UN HOMME ( PRESQUE) ORDINAIRE
Derrière le symbole puissant qu’il est devenu, Jacques Hamel était l’un de ces « saints du quotidien », à la fois spirituel et enraciné, comme il en existe tant.
Il était une fois un homme qui avait vécu dans la plus grande simplicité, fuyant les gloires terrestres. A 85 ans, Jacques Hamel semblait prêt à mourir dans l’anonymat. Mais les djihadistes ont choisi sa petite église de banlieue pour donner une résonance planétaire à leur crime. Remplaçant le curé africain parti en vacances en cette fin de mois de juillet, Jacques Hamel s’est trouvé sur leur route. Les chrétiens préfèrent le terme de Providence à celui de hasard car, selon eux, Dieu conduit toute chose. Jacques Hamel s’est donc trouvé de façon providentielle, ce matin-là, à cet endroit. Qui aurait imaginé que ce fils d’ouvriers né en 1930 dans la banlieue de Rouen, entré au petit séminaire à l’âge de 14 ans avec la ferme conviction qu’il deviendrait prêtre, ferait le premier martyr chrétien dans l’Europe du XXIe siècle ? Comme l’a rappelé le pape François lors de la messe qu’il a célébrée mercredi 14 septembre dans la chapelle de sa pension à Rome : « Il a donné sa vie pour nous, pour ne pas renier Jésus. […] C’est un martyr et les martyrs sont bienheureux. »
Le livre qui paraît ces jours-ci aux Editions du Cerf a le mérite de raconter l’histoire de ce « bienheureux ordinaire », arrimé à sa foi. Au-delà des « breaking news » à Saint-Etienne-du-Rouvray et de l’hommage national qui lui a été rendu, l’historien belge Jan De Volder s’est intéressé au parcours de l’homme assassiné. Rencontrant au mois d’août les religieuses qui ont assisté à son sacrifice, ses voisins et sa famille, il déroule le fil de quatre-vingt-six années d’une existence au service des autres. Il fait remonter son enquête jusqu’aux compagnons de la première heure : « De leurs années au séminaire, entre 1952 et 1958, le père Paul Flament se rappelle que Jacques Hamel était un étudiant sérieux, silencieux et discret. “Il avait un côté perfectionniste.” » Ce trait de caractère s’est, selon son biographe, « adouci avec le temps ». Reste qu’une de ses paroissiennes, le matin fatidique, ayant pris du retard, renonce à se rendre à la messe, sachant combienLe
SON SACERDOCE, IL L’A EFFECTUÉ DANS CES PÉRIPHÉRIES CHÈRES AU PAPE FRANÇOIS
père Hamel « n’aime pas trop les retardataires » . Au fil des ans, il vit sa vocation avec une fidélité sans faille. Il aime chanter pendant les offices. Toujours prêt à rendre service, il remplace ses collègues en vacances et célèbre l’Eucharistie encore régulièrement dix ans après avoir dépassé l’âge de la retraite.
Jacques Hamel a déjà frôlé la mort.
