Les vieux soldats ne meurent jamais…
Charmante rencontre dans le ciel avec un Beech “Traveller” restauré.
… ils ne font que disparaître lentement dit la chanson. Mais celui-là a décidé de continuer de briller, même s’il ne fut qu’un discret et méconnu serviteur des lignes arrières. Au sein de la Royal Navy, il fut appelé “Traveller”, bien qu’il fût déjà renommé en tant que “Staggerwing”.
Lorsque la Deuxième Guerre mondiale éclata, la Beech Aircraft Corporation avait déjà produit plus de 400 exemplaires de son biplan à succès D17 “Staggerwing”, et un certain nombre avait trouvé preneur bien au- delà des frontières américaines. L’US Navy comme l’US Army Air Force avaient déjà acquis pour évaluation quelques exemplaires de ce biplan avec lequel les pilotes Louise Thaden et Blanche Noyes avaient remporté en 1936 la course transcontinentale Trophée Bendix… en volant constamment et seulement à la vitesse de croisière, soit avec seulement 65 % de la puissance maximale ! Mais quand les États-Unis entrèrent en guerre, les deux branches passèrent commandes de quelques centaines d’exemplaires, l’US Navy lui donnant la désignation de GB-1 puis GB-2, l’USAAF celle d’UC- 43. Les deux types ne différaient que par quelques spécificités de leur équipement militaire. Dans le cadre du Lend-Lease Act (loi du prêt-bail) approuvé par le Congrès au début de 1941, un peu plus d’une centaine d’exemplaires furent expédiés en Grande-Bretagne pour la Royal Navy.
C’est ainsi qu’au début de 1944, le GB-2 n° de série 6704 sortit de l’usine Beech de Kansas City recouvert d’une livrée dite Temperate Sea Scheme (schéma mer tempérée), c’est-à-dire gris sur les surfaces supérieures et bleu ciel (ou crème) sur les surfaces inférieures. Bien que des cocardes britanniques fussent déjà appliquées sur les ailes et sur le fuselage, il fut d’abord réceptionné par l’US Navy qui lui attribua le BuAer n° 23692, puis, quelques jours plus tard, fut transféré à l’USAAF pour être convoyé en vol et devint – sur le papier seulement – un UC- 43BH, avec le matricule 44- 67727. Par la voie des airs, le biplan rejoignit Fort Dix, dans le New Jersey, depuis Wichita. Là, avec d’autres, il fut démonté et mis dans un conteneur qui fut acheminé par train jusqu’au port de Newark qu’il quitta sur un cargo fin mars 1944.
“Traveller”, au service de la Fleet Air Arm
Le GB-2 BuAer n° 23692 arriva en Grande-Bretagne en avril 1944. Selon les archives du Fleet Air Arm Museum, il reçut le matricule de la Royal Navy FT478 et sa désignation devint GB-2 “Traveller” Mk I. Il fut d’abord affecté au Squadron 781 à Lee-on-Solent jusqu’en janvier 1945, puis au Squadron 701 à Heston jusqu’en septembre 1945.
La Royal Navy donna à ses GB-2 “Traveller” des matricules commençant par les lettres FT, pour Fleet Transport (transport de la flotte), de FT461 à FT535. Durant la Deuxième Guerre mondiale, 107 GB-2 “Traveller” volèrent sous l’uniforme britannique, en majorité pour la Royal Navy, mais aussi pour la Royale Air Force. Leur mission les tint éloignés du front : ils servirent d’avions de liaison entre les bases, pour transporter du personnel ou des VIP, mais aussi à faire de la reconnaissance météorologique ou au rafraîchissement des pilotes revenant de congés.
D’avril 1944 à janvier 1945, le Squadron 781 reçut 74 GB-2 à Leeon-Solent, qui était une grosse base extrêmement active. 75 avaient été expédiés, mais le dernier, qui devait recevoir le matricule FT512, ne fut jamais livré, pour une raison qui n’est pas mentionnée dans les archives. Aucune archive n’indique ce que fit le FT478 de janvier à juin 1945, néanmoins quelques formulaires de plein de carburant remplis en Écosse indiquent qu’il a volé au Nord du pays. De juin à septembre 1945, il fut utilisé par le Squadron 701 à Heston, près de la ferme de Heath Row (futur aéroport international de Heathrow), dans la banlieue de Londres. C’est sur cette base que nombre d’avions reçus dans le cadre du Lend-Lease Act furent regroupés avant d’être réexpédiés aux États- Unis. De retour sur le sol américain après une nouvelle traversée de l’Atlantique, le GB-2 FT478 fut rayé des inventaires de l’US Navy le 31 juillet 1946, alors qu’il se trouvait sur la base de Norfolk, en Virginie, non sans avoir reçu le nouveau BuAer n° 32876 pour des raisons purement administratives. Il n’affichait alors que 97 heures et 35 minutes de vol. Il fut expédié à Los Angeles – sans doute toujours en conteneur et par
train – pour y être débarrassé de ses équipements militaires, ce qui le fit devenir un D17S “Staggerwing”, et fut vendu comme surplus.
