Un pilote au combat
1939 : Saint- Exupéry demande à partir au combat en première ligne. Il part en mission sur l’Allemagne et la France qui s’écroule en mai 1940.
Nommé officier de la Légion d’honneur en avril 1939, SaintExupéry fut mobilisé au bataillon de l’Air 101 de Toulouse lorsque la guerre éclata. Il arriva au corps le 7 septembre 1939, alors âgé de 39 ans, ce qui n’était pas exceptionnel, d’autres réservistes étant aussi de vaillants quadragénaires. Dans la chasse, Édouard Corniglion-Molinier, producteur en 1937 du fi lm Courrier Sud tiré du roman éponyme, avait 42 ans. Lionel de Marmier, as de la Première Guerre mondiale que Saint-Exupéry connaissait depuis l’Aéropostale, avait 43 ans. Jean Schneider, autre connaissance, avait 44 ans quand il intégra le groupe de chasse I/3. Le vétéran fut sans doute Armand Pinsard, 27 victoires homologuées pendant la Première Guerre mondiale et qui reprit les commandes d’un chasseur MS 406 en escadrille à 52 ans passés.
“Fais-moi partir dans une escadrille de chasse”
Saint- Exupéry voulait participer aux combats et intégrer la chasse. Dans un courrier daté du 26 octobre il écrit : “Je te supplie de toutes mes forces d’agir sur- lechamp pour la chasse. J’étouffe de plus en plus (…) J’ai beaucoup de choses à dire sur les événements. Je puis les dire, à titre de combattant, et non de touriste. C’est ma seule chance pour que je parle. Je vole quatre fois par jour, je suis en
admirable forme, mais trop car ça s’est aggravé : on veut faire de moi, ici, un moniteur, non seulement de navigation, mais de pilotage des gros bombardiers. Alors j’étouffe, je suis malheureux, et ne puis que me taire (…) fais- moi partir dans une escadrille de chasse (…) Je n’ai pas le goût de la guerre, mais il m’est impossible de rester à l’arrière, et de ne pas prendre ma part de risque.”
Saint- Exupéry refusa violemment d’être mis à l’abri et écrit sans détour début novembre : “Je croupis dans la plus sinistre inutilité.” Début novembre 1939, il souligne bien son état d’esprit dans un courrier : “Demander, pour moi, n’est point démarche gênante. Ce n’est ni un poste, ni un subside. C’est mon envoi au front, dans une escadrille de chasse. Ce service est vital pour moi (…) Il faut que je prenne ma part de cette guerre de religion. Tout ce que j’aime est menacé. (…) Faitesmoi partir le plus vite possible dans une escadrille de chasse.”
Tout comme pour Guillaumet, la chasse lui fut refusée. Néanmoins, les demandes répétées de SaintExupéry de partir au combat finirent par aboutir. Le 10 novembre, un courrier du ministre de l’Air au général commandant la 2e région aérienne indique que le capitaine de réserve Saint-Exupéry est affecté “d’urgence” au centre d’instruction de renseignement de Tours (bataillon de l’Air 109). En effet, comme pour deux autres officiers, “son emploi ne correspond pas à sa spécialité”.
Le 15 novembre, une note qui retranscrit un coup de téléphone passé à 17 h 40 laisse supposer un changement à venir : “Prière de surseoir à la mise en route du capitaine de réserve Saint-Exupéry. Cet officier devant recevoir prochainement une affectation dans la zone des armées.”
Dans le groupe de reconnaissance II/3
Un courrier du gén. Vuillemin, commandant en chef des Forces aériennes, au ministre de l’Air Guy La Chambre, daté du 21 novembre, précise : “J’ai l’honneur de vous demander de bien vouloir mettre à ma disposition le capitaine de SaintExupéry sur lequel vous avez eu l’occasion d’attirer mon attention, en vue de l’affecter au groupe II/33.”
Saint- Exupéry rejoignit donc le groupe de reconnaissance II/33. L’unité trouvait ses origines dans le 33e régiment d’aviation du Rhin. En septembre 1939, le II/33 reprit les traditions de l’escadrille D 6 créée à Reims sur Deperdussin en 1912, devenue la SAL 6 en passant sur Salmson. La première escadrille avait comme insigne la Hache héritée de la MF 33. L’insigne de la deuxième escadrille était la Mouette de la SAL 70. Le GR II/33 était une unité de grande reconnaissance dotée de Potez 63.11 et 637. L’unité était installée à Orconte, entre
Vitry-le-François et Saint-Dizier dans la Marne. Les Potez 637 étaient arrivés en dotation en mai 1939. C’était un triplace plutôt moderne, maniable à basse altitude. Il se révéla par contre moins efficace à haute altitude, avec des commandes qui se durcissaient et une vitesse assez faible. Son rayon d’action limité était un handicap pour les missions de reconnaissance stratégiques qu’il devait mener. Le petit nombre d’exemplaires commandés et les pertes conduisirent à renforcer les effectifs avec des Potez 63/11, une version du Potez 63 initialement destinée à moderniser les groupes d’observation à vocation tactique. Par rapport au 637, il se caractérisait par la suppression de la gondole
(…) ces chefs qui savent être jeunes, ces vieux professionnels qui savent être simples
ventrale et par un réaménagement de l’avant pour que l’observateur puisse y prendre place. Les pilotes attendaient surtout le Bloch 174.