Pendant la guerre d’Algérie, où il est enrôlé dès 1954 et dans laquelle il refuse de devenir officier pour ne pas « donner à des hommes l’ordre de tuer d’autres hommes », il est le chauffeur des gradés. « Un jour, écrit son biographe, lors de la traversée d’une oasis, une rafale de mitraillette retentit. Les soldats, dans la jeep qu’il conduit, sont tous tués, et aussi ceux de la jeep qui suit. Il n’y a que lui qui survit. Il se demandera souvent pourquoi lui seul a été sauvé. Selon [sa soeur] Roseline, il était hanté par cette question : “Pourquoi moi ?”. » Quarante années plus tard, toujours en Algérie, « Quand les moines trappistes de Tibhirine sont enlevés et décapités en 1996, [Jacques Hamel] suit l’histoire avec douleur. Selon Roseline, il se pose bien des questions sur leur choix de rester sur place, malgré le danger, sur le fait qu’on leur a tranché la gorge, alors qu’ils ne faisaient que du bien à la population musulmane du coin. » Il méditera le testament spirituel de Christian de Chergé, lui aussi assassiné pour sa foi, rendu célèbre par le film Des hommes et des dieux : « J’aimerais, le moment venu, avoir ce laps de lucidité qui me permettrait de solliciter le pardon de Dieu et celui de mes frères en humanité, en même temps que de pardonner de tout coeur à qui m’aurait atteint. »
Jacques Hamel n’est pas le guerrier chrétien que certains ont voulu voir en lui. Au contraire, au long de son sacerdoce effectué dans ces « périphéries » chères au pape François, il est resté enfoui dans un milieu modeste, auprès de travailleurs déchristianisés, de populations immigrées et de familles disloquées. Selon ses proches, arrimé au message évangélique, Jacques Hamel faisait toujours primer la rencontre personnelle sur l’appartenance religieuse. « Dans sa vie privée, raconte son biographe, Jacques tient à un style de vie très franciscain, extrêmement simple voire austère. Il a horreur de tout ce qui peut ressembler à du luxe, comme les voyages, les voitures ou les nouveaux
vêtements. » Le processus de modernisation de l’Eglise enclenché après Vatican II le passionne. Il s’intéresse à l’esprit d’Assise de dialogue interreligieux qu’initie Jean-Paul II à partir de 1986. Derrière Mgr Joseph Duval, le diocèse de Rouen est actif dans ce domaine, abritant de nombreuses associations dédiées au dialogue islamo-chrétien. Durant ces quinze dernières années à Saint-Etienne-du-Rouvray, Jacques Hamel fréquente la communauté musulmane. « Avec une certaine régularité, explique Jan De Volder, il participe à des rencontres […]. Plusieurs fois, il accepte des invitations pour participer à la fête de l’Aïd el-Fitr. Pour le père Hamel, le Dieu des musulmans est le même Dieu qu’adorent les chrétiens, donc c’est le Dieu de l’amour et de la miséricorde. » Ce climat peut expliquer le geste fort et solidaire des fidèles des mosquées alentour qui ont assisté, le dimanche qui a suivi l’assassinat, aux messes du diocèse dans un esprit de communion.
L’une des questions que pose cet événement est celle de la place que la société accorde à ces vies « données ». Quel équilibre, quelle paix, quel ferment apportent ces êtres de bien qui oeuvrent en secret ? « Tout cet amour n’est pas perdu, répond Jan De Volder, il a un sens et une fécondité profonde. » Mais, explique le docteur en sociologie des religions Bérengère Massignon, « la figure du prêtre est aussi étrangère aux Français sécularisés de notre temps que celle du kamikaze. On ne parvient plus à comprendre, dans notre société, que des gens meurent ou se fassent tuer à cause de la religion. Très vite, on considère comme fou celui qui organise sa vie autour de celle-ci. Dans l’idéal, la société serait plus à l’aise si tous les croyants vivaient leur foi à temps partiel. »
Un martyr, au sens étymologique, désigne celui qui rend témoignage, parfois jusqu’au don de sa vie. Il ne doit pas « courir au devant » du sacrifice, précise saint Cyprien. Or contrairement aux deux assassins, le père Hamel n’a pas choisi cette mort. Aux obsèques qui se sont déroulées à la cathédrale de Rouen, Mgr Lebrun, son archevêque, a replacé Jacques Hamel dans son engagement : « Cinquanteans au service de Jésus comme prêtre, c’est-à-dire serviteur de sa Parole, de son Eucharistie, de sa charité ! Je me sens tout petit. » Et, plus loin, il ajoute à propos du dialogue avec son assassin : « Tombé à terre à la suite des premiers coups de couteau, tu essaies de repousser ton assaillant avec tes pieds, et tu dis : “Va-t’en Satan !” ; tu répètes : “Va-t’en Satan !”. » Tu exprimais alors ta foi en l’homme créé bon, que le diable agrippe. » La béatification est la première étape dans le processus qui mène à la sainteté dans l’Eglise catholique. Jacques Hamel devrait bientôt rejoindre la cohorte de bienheureux comme Charles de Foucauld, prêtre également dédié au dialogue, assassiné le 1er décembre il y a un siècle, à Tamanrasset.