De la Californie à la Suisse
Un certain John B. Barnard, mécanicien certifié, signa une visite des 100 heures le 4 décembre 1947 à Long Beach, près de Los Angeles en Californie, puis le FT478 prit l’identité civile N1183V, recouvert d’une livrée jaune agrémentée de liserés bleu foncé lorsqu’il devint la propriété de Harry O. Golding le 17 mars 1948. Il semble qu’il ne vola pas immédiatement : un notaire signa le nouveau carnet de vol civil de l’avion le 15 septembre 1948 seulement, et le premier vol civil, d’une durée de 5 heures et 15 minutes, n’y fut inscrit qu’au début de 1950, pour ce qui aurait été un convoyage entre Los Angeles et Portland dans l’Oregon. À partir de ce moment, l’avion vola régulièrement pour la société Midway Lumber de Lyle Murphy. À la fin de 1950, il avait atteint un total de 215 heures et 15 minutes de vol.
À partir de juin 1951, plusieurs pilotes semblent s’être succédé à ses commandes et, en 1953, il devint la propriété de R. S. Gimblin, patron d’une société d’épandage agricole. Puis l’avion ne vola plus de décembre 1956 – il avait alors 326 heures et 30 minutes de vol – jusqu’en 1971. Cette année- là, Alfred J. Cratty et Dale E. Moore, deux pilotes de ligne habitant Kodiak, en Alaska, découvrirent le “Staggerwing” abandonné au fond d’un hangar lors d’un voyage d’agrément en Californie. Ils l’achetèrent et passèrent le mois suivant à le retaper. Le “Staggerwing” se posa à Kodiak à la mi-juin 1971. Puis en juillet 1973, il devint la propriété de Robert Dalzell, un médecin de Owensboro, dans le Kentucky, qui le restaura complètement. Le moteur n’avait alors que 475 heures de fonctionnement. Le “Staggerwing” ne retrouva le ciel qu’en 1978, avec un moteur et une hélice 0 heure, et la nouvelle immatriculation NC852.
Le pilote de ligne Suisse Heinz Peier en fit l’acquisition en 1988, fit installer un réservoir de convoyage sur les places arrière et courut l’Europe et l’Afrique, non sans s’être auparavant fait peur lors du trajet vers l’Europe par le Groenland : “Je me souviens d’un épisode alors que je volais vers Frobisher Bay, un grand bras de mer du Labrador, au fond duquel se trouve l’aéroport d’Iqaluit. Après avoir refait les pleins à Shefferville, au centre de la péninsule du Québec-Labrador, je croisais à 9 000 pieds [2 743 m] audessus du détroit d’Hudson et, pilepoil au milieu, après avoir basculé le sélecteur de réservoirs de celui de convoyage, qu’on utilise toujours le premier, vers le réservoir de l’aile supérieure droite, le moteur a coupé. Le silence s’est prolongé. Alors que mon hélice n’était plus entraînée que par le vent relatif, j’ai vérifié où se trouvaient mes équipements de survie, anticipant un amerrissage dans l’eau glacée. Basculer le sélecteur alternativement sur les quatre réservoirs dans les ailes et sur celui dans le fuselage n’a pas fait remonter la pression d’essence et je me préparais à l’amerrissage. En arrivant vers 5 000 pieds [1 524 m], j’ai eu un déclic ! J’avais oublié de fermer l’arrivée de la canalisation du réservoir de convoyage au moment où il s’était asséché. Et à cause de cela, les trois pompes – la mécanique entraînée par le moteur, l’électrique de gavage, la manuelle de secours – ne faisaient que pomper de l’air dans le circuit, même si je pensais que l’essence des réservoirs des ailes supérieures, du fait de la gravité, coulait d’ellemême jusqu’à ces pompes. Pomper de l’air devait être plus facile pour elles. Après avoir fermé le réservoir de convoyage, tout est revenu à la normale et je suis remonté à mon altitude assignée de 9 000 pieds puis me suis posé peu après à Frosbisher Bay sans autre problème.”