Premiers vols sur Potez
Il y a une certaine logique dans l’affectation de Saint-Exupéry dans une unité de reconnaissance. C’était une spécialité qu’il avait déjà pratiquée depuis sa formation au début des années 1920. Il écrivit dans le livre d’or le 11 février 1940 : “J’ai éprouvé une émotion profonde en retrouvant à la troisième escadrille du groupe 2-33, la jeunesse de coeur, la confiance mutuelle et l’esprit d’équipe qui ont fait autrefois, pour quelques-uns, tout le prix de la vieille ligne d’Amérique du Sud. Tout est semblable ici, et j’estime du fond du coeur, l’escadrille, ces chefs qui savent être jeunes, ces vieux professionnels qui savent être simples, ces camarades qui savent être fidèles, et cette qualité de l’amitié qui permet, malgré les risques de guerre, les terrains boueux et l’inconfort, de se serrer le soir, avec tant de plaisir, dans une simple barraque (sic) de bois, autour d’un gramophone un peu mélancolique…”
Saint- Exupéry dissipa bien vite les doutes sur ses compétences et la méfiance suscitées par son arrivée. Il effectua son premier vol au sein du II/33 le 7 décembre, avec comme observateur le s/ lt Saintigny et le radio-mitrailleur Beauge, à bord du Potez 63.11 n° 156, en réalisant un circuit de 30 minutes entre Orconte et Vaucluse. Puis, toujours sur le même avion, mais avec un équipage différent (s/ lt Maurice Bediez et sgt Antoine), Saint-Exupéry se livra à un étalonnage de badin pendant une sortie d’une heure et dix minutes, le même jour, en atteignant 4 000 m d’altitude à cette occasion. Nouveau vol d’entraînement le lendemain, suivi d’une nouvelle séance d’étalonnage de badin le 19 décembre. Le 22 décembre, la journée commença par un vol en altitude ; à bord du Potez 63.11 n° 156, Saint-Exupéry, accompagné du lt Jean Israël et du sgt Hincker, monta jusqu’à 9 300 m, son record sur cet avion. Il se trouva que Joseph Kessel, alors correspondant de guerre, visitait ce jour-là l’unité. Les deux hommes se connaissaient de longue date. Saint-Exupéry l’invita à bord du Potez 63.11 n° 45 pour un vol d’une demi-heure. Kessel occupait la place d’observateur, le sgt Potier étant le mitrailleur-radio installé à l’arrière.
Le mois de janvier 1940, plongé dans la torpeur de l’hiver, fut calme. “Faux départ” le 11 janvier – vol avorté avec le Potez 63.11 n° 45 après un quart d’heure. Le 12 janvier, Saint-Exupéry s’entraîna au vol de nuit lors de deux sorties d’un quart d’heure avec le Potez 63.11 n° 45. Israël raconta dans Écrits de guerre : “Profitant d’une belle nuit sans lune, le commandant du groupe II/33 décida que la soirée du 12 janvier 1940 serait consacrée à des exercices noc
turnes d’atterrissage. Les pilotes devaient atterrir sans phare avec la seule aide d’un balisage restreint constitué de quelques lampes alignées déterminant un axe d’atterrissage. Saint-Ex était du nombre des pilotes à l’entraînement. Une erreur d’interprétation de la ligne des feux l’amena à suivre une trajectoire sur laquelle se trouvait un camion portant un projecteur de secours.” Face à l’obstacle, SaintExupéry réagit immédiatement et poussa à fond en avant le manche, de sorte que le Potez rebondit au sol puis passa par-dessus l’obstacle. Une leçon de son passé à l’Aéropostale pour Israël, qui conclut, lapidaire : “Que l’on ne vienne pas me dire que Saint-Exupéry n’était pas un bon pilote. J’étais assis ce soir-là sur le siège avant de cet avion !”
Le 19 janvier, de nouveau un “faux départ”. Cette fois- ci, le Potez 63.11 n° 154 revint à sa base après 10 minutes de vol. Ce fut avec le même avion que se déroula le 20 janvier une sortie d’Orconte à Monceau-le-Waast.
