S’il te plaît, décoremoi un avion…
L’art de trouver la plus belle décoration pour son avion en 1914- 1918.
Quand éclate la Première Guerre mondiale au mois d’août 1914, les aviations militaires des nations belligérantes sont des services n’ayant à peine que quelques années d’existence derrière eux. Ce n’est au mieux qu’au début de l’année 1910 que les militaires s’intéressent aux fragiles aéroplanes de bois et de toile, à peine capables de soulever leurs pilotes… Leurs progrès sont toutefois rapides, à tel point que les principales nations comme la France, l’Allemagne et la Russie en ont durant cette courte période exploré les potentialités militaires, formé des pilotes et alignent des forces aériennes allant de 250 à 300 appareils en comptant ceux stockés dans les réserves.
Une instruction ministérielle
Très vite se pose la nécessité d’identifier ces appareils faits de bois et de toile, et donc propices à accueillir des coups de pinceau. En France, lors des grandes manoeuvres de Picardie au mois de septembre 1910, les premières auxquelles participent les avions, on observe déjà des dérives peintes aux couleurs du drapeau national par un mécanicien enthousiaste anonyme, peut-être sur injonction de son pilote. Ce n’est que le 26 juillet 1912, quatre mois après la parution au Journal officiel du décret organisant formellement l’aéronautique militaire, que paraît une instruction ministérielle définissant les marquages réglementaires à appliquer sur chaque appareil. Sous chaque aile, une cocarde tricolore d’un mètre de diamètre ; sur la dérive le sigle du constructeur, le numéro de série de l’appareil ainsi que sa charge maximale. Il n’y a aucun autre marquage et les dix types d’appareils en service ont pour couleur dominante leur toile naturelle ; les biplans Voisin étant revêtus d’un enduit blanc, les biplans Caudron peints en bleu ciel (peinture abandonnée en juin 1915) et les monoplans REP, qui vont rapidement disparaître des inventaires, sont entièrement peints en rouge. Cette instruction est toujours en vigueur au début des hostilités et tous les appareils français sont à ce moment effectivement marqués de la sorte. Toutefois, les premiers mois du conflit vont vite amener à des changements.
Tout d’abord, l’expérience montre le besoin de marques de
nationalités latérales pour mieux pouvoir identifier un appareil en vol. Les premières dérives tricolores apparaissent dès la fin de l’année 1914 pour se généraliser durant l’année 1915, quelquefois renforcées de cocardes tricolores peintes sur le fuselage pour les biplans Nieuport X de l’année 1915 sans que cette disposition ne perdure, par crainte sans doute que cette cocarde située bien près du pilote ou de l’observateur ne serve de cible. Les cocardes se généralisent en revanche sur le dessus des ailes dans le courant de l’année 1915 pour les bombardiers Voisin, puis sur les autres appareils l’année suivante.
La question du camouflage est expérimentée par le célèbre peintre Lucien-Victor Guirand de Scévola (1871-1950), mobilisé et promu au grade de capitaine, qui monte au mois de février 1915 à Toul un atelier de camouflage destiné à soustraire les pièces d’artillerie à la vue de l’ennemi. Il envoie ses équipes sur le front de Picardie et intéresse au plus haut point le chef de la 2e armée, le général de Castelnau, qui fait ainsi camoufler ses canons. Mais Guirand de Scévola passe aussi sur le terrain de Treux, près d’Amiens, et peint en mars 1915 un camouflage aux teintes inconnues sur un Morane “Parasol” de l’escadrille MS 23, piloté par le sergent Marius Lacrouze dont l’appareil est vite surnommé “Le Zèbre” par les autres pilotes. Une expérience sans lendemain… Durant le printemps et l’été 1916, les chasseurs Nieuport (type 11, 16 et quelques 17) reçoivent en usine un camouflage fait d’une teinte couleur marron et une ou deux teintes vertes, connaissant une utilisation opérationnelle à Verdun et sur le front de la Somme lors du premier semestre 1916. Mais, dès l’automne 1916, la génération suivante de chasseurs va garder ses teintes naturelles, aluminium pour les Nieuport 17 (à quelques exceptions près) et toile écrue pour les Spad VII.
