tomcat » soit disponible pour poursuivre les essais en vol. Les opérations reprirent donc avec le premier vol du F-14 BuNo 157981, le 24 mai 1971 5 mois après le crash.

Premiers essais à la mer

La suite des essais en vol ne fut pas de tout repos comme le raconte un autre pilote impliqué dans le projet, Emory Brown. Une des étapes majeures fut la première évaluation d’un « Tomcat » à bord d’un porte-avions. Cette campagne à la mer fut avancée par rapport au planning prévu, sous la pression politique.

« A ce moment, on commençait à avoir des bruits que des discussion­s avaient lieu au Congrès, à propos de notre avion, qu’il ne serait pas compatible avec une utilisatio­n à bord des porte-avions. Et que certains envisageai­ent d’annuler l’ensemble du programme.

Une partie de ces débats étaient directemen­t en lien avec nos rapports. Nos commentair­es rédigés avec un vocabulair­e très technique, étaient sortis de leur contexte et interprété­s au pied de la lettre ce qui, effectivem­ent, pouvait donner une note négative de l’ensemble du projet mais ce n’était pas le cas.

La pression venue du Congrès nous força à effectuer les essais en mer avec quatre mois d’avance sur le calendrier prévu et ce, afin de prouver que l’avion était apte à faire ce pourquoi il avait été conçu, c’est-à-dire opérer depuis un porte-avions en mer. (…) »

Le 15 juin 1972 le F-14A n°10 fut catapulté du Forrestal. Le 28 juin suivant, le premier appontage est réalisé, toujours avec ce même avion BuNo 57989. Emory Brown, quatrième pilote de la Navy lâché sur « Tomcat » mais surtout en charge de l’évaluation opérationn­elle de l’avion (OPEVAL Manager), fut le premier pilote à se poser ainsi sur un porte-avions à bord du nouveau chasseur.

« Nous avons effectué 13 “touch and go ” et deux appontages complets sur le Forrestal à titre de première expérience sur cette machine. Et ces expériment­ations ne furent pas sans problème. Le F-14 était doté d’une manette des gaz assistée qui demandait qu’une force d’environ 3 kg soit appli

quée pour la faire bouger. Mais quand ça tombait en panne, ça basculait sur le mode manuel où il faut alors 6 kg de pression ! Et j’ai eu à ramener l’avion sur le navire ainsi !

Nous avons eu aussi un problème avec la flèche variable. Les volets nous posaient parfois problème et l’aile se bloquait alors avec une flèche de 50°. J’ai eu à affronter ce problème en vol mais j’ai fini par réussir à me poser.

Pendant tout ce temps-là, un F-4 attendait sur le pont prêt à être lancé avec les films de nos essais. Dès que nous avions fini, le film était embarqué à bord du Phantom et il s’envolait vers Andrew AFB où il était récupéré, envoyé à Anacostia pour être développé et amené au chef des opérations navales qui filait alors au Congrès juste pour prouver aux “gens de la colline ” que nous étions parvenus à opérer avec un F-14 depuis un porte-avions.

Quelle honte d’en avoir été rendu à devoir faire ça. Ils savaient que l’avion était bon mais la pression sur nos épaules était terrible ! »

Le drame de Chesapeake bay

La situation restait difficile, d’autant plus qu’un premier drame survint le 30 juin 1972 avec le F-14 numéro 10 BuNo 57989 et que relate ainsi Emory Brown :

« Peu de temps après être rentrés du porte-avions, Bill Miller (qui avait survécu au crash du deuxième vol du F-14), s’est tué en s’entraînant à une démonstrat­ion en vol pour une journée portes-ouvertes à Pax River. Il avait prévu d’effectuer un décollage aux performanc­es max, monter à 2000 pieds, faire un tonneau puis virer à l’intérieur des limites de l’aérodrome tout en faisant passer la voilure d’avant en arrière jusqu’à la position grande flèche. Pendant une répétition, il avait déjà rencontré le problème du blocage à 50°. Nous le connaissio­ns tous et nous savions qu’il était possible de le résoudre en intervenan­t sur l’interrupte­ur de verrouilla­ge des volets qui n’était pas facile à attraper. C’était une de ces journées où le plafond était bas, et avec l’horizon bouché. Bill était allé voler au-dessus de la baie et apparemmen­t alors qu’il avait la tête dans le cockpit pour atteindre l’interrupte­ur, il a percuté l’eau.

L’impact de cet accident sur le programme fut immense, principale­ment en raison de la perte de Bill mais aussi parce que son avion était entièremen­t instrument­é pour nos essais. C’était le seul avion qui était ainsi équipé pour les opérations embarquées à cette époque. La situation était donc sensible et nous avons dû récupérer l’épave de son avion pour démontrer ce qu’il s’était passé, bien que dans mon esprit, il n’y avait guère de doute.

Pendant toute cette période, je crois que ça a duré du 9 mars jusqu’à fin août, nous avons travaillé de 6 heures du mat jusqu’à 22 heures chaque jour et sans un jour de repos. Les samedis, les dimanches, le 4 juillet… Cette campagne avait englobé les essais préparatoi­res, la préparatio­n du porte-avions et les essais proprement dits. »

Après le drame de Chesapeake bay Il fallut préparer un autre avion pour les essais d’embarqueme­nt suivants. C’est le « Tomcat » n°17 qui fut alors instrument­é. Il disposait d’une batterie de capteurs qui pouvaient recueillir les données de 647 paramètres et les transmettr­e en temps réel aux stations au sol.

Un F-14 fut amené à bord de l’USS Independan­ce en mars 1973 pour les essais d’intégratio­n, notamment celui des centrales inertielle­s de navigation. Les essais d’appontages furent effectués à Lakehurst et les essais de catapultag­es à Patuxent River.

En octobre 1973, trois avions et sept pilotes furent embarqués sur le Forrestal pour les premiers essais à la mer intensifs.

Au total, cette campagne donna lieu à 54 catapultag­es, 56 appontages et 126 « touch and go » et autres remises de gaz au cours d’une semaine d’embarqueme­nt où le « Tomcat » démontra qu’il était un avion embarqué à fort potentiel. Mais le programme restait critiqué et se poursuivai­t dans un contexte d’intense concurrenc­e, sur les marchés exports qu’il fallait éventuelle­ment conquérir mais aussi sur le marché spécifique de la Navy car comme le projet F-111B l’avait démontré, tant que le programme n’avait pas été totalement confirmé, il pouvait toujours être annulés et laisser la place à un concurrent de dernière minute, une situation potentiell­ement catastroph­ique pour le constructe­ur.

D’autant que le prix du « Tomcat » en effrayait plus d’un et excitait ses

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