Le mauvais temps gêna considérablement les vols d’entraînement. Aucune mission de guerre ne fut lancée pendant la même période.
Mission sur l’Allemagne
Le 27 février, Saint-Exupéry partit pour Marignane afin de suivre un stage sur Bloch 174 en compagnie des capitaines Max Gelée et François Laux. Les archives ne détaillent pas le nombre d’heures de vol accompli pendant cette période. Le 19 mars, Saint-Exupéry se posa à bord du Bloch 174 n° 18 à Monceau-le-Waast, où le II/33 était désormais installé. L’adj. Guérin pilotait le n° 21, le n° 16 étant aussi du voyage (pilote inconnu). Le II/33 poursuivait sa transformation sur le nouvel appareil. D’autres avions arrivèrent progressivement ; cinq Bloch 174 furent ainsi pris en compte en avril. Au total, 17 appareils arrivèrent jusqu’à fin juin. Toutefois, le Bloch 174 ne remplaça pas totalement les Potez 637 et 63.11. Comme la plupart du temps avec des avions nouveaux qui arrivaient en première ligne, des problèmes de mise au point et d’approvisionnement de pièces détachées ne facilitèrent pas l’utilisation du Bloch 174 en opération.
Les vols au sein du II/33 reprirent pour Saint-Exupéry les 24 et 25 mars avec deux vols d’essais radio sur le Potez 63.11 n° 153. Son unité avait accompli huit missions de guerre durant le mois de mars quand arriva le tour de partir en opération pour Saint-Exupéry le 29 mars. C’était la première mission de guerre pour le Bloch 174. Le cne Laux devait l’accomplir, mais il dut renoncer après un quart d’heure de vol sur panne d’inhalateur et laissa partir SaintExupéry. Le Bloch 174 n° 18 emporta l’équipage composé du cne Moreau (observateur), de l’adj. Louis Bagrel (radio- mitrailleur) et de Saint
Exupéry aux commandes. Le vol passa par Verdun, Montmédy, Neufchâteau, Bastogne en Belgique – pays toujours neutre à cette date ! Cependant les conditions atmosphériques défavorables provoquèrent un retour prématuré. Les commandes de vol avaient durci, notamment le palonnier. Il s’avéra que la graisse de stockage utilisée en usine n’avait pas été remplacée à Marignane par une huile qui ne se congelait pas.
Observer les ponts du Rhin
Nouvelle mission le 31 mars. Le même équipage repartit et, cette fois-ci, poussa jusqu’en Allemagne avec pour mission d’effectuer une une reconnaissance photogra
Dix mille mètres, ce n’est pas un monde habité, et ça m’impressionne
phique des ponts sur le Rhin entre Cologne et Dusseldorf. À 15 heures, le Bloch 174 n° 21 décolla. Il franchit les lignes à 15 h 30 et suivit selon le rapport officiel à une altitude de 9 000 m l’itinéraire Montmedy, Bastognes, Verviers, Eupen, Zulpich, Wesseling, Van Loo, Huy et Stanay. Les renseignements sur l’ennemi signalaient sur le Rhin “une activité normale avec cinq trains de péniches entre Bonn et Cologne, trois trains de péniches entre Cologne et Dusseldorf. Aucun pont de circonstances entre Bonn et Cologne et Cologne et Dusseldorf. Grosse activité des usines de la banlieue ouest de Cologne”. L’impression générale était qu’“il ne semble pas y avoir de ponts en dehors de ceux existants en permanence dans les agglomérations. Activité normale de la région industrielle BonnCologne-Dusseldorf à en juger par le trafic fluvial”. Cette mission fut l’occasion de survoler toute la région située le long des frontières avec les Pays-Bas et la Belgique. À 16 h 40, le Bloch 174 repassait les lignes et se posait à 17 heures.