Un camouflage standard de quatre tons
Ce n’est qu’à la fi n de l’année 1917, probablement sur ordre du colonel Maurice Duval – qui a pris la direction de l’aéronautique militaire au mois d’août de cette même année –, que tous les appa
reils envoyés au front reçoivent un camouflage standard de quatre tons (noir, ocre, vert foncé et vert clair). Il recouvre tous les chasseurs Spad VII et XIII de l’année 1918, les chasseurs d’escorte Caudron R.11, les bombardiers Breguet 14 et les avions de reconnaissance Salmson 2A2, pour ne citer que les modèles principaux, selon des patrons différents en fonction du sous- traitant qui a construit l’appareil.
La question de pouvoir identifier en vol les appareils au sein d’une même escadrille s’est très vite posée. Le besoin est logiquement apparu pour les bombardiers Voisin des groupes de bombardement (GB) qui sont les premiers à mener des raids en formation.
Dès le début de l’année 1915, les escadrilles du GB 1 basées sur le plateau de Malzéville adoptent sur leurs appareils un insigne d’escadrille distinctif : une étoile bleue pour la VB 101, une croix de Lorraine bleue pour la VB 102 et une étoile rouge pour la VB 103. Le GB 2 fait de même avec des motifs géométriques pour la VB 104, une étoile ailée pour la VB 105 et une hermine bretonne pour la VB 106. L’escadrille 108, du GB 3, se distingue en étant la première à faire adopter des numéros tactiques sur le flanc du fuselage de ses appareils.
Les bombardiers Voisin ouvrent ainsi la voie à ce qui va se généraliser dans toute l’aviation française au début de l’année 1916 : chaque escadrille adopte un insigne, véritable blason, qui est apposé sur tous les appareils de l’unité et devient un élément déterminant pour le moral, entraînant quelquefois des débats passionnés des équipages… Plusieurs escadrilles changent d’insigne durant le conflit, au gré de l’arrivée d’un nouveau commandant d’unité qui veut imposer sa marque, ou d’un mouvement d’humeur des pilotes.
Le célèbre insigne de la “Mort fauchant”
L’escadrille SPA 94, dont l’insigne de la “Mort fauchant” est un des plus fameux de la Première Guerre mondiale, a connu deux insignes successifs avant d’opter pour le célèbre squelette portant la faux, comme en témoigne son créateur, l’as André Martenot de Cordoux (neuf victoires) : “Une des préoccupations de la nouvelle 94 était naturellement de trouver un insigne. Les premiers vols d’entraînement et les sorties opérationnelles ont été effectués avec des avions ne portant pas de marques distinctives. Après quelques jours d’attente, le capitaine Pillet, notre nouveau chef d’escadrille, nous a proposé son idée : un crabe. Quand il m’a contacté un peu plus tard pour faire des commentaires, j’ai poussé un cri d’horreur, lui disant que s’il persistait dans ces vues, je préférerais demander ma mutation dans une autre unité ! Surpris de ma réaction, poursuivant son idée, il a cherché à me convaincre, remarquant que cet animal avait d’énormes pinces. “Oui, lui dis-je, mais vous oubliez qu’en face du danger, le crabe s’enfonce dans le sable, recule et se cache, un bel exemple pour les pilotes de chasse (…)”
Jusqu’à présent, les missions que j’avais effectuées avaient été réalisées sous l’insigne de cette escadrille ou sur des avions anonymes dans certains cas, pour tromper l’ennemi. Cela posait problème pour les équipages avec lesquels je collaborais dans des protections de reconnaissance ou de réglage d’artillerie, et qui voulaient voir un signe d’identification. J’ai été amené à réfléchir à un symbole personnel. Puisque le plus clair de nos activités guerrières consistait à nous entre-tuer, l’idée de la “Mort qui fauche” m’est venue à l’esprit. Mais comment la représenter ? La représentation habituelle est la faucheuse avec son outil au ras du sol ou, lorsqu’elle voyage, appuyée contre son épaule, la lame derrière. Ni l’une ni l’autre de ces pauses ne me convenant, j’ai opté pour une position de la faux devant la mort qui la tenait comme un drapeau, lui donnant une tonalité plus audacieuse, selon moi plus satisfaisante pour la chasse. En exagérant la taille des membres, j’ai obtenu une impression de vitesse tout en accentuant le côté diabolique : l’idée d’impressionner l’ennemi ne me déplaisait pas ! Je n’avais pas le temps de concrétiser cette idée sur la décoration de mon appareil, mais j’ai confié mes dessins à un camarade qui allait à Paris, et c’est un bijoutier de l’avenue de l’Opéra qui l’a réalisé sous forme d’insigne en argent destiné à être porté sur une tenue. C’était la maquette de ce que je comptais reproduire, en aussi grande taille que possible, sur le flanc de mon appareil, dès que j’en aurai l’opportunité. Je n’étais pas le seul à m’occuper d’une décoration personnelle : à la N 38, Madon avait son avion entièrement peint en rouge pour être reconnu en l’air, tandis que Douchy avait son Spad largement peint en bleu.”