Donné à un musée et accidenté
En 1994, le “Staggerwing” traversa de nouveau l’Atlantique nord, cette fois- ci sur un cargo, puis traversa en vol les États-Unis jusqu’en Californie où Heinz Peier s’en servit pour faire du tourisme tandis qu’il attaquait la restauration d’un Grumman “Goose” à Chino. Puis l’ancien pilote de l’US Navy Granger Haugh acheta le biplan cette année-là, réalisant un très vieux rêve au terme d’une quête de plusieurs années. Ayant volé sur T-34 “Mentor”, T-28 “Trojan” Lockheed T-2, Grumman S2F et Martin P5M “Marlin” lorsqu’il portait l’uniforme, il n’était pas vraiment préparé à piloter le “Staggerwing”, d’autant plus qu’il n’avait plus volé depuis plusieurs années. Il prit alors des cours sur “Citabria”, avionécole à train classique très répandu aux États-Unis, puis se fit accompagner par un instructeur pendant 10 heures aux commandes de son biplan. Durant l’été 1998, il se rendit à ses commandes jusqu’aux îles
Caïmans, à l’ouest de la mer des Caraïbes, avec son fils Scott. À la fin de 2006, les méandres de la vie contraignirent Granger Haugh à cesser de voler. Après plusieurs mois de réflexion et de recherche, il fit don de son avion au National Warplane Museum (1941 Historical Aircraft Group) de Geneseo, dans l’État de New York. L’avion participa ensuite à plusieurs expositions et spectacles aériens, tandis que le comité de direction du NWM songeait à lui redonner son apparence de GB-2. Mais, en juillet 2008, la jambe de train gauche se replia inopinément lors d’un atterrissage sur une piste en herbe… Le “Staggerwing” avait désormais besoin d’une restauration complète, hors de portée financière du musée ; il fut remisé au fond d’un hangar. Une cagnotte fut lancée mais ne récolta que de maigres dons. En 2014, Granger Haugh et sa famille décidèrent de prendre en charge sa restauration et, fin avril, l’oiseau blessé quitta Geneseo sur une remorque pour traverser les États-Unis afin d’être confié à la société AeroCraftsman de Mark Lightsey, sur l’aéroport de Flabob, à Riverside, non loin de Chino, dans la banlieue de Los Angeles.
Sous la toile… la misère !
Le GB-2 “en kit” arriva à Flabob cinq semaines plus tard, après une étape chez Convington Aircraft Engines à Okmulgee en Oklahoma, où le moteur R-985 avait été déposé pour y être refait complètement. Mark Lightsey, connu pour avoir, entre autres, construit et fait voler une reproduction de Caudron C.460 “Rafale” de course, procéda à l’inventaire méticuleux des pièces et à leur évaluation, en compagnie de Nando et Hualdo Mendoza, deux frères qui possèdent un petit atelier voisin et travaillaient déjà fréquemment en sous-traitance pour AeroCraftsman. À l’issue de ce fastidieux exercice, le constat s’imposa : il fallait restaurer complètement l’avion. Plus l’entoilage avait été enlevé, plus le nombre des dommages constatés, pas seulement dus à l’accident mais aussi au vieillissement, avait augmenté. Le longeron arrière de l’aile inférieure gauche était fissuré, celui du plan horizontal de dérive aussi, des tubes du train d’atterrissage étaient courbés, des soudures avaient sauté, certains éléments en bois du fuselage avaient pourri, et la grande majorité des collages – âgés de 70 ans – étaient à refaire. Toutes les pièces, jusqu’au plus petites, furent scrupuleusement évaluées et testées afin de décider si elles seraient réutilisées après nettoyage
ou remplacées par des neuves, qu’il fallut fabriquer dans la plupart des cas. Le hangar d’AeroCraftsman prit vite l’allure d’un atelier des années 1930, avec les blueprints, les plans de construction d’époque, étalés un peu partout. Le fuselage, composé de couples et de nervures en bois assemblés sur un treillis de tubes métalliques est un chef-d’oeuvre… de complexité des courbes, composé de centaines de petites pièces. Granger Haugh confirma alors sa décision de restaurer le biplan dans sa configuration militaire originale GB-2. En 2016, Mark Lightsey quitta Chino pour le Tennessee et transmit à Nando et Hualdo la charge de poursuivre la restauration. Les deux frères refirent à neuf le très complexe système du train d’atterrissage rétractable, composé d’une multitude de petits moteurs électriques, pignons, chaînes et poulies. Matt Walker, du musée de Geneseo, se mit en devoir de retrouver tous les instruments originaux afin de reconstituer exactement le tableau de bord militaire d’époque du GB-2… et il y parvint, à un ou deux détails près. Un pistolet lance-fusées du bon modèle d’époque fut même déniché. En 2017, le réassemblage débuta.
Le Graal ? Un petit livret poussiéreux…
Retrouver la bonne teinte du gris et du bleu du Temperate Sea Scheme fut un énorme défi, car aucun échantillon ni aucune formulation des teintes n’avaient pu être retrouvés jusque-là, et seules des photos en noir et blanc existaient des GB-2 de la Royal Navy… mais aucune du FT478. Il fallut donc se baser sur une description écrite de quelques mots retrouvée dans les archives de la Fleet Air Arm : “Traveller Mk I FT 464- 478 peints bleu-gris Navy sur le dessus et crème [en français dans le texte original] ou bleu ciel dessous – Temperate Sea Scheme est constitué de dark slate grey [gris ardoise foncé], extra dark sea grey [gris mer très foncé], sky blue [bleu ciel] et medium sea grey [gris mer moyen]. Cockpit primaire gris.” Tous les experts en “Staggerwing”, en avions de la Fleet Air Arm et jusqu’aux maquettistes et modélistes ultra- spécialisés en camouflages furent consultés, sans qu’un véritable consensus se dégage, ni sur les teintes de peintures, ni sur les matériaux utilisés pour garnir les sièges et la cabine de l’avion, car aucun ne disposait d’un document faisant autorité sur le sujet. Alors que les