MICHEL DE JAEGHERE “L’HISTOIRE EST UN PLAISIR, UN VOYAGE IMMOBILE, UN DÉVOILEMENT”
Dans son dernier ouvrage, le journaliste et essayiste nous promène du temple de Karnak au 11 septembre 2001, de la colonne Trajane aux champs de braises d’Hélie de Saint Marc. Une puissante méditation sur l’Histoire, les leçons du passé et la rupture de transmission.
« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. » Si un écrivain a fait sienne cette pensée de Paul Valéry en 1919, c’est Michel De Jaeghere. Fondateur et directeur du Figaro Hors-Série et du Figaro Histoire, il publie aux Belles Lettres La Compagnie des ombres. A quoi sert l’histoire ?, méditation de grand style sur le refus de nombreux Français de transmettre à leurs enfants l’héritage qui constitue notre civilisation. « Nous avons fabriqué des amnésiques sans perspectives, sans références, sans points de comparaison : nous les avons livrés sans défense à la tyrannie du présent », s’alarme l’auteur. Rien n’est cependant perdu. Nous pouvons encore respirer l’air des cimes, admirer les héros, nourrir notre âme de la beauté léguée par des siècles d’art, répondre à nos attentes spirituelles. Michel De Jaeghere offre au lecteur un bouquet de 70 textes qui sont autant de voyages dans le temps et l’espace et de rappels à l’essentiel. De l’Egypte à Homère, de Pompéi à Massada, de la chute de l’Empire romain aux premiers Capétiens, de Henri IV à l’humble soldat de la Grande Guerre, nous voilà tirés vers le haut. La rigueur des faits s’allie à l’élégance de la formulation. La netteté de la pensée se conjugue avec le souci de la nuance. Cet ouvrage est un plaisir de lecture et un réconfort. Il administre la preuve que nous ne sommes pas condamnés sans recours à l’affreuse condition de « voyageur sans bagages » . Le Figaro Magazine publie en exclusivité de larges extraits de La Compagnie des ombres. A quoi sert l’histoire ?
La sagesse de l’Egypte
La leçon de l’Egypte, c’est en réalité celle-là même que lui a enseignée le Nil, avec ses terres fertiles fécondées par le miracle de la crue, le désert tout proche, et le soleil qui naît et qui meurt chaque jour sur la ligne de l’horizon : que la vie est par essence fragile, qu’elle n’est que l’antichambre de la vie divine, que rien de grand ne se fait qu’en respectant ses cycles. La civilisation égyptienne tient sa force d’avoir conjugué le pouvoir à la durée, aux recommencements, dans une continuité sans pareille, sans exemple en dehors de la Chine. Elle est fille du temps à un point qui paraît impensable à nos esprits bornés par le culte de l’éphémère, la hantise du qu’en-dira-t-on, la soif de résultats rapides. […] Au terme de son histoire, l’Egypte dessine un retour toujours plus décidé, plus profond vers la source d’inspiration première. Comme si, au contraire des mots d’ordre de la civilisation moderne, la société qui avait ainsi réussi, pendant un millénaire, à franchir les obstacles, les chemins de traverse, en préservant son âme, son identité, sa manière d’être dans les tribulations d’un sort contraire, n’y était parvenue que tendue vers le passé, son modèle, son paradis perdu. Comme si, dans les épreuves qui lui avaient fait perdre sa puissance, son statut et jusqu’à son autonomie, elle avait obscurément compris que c’est en lui que résidaient les chances d’une renaissance future ; dans la fidélité à ce qu’elle se devait à elle-même qu’elle trouverait les forces qui lui permettraient d’affronter l’avenir.
Le vrai legs de Charlemagne
Ce qui fait de Charles un souverain à nul autre pareil, c’est le couronnement, à Rome, dans la basilique SaintPierre, par le pape, le jour de Noël de l’an 800 ; la restauration, après trois siècles, de l’Empire romain d’Occident par l’héritier de l’un des peuples qui avaient contribué à le mettre à terre. Le recommencement dont les fastes de la renaissance carolingienne, le renouveau intellectuel, l’édification du palais d’Aixla-Chapelle, les trésors d’orfèvrerie, les merveilles de l’enluminure, l’essor d’une théologie revivifiée sous l’influence des lettrés italiens et des moines anglosaxons, allaient donner, au terme de la nuit mérovingienne, le reflet éclatant. […] Ses petits-fils procéderaient, dès 843, à Verdun, à un partage d’où naîtrait, à long terme, la division de l’Europe en nations. Mais Charlemagne avait doté son empire, entre-temps, d’un trésor d’une autre nature que de fragiles institutions.