Le 30 avril 1918, le commandant de la SPA 94, le cne Pillet, est muté vers une nouvelle affectation et est remplacé par le lieutenant Guy de la Rochefordière. Celui- ci prend acte du désamour des pilotes pour le crabe qui, entre-temps, a été modifié pour figurer sur un bouclier tenu par une représentation de Marianne. Martenot de Cordoux, épaulé par les pilotes, propose son insigne de la mort fauchant qui est immédiatement adopté et peint sur les Spad de l’escadrille suivi d’un numéro d’identification, à la satisfaction générale.
Les décorations personnelles encouragées
Comme le souligne André Martenot de Cordoux, le besoin de se distinguer amène certains pilotes à adopter une décoration personnelle. C’est tout particulièrement le cas des pilotes de chasse, encouragés par la
glorification faite par l’état-major aux meilleurs d’entre eux qui ont l’honneur depuis le début de l’année 1916 de voir leur nom cité dans le communiqué aux armées une fois obtenue leur cinquième victoire aérienne homologuée. Être un as permet sans nul doute d’esquiver les éventuelles consignes d’uniformisation que donnerait un chef d’escadrille… C’est précisément le cas de l’as André Bourjade (28 victoires) dont le tableau de chasse bien rempli lui permet d’obtenir la tolérance de sa hiérarchie d’afficher ses convictions religieuses en apposant sur son Spad un fanion du Sacré-Coeur et un portrait de sainte Thérèse de Lisieux. Ces décorations viennent pour le cas de Bourjade en complément du symbole de l’escadrille (le crocodile de la SPA 152), tandis que d’autres as ne l’arborent jamais sur leur appareil : Charles Nungesser (43 victoires) a fait peindre son célèbre insigne macabre dans un coeur noir sur tous ses avions de chasse, mais n’y a jamais fait figurer le griffon de la SPA 65, pas plus que Madon n’a fait mettre le chardon de la SPA 38 sur ses Spad au fuselage peint en rouge.
Dans de rares cas, certaines unités ont encouragé leurs pilotes à mettre des décorations sur leurs appareils en faisant appel à leur créativité – voire en ont donné l’ordre ! Au printemps 1916 arrive sur le front de la Somme l’escadrille C 46 équipée des Caudron R.4. L’avion est un bimoteur triplace conçu comme une petite forteresse volante équipée de deux postes de tirs : son fuselage allongé laisse aussi toute la place à recevoir une décoration… Le chef de l’unité, le cne Didier Le Cour Grandmaison, est très impliqué dans la cohésion morale de son unité dont pilotes et mitrailleurs doivent travailler en grande confiance. Il n’adopte pas d’insigne d’escadrille mais laisse ses hommes apposer leurs marques personnelles sur les appareils. On distingue ainsi, sur les Caudron qui stationnent en lisière du bois de Demuin, un coq, un ange ailé armé d’une lance, et une tête de mort de pirate dans un cercle noir… Ce n’est qu’après la mort du cne Le Cour Grandmaison en avril 1917 que la C 46 se dotera d’un insigne d’escadrille, un trident qui symbolise les avions triplaces de l’unité, et qui ornera désormais tous leurs appareils Caudron R.11 lors de leur dernière campagne en 1918 (lire Le Fana de l’Aviation n° 535).