Le 1er avril, Saint-Exupéry disposait encore du Bloch 174 n° 21 pour sa troisième mission de guerre. Il partait de nouveau sur l’Allemagne avec le cne Gelée comme observateur et l’adj. Bagrel en tant que radiomitrailleur. Son objectif consistait à faire des photographies verticales des ponts du Rhin entre Cologne et Remagen. Départ noté à 15 h 25, franchissement des lignes à 15 h 45, à 7 500 m d’altitude. Le rapport note pour les conditions atmosphériques un temps clair, des cirrus à haute altitude, une visibilité de 20 à 30 km. La température extérieure à 9 000 m ne pouvait qu’impressionner SaintExupéry avec - 42 °C. Il écrivit : “Peut- être y a-t-il un malentendu : j’aime ce qui me force à sortir de moi. Je n’aime pas l’altitude. Dix mille mètres, ce n’est pas un monde habité, et ça m’impressionne, l’idée que si l’inhalateur se détraque, je suis étranglé comme un poulet.” ( Écrits de guerre). Depuis Orconte, l’itinéraire passait par Carignan ( Meuse), Cologne, Remagen, Coblence et Montmedy au retour. Les renseignements sur l’ennemi notaient “aucune activité observée” sur les routes, “quelques rames de wagons” en gare de Duren. Quant aux ponts, il avait été observé un ouvrage en construction à la sortie sud de Cologne, ainsi que des ponts de bateaux à Nonnef et Leubsdf. Le rapport notait enfin comme rencontre “un avion non identifié, vu à l’ouest d’Aix-La- Chapelle à environ 1 500 m de distance et 500 m plus bas, manoeuvrant en montant pour se placer dans le soleil. Après un virage à droite de l’équipage, l’avion est distancé et perdu de vue”. Plus tard, Gelée parla d’un Bf 110. À 16 h 45, le Bloch repassa les lignes et se posa à 17 h 15. Le cne Gelée nota dans son rapport : “L’observateur a été entravé en début de mission (jusqu’à Bonn) par un incident survenu au moteur gauche : une baisse de régime a amené pilote et observateur à se concerter fréquemment sur l’opportunité de continuer la mission. De plus l’altitude rendait très difficile l’observation directe.” Ce même rapport précisait par ailleurs : “Les manettes des gaz tendent à coincer en altitude, le palonnier est utilisable mais très dur à 9 000 m.”
Le 2 avril, Saint- Exupéry pilota le Potez 637 n° 11 pour un vol d’entraînement de 35 minutes. Le 16 avril, le Bloch 174 n° 16 fut abattu par la chasse allemande. Le s/ lt Bediez, observateur qui avait volé avec Saint-Exupéry, fut tué à cette occasion. C’était le premier Bloch 174 perdu en opération. Ouvrons ici une parenthèse pour évoquer les deux occasions où SaintExupéry fut sollicité pour rejoindre l’arrière : Didier Daurat, son ancien patron du temps de l’Aéropostale, le sollicita pour le rejoindre, ainsi que le CNRS. À chaque fois SaintExupéry refusa et voulut rester auprès de ses frères d’arme.
Selon les archives, Saint-Exupéry vola à nouveau le 22 avril pour une
mission d’entraînement de nuit en Potez 63.11. Du 25 au 30 avril, SaintExupéry effectua en Potez 637 n° 48 trois vols de liaison entre Monceau, Toulouse, Rambouillet et Orléans.
Mission sur Arras
Les Allemands passèrent à l’offensive le 10 mai. Le hasard fit que la plupart des pilotes du II/33, dont Saint-Exupéry, étaient en permission. Désormais tout s’enchaîna très vite. Le 18 mai, les blindés allemands atteignaient la Somme. Le 20, ils arrivaient à Abbeville et Amiens. Le 16 mai, Saint-Exupéry rencontra le président du Conseil, Paul Raynaud, pour obtenir un ordre de mission afin de demander le soutien de Roosevelt pour la livraison d’avions performants à même de permettre à la chasse française de tenir tête aux Allemands. Paul Reynaud déclina l’offre. Fin mai, alors que la situation était désespérée, l’état-major demanda une reconnaissance aérienne de la région d’Arras au II/33, qui avait déménagé à Orly.
Saint- Exupéry avait volé de nouveau le 21 mai pour une courte liaison entre Le Bourget et Orly sur le Bloch 174 n° 24, affecté à l’unité le 15. Le lendemain, Israël ne revint pas de mission sur Arras. Son Potez 637, le n° 49, fut abattu par la Flak. L’équipage était indemne, mais Israël passa le reste de la guerre derrière les barbelés. Il devait raconter beaucoup plus tard son émotion lorsqu’il découvrit en prison, dans une phrase aux relents antisémites du journal collaborationniste Je suis partout, que Saint-Exupéry l’avait cité dans Pilote de guerre. Même sort le même jour pour le Potez 63.11 n° 582, lui aussi abattu pour la DCA. L’observateur, Bertrand de Renéville, décéda peu après de ses blessures. Pourtant il fallait aller voir. Ce fut au tour de Saint-Exupéry de partir en mission.
Ce fut avec le Bloch 174 n° 24 que Saint-Exupéry s’envola le 23 mai avec le lt Jean Dutertre, observateur, et le sgt André Mot, radio-mitrailleur. L’avion se posa à Meaux-Esbly où étaient basés les Dewoitine D.520 du groupe de chasse I/3 qui devaient l’escorter. C’était la première unité dotée de D. 520, alors le meilleur chasseur fabriqué en série en France. Avions et pilotes arrivaient tout juste de Cannes-Mandelieu, où s’effectuait la transformation sur le nouveau chasseur. Saint-Exupéry retrouva à cette occasion Jean Schneider, qu’il avait connu au temps