Par ses capitulaires, par ses fondations monastiques, par l’impulsion donnée à l’éducation, le soutien apporté à l’Eglise, dans une vision tout augustinienne de la politique, il avait offert à l’Occident chrétien une unité spirituelle qui survivrait aux siècles de rivalités et de guerres.
Louis XVI, le sacrifice d’un chrétien
Il avait refusé d’ajouter la violence à la violence, effrayé par l’ivresse qu’avaient fait naître les débordements, le fond de barbarie qui remontait, soudain, à la surface d’une société qu’on avait cru policée par les siècles. Devant l’abîme ouvert par la Révolution, il avait choisi de rester sur le seuil. Il serait désormais prisonnier au coeur d’une ville ennemie, vivant aux Tuileries comme dans un nid d’espions, surveillé par la Garde nationale qui redoutait son évasion. […]
Il lisait et relisait le récit de la mort de Charles
Ier dans l’Histoire d’Angleterre de Hume. Le livre lui avait été recommandé par Malesherbes. Il avait fait venir aux Tuileries le portrait du roi par Van Dyck. Il avait été marqué, enfant, par la mort de son frère aîné, Louis-Joseph. Il avait assisté, à 6 ans, à sa lente agonie. Avait vu l’orgueil de l’enfant royal, impérieux, arrogant, se plier, peu à peu, à la volonté divine. Offrir sa vie et ses souffrances. L’expérience lui avait appris, dès son plus jeune âge, ce que c’était que d’être un prince. Elle l’avait marqué au point qu’il avait donné à son fils premier-né le nom de son frère. Il lui avait fallu encore, à trente ans de distance, subir à nouveau, avec lui, la même épreuve. Telle est la vie des hommes. Il ne lui restait plus désormais qu’à suivre cet exemple. Il n’avait pas réussi à s’imposer comme souverain. Il ferait de sa mort un acte liturgique. Un sacrifice dont il voulut croire qu’à l’imitation du Christ, il apaiserait les passions en concentrant sur sa personne la violence et le châtiment. […] Des salves d’artillerie saluèrent l’exécution. Elles en apprirent l’issue aux prisonniers du Temple. Il était mort les yeux ouverts. A plus de deux siècles de distance, il semble que son regard nous fixe encore.
Ces aristocrates qui ont failli réussir à tuer Hitler
Les conjurés du 20 juillet 1944 ne ressemblent guère à l’image qu’on se fait d’ordinaire de la résistance au nazisme. Ce n’étaient ni des pacifistes ni des démocrates convaincus. Bien plutôt des grands seigneurs imbus d’esprit militaire, méprisants à l’égard des partis politiques. Des chrétiens peu portés vers le libéralisme. Des nationalistes qui n’imaginaient guère, pour l’Allemagne, d’autres frontières que celles de 1938. […] Mais ils avaient le sentiment de l’honneur. Ils n’ont pas cru devoir fermer les yeux sur les crimes d’un régime de gangsters et de voyous. Sur les massacres de masse, l’exécution des prisonniers et des civils, le génocide des Juifs. […] Ce qu’incarne la belle figure de Claus von Stauffenberg, c’est plus encore un type d’homme imprégné des devoirs qui s’imposent à l’élite : le mépris des biens de ce monde, le sens du sacrifice ; pétri de la conviction que l’on n’est un motif de fierté pour ses supérieurs, un modèle pour ceux qui vous suivent, que si l’on conçoit l’art de commander et celui d’obéir comme un même service ; façonné par le culte de vertus qu’on a moquées, avilies, après-guerre, parce qu’on les suspectait d’entretenir de coupables nostalgies, quand elles étaient, peut-être, les plus sûrs antidotes au poison qu’on prétendait circonscrire. « Je crois, écrivit un jour Stauffenberg, que le ciel accorde sa grâce à ceux qui ont tout sacrifié pour remplir leur devoir. » Loin des délires de la race comme des prétentions nobiliaires, des fureurs plébéiennes comme des vanités mondaines, c’était dire en peu de mots ce qu’avait été, en Europe, la raison d’être d’une aristocratie.