Durant l’hiver 1916-1917, la nouvelle escadrille N 77 s’installe sur le terrain de Toul, en Lorraine. Le mauvais temps et la neige qui recouvre le terrain limitent les vols. Cela a sans doute dopé la créativité des pilotes et de leurs mécaniciens qui, à l’abri de leurs hangars Bessonneau, ont décoré tous les appareils de l’unité, y compris leur Nieuport 12bis biplace d’observation. Il s’agit invariablement d’une décoration personnelle assez flamboyante prenant souvent toute la longueur du fuselage. Aucun risque de confondre les appareils en vol ! Mais la venue du printemps amène le chef d’escadrille, le cne Joseph de l’Hermite, à les faire effacer pour y imposer un insigne d’escadrille de son choix en hommage à son homonyme et peut-être lointain ancêtre Pierre l’Hermite : la croix de Jérusalem dans un fanion bleu, le symbole de la croisade des pauvres gens levée en 1096 dont l’illustre prédicateur prit la tête. L’ordre est rigoureusement appliqué, mais on ignore si son exécution se fit avec ou sans grognements…
L’escadrille des silhouettes
Certains chefs d’unité ont adopté un compromis en ménageant à la fois le besoin d’uniformité et la créativité de leurs pilotes. À l’escadrille N 95, qui a eu pas moins de quatre insignes durant la guerre, le cne Henri Le Cour Grandmaison (cousin du commandant de la C 46 précité), lors de sa prise de commandement en octobre 1917, adopte l’idée qui lui est soumise : chaque pilote dessine sa silhouette en ombre chinoise dans un cercle bleu au milieu d’une bande
dessinée sur toute la longueur du fuselage. L’escadrille “des silhouettes” a cependant une courte vie. Au mois de mars 1918, constatant sans doute la difficulté de reconnaître une silhouette en vol autant que par besoin d’apposer sa marque, le nouveau commandant, le cne Marcel Hughes (lire Le Fana de l’Aviation n° 600), fait adopter le symbole plus classique d’un martinet dans un fanion noir et jaune, ainsi qu’un numéro tactique sur les appareils.
À Venise, les champions de la créativité
L’escadrille N 23 adopte pendant toute la guerre la même idée : une bande rouge est peinte sur les ailes et le fuselage des Nieuport et Spad. La bande de fuselage comporte en son milieu un cercle dont l’intérieur est laissé libre à la création du pilote. On compte ainsi des dizaines d’insignes différents dans ce cartouche de cigare, dont une bombe insecticide “tue-boches”, une tête de mort ailée, diverses formes géométriques et une marguerite pour l’as François de Rochechouart de Mortemart (sept victoires) en hommage à son épouse ainsi prénommée.
Les champions de la créativité restent les pilotes de l’escadrille N 392, devenue N 561, affectée à la défense de la ville de Venise (lire Le Fana de l’Aviation nos 545 et 546). Très peu dérangés par l’aviation ennemie au point d’être raillés sur le fait de s’adonner à la dolce vita, ils n’ont jamais ressenti le besoin d’adopter d’insigne d’escadrille autre qu’un simple insigne métallique représentant le nombre 561 inséré dans une tête de gondole. Cet insigne dessiné par le lieutenant Jean de Limur, futur réalisateur de films, est resté dans un coffret de la salle à manger de l’hôtel du Lido réquisitionné à leur attention, la Villa Paradiso… En revanche, à compter du printemps 1917, des décorations apparaissent sur les fuselages de leurs chasseurs Nieuport, sans souci de camouflage ni de discrétion. Une pratique sans doute encouragée, sinon ordonnée, par le cne Marcel de Chalonge, chef de l’unité toute la guerre durant. Un avion de cette époque ayant une durée de vie opérationnelle de seulement quelques mois, les pilotes sont contraints d’en changer. Certains d’entre eux reprennent leur décoration avec quelques variantes sur leurs appareils ultérieurs, comme le sgt André Lévy, l’as de l’unité aux six victoires, qui fait apposer des bouledogues ou têtes de bouledogues sur tous ses appareils. D’autres en revanche vont changer de décoration à chaque changement d’appareil et quelquefois réaliser des marquages particulièrement flamboyants… pour le plus grand bonheur des maquettistes ou des dessinateurs de livrées de simulateurs de vol !