Louis XIV et Napoléon n’ont pas complètement « disparu » des programmes ; ils n’en ont pas moins été déclassés par l’accumulation des objectifs contradictoires
A l’école, l’histoire de France en lambeaux
Non, Louis XIV et Napoléon n’ont pas complètement « disparu » des programmes. Ils n’en ont pas moins été déclassés par l’accumulation des objectifs contradictoires, l’ambition démesurée de donner aux élèves les repères essentiels de l’histoire de France en s’assurant de leur ouverture au monde par le saupoudrage de quelques vues sur les autres civilisations ; en les initiant, en même temps, à l’histoire de l’art par quelques fenêtres ouvertes sur les oeuvres des artistes qui ont illustré leur siècle ; en leur donnant en outre un aperçu de l’histoire des idées et des religions par la connaissance des origines du judaïsme, du christianisme et de l’islam ; en leur faisant connaître, enfin, les plus récents développements du monde contemporain, le fonctionnement de l’économie mondialisée et la marche de nos institutions. […] L’histoire de France n’a pas été à proprement parler « remplacée » par celle de l’empire du Monomotapa, de l’Inde des Gupta ou de la Chine des Han. Elle n’en a pas moins été la victime d’un snobisme qui a conduit à importer sur les bancs de l’école l’approche des historiens des Annales (sans doute légitimes à bac + 5), sacrifiant la chronologie aux approches transversales ; de préjugés qui ont conduit à préférer l’histoire des peuples à celle des grands hommes ou des grands événements (l’annexion d’une province, le sort d’une bataille ne changeant pas le niveau de vie des paysans). Elle a été la proie d’une pédagogie qui a enfoui la leçon et, avec elle, la transmission des faits, des dates, des connaissances
sous un déluge de documents supposés attiser la curiosité des élèves ; de partis pris qui aboutissent à privilégier les occasions de repentance. […] Le résultat est celui qu’on peut attendre de tout apprentissage fondé sur le picorage […].
Le passé enlaidi et l’agression des consciences
A un pays dont on a négligé de faire connaître les grands hommes, les gloires, les défaites ; dont on a refusé d’exalter les exemples de courage, d’intelligence, les beautés ou les caractères, il est vain de demander de manifester un attachement. Un arbre sans racines va où le vent le porte ; une fabrique d’amnésiques ne produit que des voyageurs sans bagages. […] cette rupture de transmission n’a pas débouché sur la disparition de l’histoire du champ social, mais sur l’omniprésence d’une mémoire caricaturée, anachronique et manichéenne dans le débat politique, médiatique ou judiciaire. Elle a livré les intelligences sans défense, sans esprit critique, sans le sens des nuances, sans l’amour raisonné de la patrie, à des manipulations qui utilisent désormais tous les moyens de la propagande, démultipliés par la puissance de la technique moderne, pour marteler les consciences en leur imposant une vision réductrice de notre passé qui, de l’esclavage antique à la traite négrière, ou de l’Inquisition au massacre de la Saint- Barthélemy, des dragonnades à la Milice, en simplifie les tenants et aboutissants et en surinvestit les zones d’ombre pour susciter à son égard l’incompréhension et le mépris. Pour la première fois, peut-être, la propagande s’exerce ainsi non au service du pouvoir en place, mais au détriment de ceux-là mêmes dont elle émane : puisque des Français, des Européens, des chrétiens sont en première ligne dans la diffamation de la France, de l’Occident ou de l’Eglise. On dit et on répète que ce phénomène procède de la haine de soi. Rien de plus faux. La vérité est que nos contemporains s’aiment. Toute leur vie est tendue vers l’idée de se faire du bien. […] Ce qu’ils éprouvent, ce n’est pas la haine de soi ; c’est au contraire la haine de leurs pères. La haine du passé leur était nécessaire pour répudier les devoirs, les obligations qu’implique la piété filiale. Pour justifier l’ingratitude fondatrice de l’anarchie consumériste et du chaos social ; le devoir en premier lieu de transmettre l’héritage reçu des ancêtres. S’ils le dénigrent, s’ils le diffament, c’est pour se dispenser d’en porter le fardeau. Pour n’être plus que des consommateurs repus, insoucieux de ce qui dépasse l’horizon de leur vie personnelle. Pour, devenus étrangers à toute lignée, tout passé, toute histoire, jouir enfin sans entraves de leur propre vie, le prix à payer en serait-il l’extinction de nos peuples et la disparition de notre culture. »